Interview
CSS : Bonjour, je
suis chercheur au CNRS, rattachée au Centre d’Etudes sur l’Inde et l’Asie du Sud
(CNRS/EHESS), spécialisée dans l’étude des traditions orales et de l’histoire du
livre et de l’imprimerie en Inde. Je dirige une équipe de recherche sur « l’île
Maurice post-coloniale et l’Inde : les grands enjeux politiques, économiques et
culturels ». J’enseigne également les littératures médiévales indiennes à l’Inalco,
ainsi que la littérature bhojpuri de l’Inde et de sa diaspora à l’île Maurice et
au Surinam.
-
IR : Quelles circonstances vous ont amenée à vous intéresser à la
culture, orale et musicale notamment, de l'Inde et de la diaspora indienne : une
passion, le hasard de vos recherches... ?
CSS : Ce goût
m’est venu de l’enseignement de mon professeur, Charlotte Vaudeville. C’était la
grande spécialiste française de Kabir. Comme tous les indianistes, elle était
intriguée par cette phrase de Kabir : « mon langage est de l’Est, et nul ne me
comprend s’il n’est pas de l’Est ». Kabir, en tant qu’habitant de Bénarès,
parlait le bhojpuri. Elle cherchait à prouver si Kabir avait ou non composé
aussi en bhojpuri. C’est ainsi que je me suis lancée sur la piste du bhojpuri et
de ses traditions orales. Au cours de mes séjours au Bihar, j’ai lu des travaux
de Munshivarlal Chintamani sur la diaspora de Maurice, et cela m’a incitée à
poursuivre l’enquête sur la culture bhojpuri en situation de diaspora.
CSS : Pas du tout,
mais du côté de la famille de ma mère, plusieurs orientalistes, dont Ariane et
Alexandre Macdonald, spécialistes du Tibet et du Népal.
CSS : Oui, on
parle beaucoup à l’île Maurice de « tradition bhojpuri » en invoquant la culture
des chants de mariage féminins. Mais la tradition orale bhojpuri est aussi et
surtout transmise par des professionnels, itinérants, qui sont spécialisés dans
l’art de la gâthâ, le long récit chanté versifié. Ils parcourent des distances
énormes en Inde du Nord, dans leur tournée annuelle. En reconstituant leur
itinéraire, j’ai pu établir qu’il était lié au commerce du salpêtre, à la vente
des armes et de certains animaux (bétail et oiseaux), et qu’il était doublé
parallèlement de la diffusion de livrets de colportage, constituant une
véritable économie de marché. Ce qui est frappant aussi, c’est que la plupart
des interprètes et gardiens de cette tradition littéraire sont musulmans.
CSS : Oui et non.
En arrivant à l’île Maurice, je cherchais à savoir si l’art de la gathâ et la
musique du sarangi, instrument nomade par excellence, joueraient un rôle en
situation de diaspora, comme ils l’avaient fait au Surinam. Mais j’ai constaté
que cette tradition n’avait pu se maintenir. En revanche, un style de musique
spécifique était né, nourri de la rencontre avec les mondes européens et
créoles, et beaucoup plus axé sur la danse et la variété. Cependant, le lien
existe, car chaque interprète bhojpuri de variété à Maurice est nourri d’un
substrat ancien, d’un bagage de mythologie hindoue, du message mystique des
« paroles » (bani) de Kabir, et de toute la culture de Bollywood, ce qui lui
donne un profil vraiment particulier de chanteur dans l’océan Indien
Occidental.
-
IR : Dans cet essai approfondi, vous
abordez donc un sujet central qui est celui de la musique "chutney" de l'île
Maurice, pouvez-vous nous en donner les principales caractéristiques,
esthétiques, historiques, sociales... ?
CSS
. La musique chutney de l’île Maurice est comparable à la musique chutney
de Trinidad et du Surinam, mais elle est plus ancienne. Il s’agit d’un style
résultant de la rencontre entre les rythmes de l’Afrique de l’Est et de
Madagascar, dont le séga mauricien, la tradition lyrique européenne et la
tradition villageoise chantée de l’Inde du Nord-Est. Ce style fut adopté par les
engagés indiens venus travailler dans les plantations de canne à sucre après
l’abolition de l’esclavage en 1834, et gardé jusqu’à nos jours. Né dans une
communauté d’Indiens parlant le bhojpuri, il s’incarne dans une série
d’orchestres de variété modernes répondant aux noms de « Bhojpuri Boys »,
« Bhojpuri Baja Baje Boys », « Bhojpuri Kings », « Bhojpuri Lovers », « Bhojpuri
Melodies », « Chutney Muffin », « Indian Mix Chutnee »…Il y a des chanteurs
célèbres, Sonan Noyan, Basant,les frères Gowry, et des chanteuses, Rambha
Ramtohul, Meera Mohun, Biswanee Deepoa…
CSS . La part
indienne vient de l’instrumentation (harmonium, tabla, bansuri – flûte –,
percussions, dholak, cymbales, thali, lota), et des paroles, en langue bhojpuri.
Le rythme est celui du séga. Les sifflements (chule) inclus pour inciter à venir
sur la piste sont ceux du séga. La chorégraphie des danseuses accompagnant les
orchestres est une adaptation, ou un compromis entre la chorégraphie villageoise
de l’Inde du Nord et celle de Bollywood, avec des emprunts à la gestuelle du
séga.
CSS : L’influence
de l’Afrique se traduit par le rythme, et une scénographie de concert dans
laquelle les danseuses entourent le chanteur de manière circulaire ; l’influence
de l’Europe se traduit par l’instrumentation moderne (inclusion de guitares
électriques…). La romance lyrique européenne et la chanson créole influent sur
la chanson villageoise indienne qui devient à leur contact à la fois plus
politisée et plus sentimentale.
CSS : La chanson
chutney inscrit son historicité dans les trois périodes charnières de l’histoire
mauricienne :
- L’engagisme, et
l’arrivée des Indiens parlant bhojpuri, à partir de 1834
-
L’industrialisation du secteur rural et le passage de l’usine aux champs dans
les années 1960
- Les dernières
évolutions de la situation migratoire à Maurice, vers l’Europe et le continent
américain.
La chanson chutney
est la mémoire d’une migration et la mémoire d’une intégration. Elle est le
reflet de la double vision du monde induite par la culture des engagés, telle
que l’a définie l’historien du travail indien Prabhu Mohapatra : un système
proche de l’esclavage, ou le chemin vers l’émancipation et la liberté. C’est la
mémoire de la culture de la canne. On y voit des chants de révolte, mais on y
voit aussi, contrairement à l’Inde, des chants où on s’identifie à un nouveau
rapport à la terre : celui de la propriété. On voit le thème de l’amour
s’introduire dans la chanson villageoise indienne jusqu’alors très codifiée, et
strictement centrée sur la famille indivise, ses devoirs et ses droits. La
chanson chutney montre un système patriarcal en train d’évoluer en faveur de
l’adoption de valeurs plus créoles et/ou européennes tendant à accorder à la
femme plus de liberté. Le thème de la ville est majeur. Le modèle singapourien
est ressenti comme une menace. La ville effraie, et on l’oppose à l’univers
pastoral du village dont on craint la disparition. Le lien à l’Inde, enfin, est
rappelé, mais jamais au détriment de « l’unité mauricienne », qui reste l’idéal
recherché.
CSS : Oui, l’idée
est de montrer l’importance du monde de la chanson de variété dans une approche
anthropologique, ce qu’il révèle d’une société. L’univers du chutney est une clé
pour comprendre la société mauricienne, ses avancées et ses freins. Non
seulement le partage des savoirs musicaux est très ancien, mais les
collaborations entre professionnels créoles et indiens de la musique sont une
donnée incontournable du monde moderne. La musique chutney a permis
l’émancipation de la femme rurale bhojpuri de l’arrière-pays mauricien. Il est
difficile de caractériser la société mauricienne tant elle s’est elle-même
entourée d’un faisceau de rumeurs masquant les réalités. Ainsi les préjugés dont
on nous rabat les oreilles sur le séga, de la part des Indiens dits
« puritains ». Il suffit de se pencher sur la musique chutney pour voir la
fascination exercée par le séga en milieu indien, et ceci, depuis longtemps.
Cependant, la créolisation de la musique villageoise indienne a ses limites, et
notamment, dans la vision d’une diaspora en milieu créole, les chants chutney,
qui empruntent à la culture musicale du séga, laissent entrevoir une curieuse
absence : celle du Créole ! La thématique chutney n’évolue qu’en milieu indien !
CSS : Oui, le
chutney a occupé la scène artistique et musicale, et continue de l’occuper.
Partant de « la tente mariage », des cérémonies de gamat (festivités musicales
du mariage hindou), le chutney s’est taillé une place sur la scène publique, et
fait partie des concerts de variété au même titre que Bollywood et les ségas et
seggae. Mais son futur est incertain. Les enfants des chanteurs de chutney
parlent moins le bhojpuri. Ils se tournent vers l’Europe, ou, nouveauté, vers
les Antilles, en recherchant des fusions avec le zouk ou le reggae. Le chutney
n’a pas trouvé ses marques en matière de chorégraphie, car les danseuses sont
rarement professionnelles. Le système des concours, enfin, apporte une dynamique
et permet de faire émerger des talents, mais cette formule tourne sur elle-même,
exacerbe l’esprit de compétition, et finit par nuire gravement à la créativité.
Les chanteurs de chutney ne pénètrent pas l’univers du tourisme et le déplorent,
mais ils travaillent dans une perspective familiale un peu à l’écart des normes
professionnelles. L’avenir du chutney parait fragilisé.
-
IR : Avez-vous eu l'occasion, à travers vos travaux, de toucher au
monde culturel et musical de l'île sœur qu'est la Réunion ? Si oui, y avez-vous
constaté des réalités comparables à celles du chutney mauricien ?
CSS : Je pense
qu’à la Réunion, l’importance accordée au patrimoine musical est plus soutenue
qu’à Maurice, ne serait-ce qu’avec la création du pôle régional des musiques et
les travaux de Guillaume Samson. Le catalogue discographique de l’océan Indien
édité par Arno Bazin a répertorié plus de 2000 vynils et des références
remontant à 1926. On réédite des répertoires anciens tels quels, et non en les
transformant, comme à Maurice. Ma première démarche, à la Réunion : l’inventaire
des disquaires. J’y ai trouvé l’influence de l’Inde beaucoup moins présente qu’à
Maurice. J’ai pu entendre les grands du maloya, Daniel Warro, Gran Moune Lele
(de son vivant). J’ai entendu Gilbert Pounia (Ziskakan). Le séga mauricien est
apprécié. Mais rien de comparable à cette dimension chutney très vivante à
Maurice. La culture du gamat, (dont les joutes du gamat, typiques de la
tradition bhojpuri), ne semble pas avoir d’équivalent. Cependant, j’ai eu
l’occasion de voir le renouveau de chants tamouls dans les temples mêmes, à
travers les associations, et grâce aux travaux de Sully Govindin et d’Appasami
Murugaiyan.
CSS :
Actuellement, je traduis les mémoires d’un lettré indien qui décrit la vie de
village au bord du Gange, dans les années 30. Rédigées moitié en hindi, moitié
en bhojpuri, elles dénoncent le système de domination à la fois féodal et
colonial dans la région bhojpuri. Je fais un atelier de littérature mauricienne
sur cette notion de domination, à partir des œuvres suivantes : That Others
might live, de Deepchand Beeharry, Beaux-Songes de Nando Bodha,
Sueurs de Sang d’Abhimanyu Unnuth et Daines et autres chroniques de la
mort, de Vinod Rughoonundun. On peut trouver un écho des programmes de
l’équipe de recherche sur l’île Maurice post-coloniale et l’Inde en regardant le
programme de la journée du 12 octobre 2010 à l’EHESS sur le site du CEIAS
(Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud).
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