Interview
-
IR : Axel Kichenin,
vous êtes une des personnalités les plus en vue du monde culturel et
religieux indo-réunionnais, mais pourriez-vous tout d'abord vous
présenter à nos visiteurs qui ne vous connaîtraient pas encore ?
AK : Je m'appelle donc Saminadin Axel Kichenin, né le 24 janvier
1950 à Saint Denis de la Réunion. Médecin, diplômé de médecine
tropicale, père de deux enfants, un fils Kameswaren décédé à treize ans
et une fille Bhavani qui étudie le Droit à Paris.
Cofondateur du Club Tamoul de la Réunion (C.T.R) et de la
Fédération des Associations et Groupements Religieux Hindous et
Culturels Tamouls de la Réunion (F.A.G.R.H.C.T.R).
Je travaille et habite dans la commune de Sainte-Marie (depuis
1978), dont j’ai été le Maire de 1983 à 1990 et le conseiller général de
1985 à 1992 et vice-président de cette collectivité de 1998 à 2004,
délégué au social et à la santé puis à ma demande à la culture et à la
coopération régionale.
AK : A la fin des années 50 et dans les années 60, la Réunion entre
dans la phase active de la départementalisation et la confusion
volontaire s’établit rapidement entre intégration et assimilation.
L’Etat et l’Eglise catholique s’associent étroitement pour mettre en
œuvre cette politique. De multiples pressions s’exercent pour dissuader
les Réunionnais d’origine tamoule d’affirmer leur identité religieuse ou
culturelle. Une vaste campagne de dénigrement, de calomnie, pour mieux
servir les prosélytismes, est organisée par l’Eglise catholique ; les
rituels hindous furent associés à de la sorcellerie, qualifiés de
barbares (marche sur le feu, cavadee, offrandes sacrificielles, sembrani….)
à un point tel que les autres communautés de l’île avaient peur des
Indiens ou Malbars et même ceux-ci finissaient par avoir honte de leurs
pratiques religieuses et de leur culture, qui se manifestaient de moins
en moins le jour et en public. Une véritable culture de la nuit avait
pris naissance, nous consultions nos astrologues pour fixer les heures
de chaque évènement important (mariage, enterrement…) mais nous nous
rendions à l’Eglise pour les concrétiser.
C’est dans ce contexte de désarroi et d’aliénation que je parvins à
convaincre quelques amis lycéens en 1967, puis d’autres, de la nécessité
de créer une structure associative dont l’objectif principal serait de
redonner aux jeunes la motivation à retrouver les supports de leur
identité culturelle et religieuse, s’inspirant de Tagore et
Senghor … « simultanément s’enraciner et s’ouvrir au monde ». Le Club
Tamoul de la Reunion (C.T.R) vit le jour le 13 avril 1968, jour du
nouvel an tamoul. Les débuts ont été très difficiles, nous devions faire
face au peu d’engouement de celles et ceux de notre génération à adhérer
à une telle démarche mais aussi à l’hostilité du duo habituel ; pire :
celle des parents bien souvent qui ne juraient pour la plupart d’entre
eux que par l’Occident. Aussi avons nous dû multiplier et diversifier
les activités : musique et danse traditionnelles côtoyaient les sports :
athlétisme, football, hand-ball, pétanque…), théâtre (Ramayana,
Shakuntala, Chitra de Tagore). Enfin nous décidâmes de
dispenser des cours classiques gracieusement : français, anglais,
mathématiques, sciences… et c’est à ce moment-là que nous emportâmes
l’adhésion des parents ; ce fut enfin le succès. Les jeunes retrouvèrent
progressivement avec fierté les bases de leur identité et simultanément
les temples virent leur affluence s’accroître. A l’image du C.T.R, les
associations culturelles se développèrent aux quatre coins de l’île.
Notre mission était pour cette part accomplie.
L’étape suivante devait être la prise en compte des doléances de la
communauté par les Autorités. Pour cela, il était nécessaire de créer
une association représentative des différents courants religieux
hindouistes et culturels. C’est ainsi que la Fédération des Associations
et Groupements Religieux Hindous et Culturels Tamouls vit le jour à
notre initiative en août 1971 (F.A.G.R.H.C.T.R). Ses dirigeants furent
reçus une première fois par le Préfet Lamy en 1976 et lui soumirent un
certain nombre de doléances : visas d’entrée dans l’île pour des
enseignants culturels et des officiants originaires de l’Inde, respect
des interdits alimentaires (ici le bœuf) dans les structures publiques
(hôpitaux, armée, prison, école…), une émission hebdomadaire à la radio,
la possibilité pour les employés de la fonction publique d’obtenir une
journée de congé dans le cadre des festivités régionales pour le jour de
l’an tamoul. Par ailleurs, la Fédération fut reconnue sur le plan
international et à ce titre invitée à participer aux conférences sur les
langues hindi et tamoul. Des liens étroits s’établirent avec son
homologue de l’île sœur, la Fédération tamoule de l’ile Maurice.
-
IR : Dans une
lettre ouverte publiée le 12 janvier 2012, vous avez vigoureusement
réprouvé les luttes de pouvoirs qui marquent fréquemment la vie des
associations en charge des temples tamouls : ce phénomène est-il une
nouveauté ? A quand et à quelles circonstances remonte-t-il ? Pourquoi
prend-il selon vous tant d'ampleur ? Les enjeux ont-ils évolué et
sont-ils vraiment tels que des passions aussi fortes puissent être
éveillées ? Vous déplorez notamment le fait que de tels agissements
soient contraires au Dharma : pouvez-vous nous en dire davantage ? Vous
soupçonnez des manipulations derrière ces faits ? Qui y aurait intérêt,
et pourquoi ? Dans votre lettre ouverte vous évoquez les services de
l'Etat... Selon vous, une solution à ce problème suppose notamment une
meilleure éducation des jeunes hindous réunionnais : sur quels arguments
vous appuyez-vous ?
AK : Les générations actuelles ont trop souvent perdu la sagesse et
le désintéressement qui habitaient nos ainés en charge des directions de
temples. Ceux là concevaient leur mission comme un véritable sacerdoce,
avec un dévouement entier ; à aucun moment il n’a été question pour eux
de rechercher un quelconque bénéfice (honneur lié à la fonction, titre,
pouvoir, ascension sociale). Ils étaient des hommes du Dharma (Devoir,
quête permanente de la vérité, Ethique du comportement) et de la Bhakti
(Dévotion). Nous qui étions jeunes à les observer, nous savions que cet
engouement ne pouvait pas être le nôtre car il était essentiellement
imprégné de stoïcisme.
Depuis une décennie environ les mentalités ont changé, l’aspect
matériel du pouvoir a eu tendance à prendre le dessus ; les esprits se
sont égarés, certains même se sont dévoyés ; ces derniers cultivant
l’ambition de cumuler les deux pouvoirs temporel et spirituel : présider
et s’improviser officiant. Ils prennent un malin plaisir à exhiber leur
titre pour une quelconque promotion de leur situation personnelle.
Beaucoup d’argent circule dans les temples. Tout cela n’a plus rien à
voir avec l’administration saine et simple du culte et explique les
bagarres pour l’obtention de ce pouvoir devenu malsain... le contraire
même du Dharma… d’où le titre de l’article « Et lorsque les Dieux
désertent nos temples ».
D’ailleurs dans la deuxième grande épopée indienne le
Mahabharata, Douryodhana chef du clan des Kourous incarne tout à
fait cette dérive malsaine.
L’Etat a toujours souhaité avoir l’œil sur les différentes
pratiques religieuses hindoues à la Réunion. Celles-ci se font en marge
des secteurs d’intervention de ses services.
Avec ces différents conflits internes aux temples, ces quelques
assoiffés de pouvoir offrent sur un plateau à l’Etat les prétextes d’une
intrusion à deux niveaux :
- judiciaire par la désignation d’administrateur des temples
concernés qui ira même jusqu’à dire quel type de cérémonie le temple a
les moyens de réaliser …
- financier : un contrôle par le fisc, via l’administrateur, des
entrées et sorties d’argent, des économies parallèles (circuit des
animaux que l’on sacrifie etc. … ).
La solution pour que cette folie s’apaise et que chacun retrouve la
voie authentique du Dharma - et nous avons commencé à œuvrer dans ce
sens -, c’est celle d’une présidence d’une durée de cinq à six ans
non renouvelable, excluant pour les successeurs les descendants ou
collatéraux du président ou de la présidente sortant(e). Les Conseils
d’administration devront compter davantage de femmes car elles ont un
peu plus le sens de l’intérêt général, au lieu de les confiner aux
seules tâches de cuisine ou de décoration.
Introduire dans chaque temple comme cela se fait d’ailleurs pour
les autres confessions, une éducation religieuse hindoue pour que nos
jeunes générations maîtrisent davantage la signification de la
symbolique des différents rituels et puissent dialoguer avec tout
officiant en hindou averti. Dans la culture indienne, religion et
culture ont toujours été étroitement liées. Dans cet esprit, je suggère
que les espaces qui jouxtent les édifices religieux soient consacrés
également à l’enseignement des arts (musique, danses, arts plastiques,
langues, philosophie….). Les jeunes auront ainsi des bases culturelles
solides et une évolution plus noble de l’exercice des responsabilités au
sein de la Communauté.
-
IR : Faut-il
comprendre que vous prônez une "orthodoxie hindoue" , et que par là-même
vous désapprouvez des pratiques qui sont souvent considérées comme
celles d'un "traditionalisme populaire malbar" ayant sa propre
légitimité historique, sociale, culturelle et religieuse ? Quels autres
"remèdes" suggérez-vous ? Sentez-vous une large adhésion autour de vous
et une vraie chance pour que vos idées soient entendues et mises en
pratique ?
AK :
Je ne prône pas une
« orthodoxie hindoue » car je crois profondément à la diversité la plus
grande dans les formes d’expression de la foi. L’hindouisme est une
religion profondément monothéiste, Brahman est le symbole de cette
Unicité et les multiples composants du panthéon n’en sont que
l’émanation ; les expressions de la dévotion sont si multiples que l’on
dit souvent qu’en Inde il y a autant de divinités que d’Hindous, soit
environ 900 millions, il en est de même pour la Réunion et d’ailleurs
j’ai insisté pour que le président d’un temple populaire, « la chapelle
la misère », soit membre de la Fédération. Avec mon soutien, il a accédé
au poste de vice-président. J’ai œuvré pour que la Fédération intègre
les temples des grandes villes à forte connotation brahmanique et ceux
des milieux ruraux ou familiaux davantage historiques et populaires,
pratiquant les offrandes sacrificielles aux divinités, les cérémonies
pour les défunts (sembrani), les scènes mythologiques dansées que sont
les « bals tamouls » encore appelés « Nadagom »…
J’ai un profond respect pour les cultes dits populaires, car ils
nous viennent des tragiques nuits de notre histoire, l’arrivée à la
Réunion des émigrés indiens issus principalement du sud de l’Inde aux
XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles,
projetés brutalement dans une société sans notion de caste, a engendré
un bouleversement similaire dans la hiérarchie des dieux. Les
« Divinités mineures » populaires, vénérées dans les campagnes par les
« castes inférieures » (Maduraivirène, Mouniswarène, Idoumbène….)
côtoyaient sur les mêmes autels les divinités majeures végétaliennes (Ganesh,
Parvati, Krishna, Laksmi…). Pour ces réalités historiques seules, nous
devons intégrer ces particularités d’un hindouisme réunionnais si riche
et si profond et même j’ai dû à plusieurs reprises intervenir auprès des
directions des temples à tendance brahmanique pour calmer les ardeurs de
leurs officiants à critiquer avec intolérance ces pratiques populaires.
Depuis, une accalmie et un respect mutuel se sont instaurés.
L’adhésion de la Communauté à cette démarche dans son ensemble sera
le fruit des actions que nous saurons mener dans les semaines et mois
qui viennent. Il me semble que nous ne pourrons pas descendre plus bas
que nous le sommes actuellement. La Réunion doit être cette terre de
paix, de convivialité et tolérance que certains appellent « convivance ».
Les principales communautés de peuplements historiques doivent œuvrer au
rapprochement des valeurs spécifiques à chacune d’entre elles. La tâche
est loin d’être terminée. En réalité nous aspirons à pouvoir conjuguer
simultanément une double appartenance :
- Celle au pot commun réunionnais dans lequel chacun a mis une large
part de ses valeurs identitaires que l’Autre peut accepter et partager.
- L’appartenance à d’autres valeurs propres à chaque confession ou
spécificité culturelle, qui font la richesse de la Réunion.
Dans cette
voie de la « Convivance » la Réunion devra œuvrer et avancer, cela
articulé à une plus grande justice sociale. Ainsi, nous serons cet
espace hautement civilisé qui saura inspirer avec humilité d’autres
peuples, de notre bassin indo océanique, voire d’ailleurs.
Notes
:
Marche sur le feu : rite hindou qui retrace la grande épopée du
Mahabharata.
Cavadee : retrace la légende du Dieu Mourouga fils cadet de Shiva et
Parvati.
Sembrani : Cérémonie familiale ; offrande aux défunts.
L’expansion des cultes brahmaniques qui se retrouvent essentiellement
dans les grandes villes, surtout accomplis par des brahmanes venus de
l’Inde est pour une large part liée à l’ascension sociale des tamouls
réunionnais des villes ; retour à une hiérarchie dans le panthéon hindou
et dans les pratiques rituelles, irrésistible mouvement de balancier de
l’Histoire.
|