Insha Parvaz Ahmad :

"l’utilisation du rythme et les placements du corps sont très différents entre le bharatanatyam et le kathak"

      
  

   Avec sa complice Sweety Puddoo, Insha Parvaz Ahmad s'est lancée dans cette superbe initiative : faire se rencontrer danses classiques Kathak et Bharata natyam. Le résultat : le spectacle Kathaknatyam, où les rythmes et les gestes trouvent l'exacte harmonie qui réunit les beautés chorégraphiques du nord et du sud de l'Inde... Insha nous en dit un peu plus ici...


Interview  -  Site Internet


Interview

  • IR : Insha Parvaz Ahmad, pourriez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?

IPA : Je m’appelle Insha, je suis danseuse de bharata natyam, et professeure depuis 2006 dans différentes villes de la banlieue parisienne. J’enseigne aussi occasionnellement des styles de danse plus folkloriques, comme la giddha, le bhangra (Penjab) ou le kalbelia (Rajasthan). Je chorégraphie également des chansons de films hindi, ce qu’on appelle commodément le « Bollywood », sur ces bases classique et folklorique. Ma principale formation reste toutefois la danse bharata natyam.

  •  IR : Vous dansez donc et enseignez la danse Bharata natyam : comment les choses ont-elles débuté pour vous ?

IPA : Ce sont les costumes qui m’ont d’abord attirée vers la danse, quand j’étais petite… Mon premier contact réel avec la danse indienne s’est fait dans un groupe de danseuses folkloriques tamoules, très attachées à retransmettre les traditions diverses de leur région d’origine. Mon objectif était cependant d’aller plus loin, vers le parent classique bharata natyam, que j’ai pratiqué en amatrice plusieurs années avant de décider d’approfondir mes connaissances en Inde, où j’ai suivi le cursus Natyakalaimani à l’université d’Annamalai (Chidambaram, Tamil Nadu), auprès de Mme Uma Anand, dans la tradition de la Kalakshetra. Danse mise à part, on nous y enseignait aussi le chant carnatique et le rythme. J’ai obtenu mon diplôme en 2006. J’ai également mis à profit ces années pour apprendre d’autres styles de danses folkloriques, et acquérir des bases de kathak en travaillant sur des projets avec des danseurs spécialisés dans ce style. Dès mon retour en France, j’ai cherché des endroits où enseigner.

  • IR : Quelles satisfactions la pratique de cette danse vous apporte-t-elle, directement ou indirectement ?

IPA : C’est une danse que l’on qualifie de difficile, parce qu’au prime abord, elle semble austère : un long travail est nécessaire pour muscler correctement les jambes, les bras, frapper les pieds de manière juste, placer le corps en équilibre. J’aime la maîtrise du corps qu’apporte cet entraînement : l’alliance de la vigueur des frappes, du rythme, des sauts, et de la douceur des expressions, des subtilités des pas. C’est une discipline artistique complète : elle allie l’effort, la grâce, et le jeu d’acteur. Elle me permet d’exprimer mon énergie et aussi de m’apaiser.

  • IR : En tant que professeur et en tant qu'artiste, que pensez-vous de l'audience de la danse Bharata natyam en France ?

IPA : De nombreux spectacles sont organisés en France, que ce soit par des artistes indiens ou français, depuis quelques années. De plus en plus de non initiés ont vu ce style de danse, mais ils n’en possèdent généralement pas les codes pour le comprendre dans ses subtilités. Un effort de pédagogie devrait être fait à leur attention si l’on veut les convaincre de la réelle richesse de ce pan de culture.
   D’autre part, des cours s’ouvrent un peu partout, du fait de la communauté tamoule qui prend de plus en plus d’assurance et s’organise en multiples associations.

  • IR : Vous enseignez aussi la danse Bollywood : l'audience est ici sûrement plus large, probablement pour des raisons de facilité de l'apprentissage... Le regrettez-vous ?

IPA : Non, je ne le regrette pas, ce sont des styles différents destinés à des publics distincts. Tout comme l’opéra ou la danse classique en Occident, le bharata natyam est élitiste, car il fait appel à des références culturelles très précises. C’est une danse sacrée à l’origine, dansée pour honorer les dieux dans les temples. Si on veut sérieusement l’apprendre, il faut s’investir corps et âme et savoir qu’on va y passer du temps. La danse bollywood a une audience évidement plus importante parce qu’elle est déconnectée du contexte religieux, qu’elle regroupe des styles très différents qui empruntent au folklorique indien, au modern jazz ou aux éléments rythmiques des danses classiques indiennes. Elle se doit d’être attractive, puisque c’est l’un des éléments les plus appréciés des films Bollywood qui sont reconnus dans une multitude de pays. Bollywood évoque les paillettes et l’ambiance festive. L’apprentissage est plus intuitif. Je préfère rediriger vers le Bollywood des gens qui n’ont pas la motivation nécessaire à l’apprentissage de la danse classique. On ne peut pas danser du bharatnatyam n’importe où, ni n’importe comment, par respect pour le contenu sacré, qu’on soit croyant ou non.

  • IR : Vous allez donner en duo un spectacle associant Bharata natyam et Kathak : comment est né ce projet associant nord et sud de l'Inde ?

IPA : Ce projet est né il y a quelques années, en 2008, lorsque je travaillais sur un ballet avec des danseurs de kathak, dont Quincy Kendell Charles, installé aujourd’hui à Delhi. Tous les deux, nous comparions sans cesse les différences de nos styles respectifs, qui revendiquent pourtant leur source dans le Natya Shastra, le traité de dramaturgie composé au début de notre ère. Il nous a semblé intéressant de rassembler et montrer ces différences, comme une ode à la diversité et à l’unité qui font l’Inde. Quincy et moi avons présenté trois fois le spectacle Kathaknatyam, dont deux fois à Londres, puis Quincy a été pris par d’autres projets en Inde. J’ai alors rencontré Sweety Puddoo, avec qui nous avons présenté plusieurs fois le spectacle, avec chaque fois des variations.

  • IR : La conjugaison des deux styles en un seul spectacle est-elle chorégraphiquement facile ?

IPA : Ce n’est pas évident, car l’utilisation du rythme et les placements du corps sont très différents entre le bharatanatyam et le kathak. Dans les premières versions de Kathaknatyam, nous alternions les solos de bharatanatyam et de kathak pour finir avec un morceau dans lequel les deux styles dialoguaient. J’exécutais même quelques pas de kathak. Les spectateurs pouvaient apprécier le traitement d’un même rythme dans les deux styles. Dans cette version-ci, nous avons pris plus de risques, car le duo narratif est beaucoup plus long, nous intervenons pratiquement toujours en même temps, en restant chacune dans notre style. Il faut alors réfléchir aux références que nous utilisons pour la narration (les symboles pour représenter les héros, les dieux) et aux pas techniques qui doivent respecter une certaines harmonie. Nous avons aussi été confrontées au problème du rythme : le kathak insiste sur le ‘sam’, premier temps du cycle rythmique, tandis que le bharata natyam a l’habitude de finir ses séquences sur le dernier temps. Cela semble un détail, mais demande un effort d’imagination pour ‘boucler’ les séquences sans dénaturer l’un ou l’autre style. Se pose aussi le problème des sujets que l’on peut traiter ensemble : s’il n’y a pas de problème pour un thème comme Krishna, c’est une autre affaire pour parler, par exemple, de Murugan, personnage typique de la mythologie du Sud, inconnu dans le Nord et donc dans la tradition kathak. Pareil pour les légendes entourant telle ou telle divinité : certaines versions sont typiques du Nord ou du Sud. Par exemple, dans le Sud, Bouddha n’est pas traité comme un des dix avatars de Vishnou.

  • IR : Comment ces deux styles, ayant chacun des spécificités, s'harmonisent-ils, ou peut-être dialoguent-ils et s'enrichissent-ils réciproquement ?

IPA : Nous utilisons le plus souvent pour les duos un morceau que l’une ou l’autre maîtrise, et qui peut être adaptable par les deux : les thèmes exclusifs au kathak (salami, travail importants des tatkars) ou au bharatanatyam (jatis, mythologie trop « locale ») sont évités. Une fois que nous avons trouvé le morceau qui nous inspire, nous comparons nos façons de le traiter. Dans la pièce que nous allons présenter et qui parle des dix avatars de Vishnou, c’est Sweety qui connaissait le morceau. J’ai dû créer ma partie. Nous utilisons tantôt nos styles narratifs en même temps, comme une traduction simultanée ou pour présenter différents personnages de l’histoire, tantôt en alternance pour nous compléter. Nous mettons à profit ces styles différents pour rendre une palette de personnages et de nuances plus vaste : le  kathak sera plus adapté pour des rythmes très rapides, tandis que le bharatanatyam le sera davantage pour représenter la force, par exemple.

  • IR : Quels choix musicaux avez-vous été amenées à faire pour le spectacle ?

IPA : Nous avons utilisé pour le duo un morceau de musique hindoustanie, composé pour le kathak. Il raconte l’histoire des dix avatars de Vishnou vue par Jayadeva, le compositeur de la Gita Govinda. C’est un thème universel en Inde qui s’adaptait donc bien à des styles différents. Nous avions envisagé d’abord de prendre un morceau plus technique, mais le tempo du kathak, qui se danse debout, était trop rapide pour du bharata natyam où l’on est le plus souvent en position demi-pliée. Et nous avions déjà utilisé un morceau technique de bharata natyam comme base dans nos précédents spectacles.

  • IR : De telles rencontres de styles ceux dont il est ici question, mais peut-être d'autres aussi : Odissi, Mohini attam, Manipuri... voire des danses non indiennes) sont-elles habituelles, en Inde ou ailleurs ?

IPA : Il me semble que ces rencontres sont plus nombreuses en dehors de l’Inde, car dans la diaspora, des personnes d’origines et d’influences différentes sont amenées à se côtoyer, ce qui est moins le cas en Inde. Je n’ai jamais vu de tentatives autres que la combinaison kathak – bharatanatyam en ce qui concerne les danses et la musique classique indiennes, mais cela ne signifie pas qu’il n’y en a pas. J’ai pu voir sur internet des tentatives, pas très réussies, de rencontres bharatanatyam – hip-hop. Plusieurs artistes en France ont déjà adapté le bharata natyam à la musique classique occidentale, et j’ai moi-même fait partie d’une troupe qui adaptait des chorégraphies de kathak et de bharatanatyam à des styles musicaux très hétéroclites (musique grecque, persane, flamenco, contemporaine occidentale…).

  • IR : Votre spectacle pourra-t-il être revu ailleurs par la suite ?

IPA : Nous l’espérons. Ce sera au fil des propositions de salle qu’on nous fera.

  •  IR : Quels sont vos projets pour la suite ?

IPA : J’espère continuer à apprendre de nouveaux morceaux originaux et à transmettre ce que j’ai appris à mes élèves. Dans un autre genre, je travaille sur l’adaptation d’une légende du Penjab en danse folklorique : Heer Ranjha. Mais il ne s’agit plus là de bharata natyam.

 

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