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Nâduka, fils de marchand et marchand
lui-même avait fait de si mauvaises affaires qu'il ne lui restait ni marchandises, ni
argent, ni maison. Il lui restait seulement une immense balance à peser les lourds troncs
d'arbres coupés loin, là-haut dans l'Himalaya. Le fleuve les portait jusqu'à la ville.
Ses ancêtres et lui-même avaient coutume d'acheter le bois brut et de vendre le bois
séché, coupé en planches. Cette énorme balance en fer, capable de peser plusieurs
troncs ensemble, avait toujours été dans sa famille. On disait qu'un géant l'avait
forgé pour son ancêtre à l'aube des temps et qu'elle portait chance à celui qui la
possédait. Elle pesait mille kilos.
Nâduka se voyant réduit à la misère,
déposa sa balance en gage chez Lakshmana, ami de son père et président des artisans de
sa ville. Lakshmana lui remis alors un sac de cent pièces d'argent afin qu'il rachète
une coupe de bois et qu'il tente de recommencer son commerce.
Longtemps Nâduka voyagea dans de
nombreux pays. Il achetait et vendait du bois, il faisait travailler des menuisiers et
ébénistes talentueux, vendait des meubles raffinés. Si bien qu'au bout de quelques
années, ayant réussi à faire fortune, il revint dans son pays. Sa première visite fut
pour Lakshmana. Il fit porter chez lui un coffre sculpté extraordinaire. Sur le passage
des porteurs, la foule émerveillée s'arrêtait.
Reçu chaleureusement, Nâduka s'inclina
devant le vieil homme, lui toucha respectueusement les pieds, puis se redressant lui dit:
-
Me voici de
retour. Grâce à votre prêt, j'ai pu rétablir ma situation. Voici un coffre que je vous
offre en témoignage de ma gratitude. Dans ce coffre vous trouverez deux cents pièces
d'argent. Cent pour rembourser celles que vous m'aviez prêtées, et cent autres puisque
j'ai pu faire fructifier votre aide.
-
Merci
beaucoup pour ces marques de reconnaissance. Ton père, s'il avait vécu jusqu'à ce jour,
serait fier de toi. Nous sommes tous très heureux de te revoir parmi nous.
-
Puisque
voici ma dette remboursée, je vous serais reconnaissant de me restituer la balance de mes
ancêtres que je vous ai remise en gage.
-
Hélas, dit
Lakshmana, les souris l'ont mangée et je suis dans l'impossibilité de te la remettre.
Nâduka sourit, il
répondit doucement :
-
Certes, si
les souris l'ont mangée vous voici bien embarrassé et incapable de me la rendre. Je
comprends tout à fait.
Il salua
Lakshmana, fit quelques pas vers la porte, se ravisa :
-
Nos
familles sont liées depuis si longtemps ! Je pense aller au temple pour offrir une grande
cérémonie aux dieux qui ont accompagné mon long voyage et m'ont permis de revenir sain
et sauf dans ma ville. Je suis le plus jeune fils de votre ami, aussi je me demande si
votre plus jeune fils pourrait venir avec moi afin de participer aux rituels.
-
Bien
entendu, dit Lakshmana, il est juste qu'il en soit ainsi.
Il fit appeler son
fils Krishna, un bel adolescent qu'il chérissait grandement.
-
Voici Nâduka le plus jeune fils de mon meilleur ami. Il
fut longtemps absent d'ici et souhaite aller au temple célébrer son retour parmi nous.
Je te prie de l'accompagner et de te comporter en tous points comme son jeune frère.
Krishna s'inclina
devant son père et suivit Nâduka.
Ils prirent la grand'rue puis tournèrent
vers la montagne.
-
Frère
Nâduka, depuis longtemps vous avez quitté notre ville, vous semblez en avoir oublié le
plan. Je me dois de vous signaler que le temple n'est pas dans cette direction mais
derrière nous. Voyez sa flèche dépasser les toits des maisons.
-
Merci petit
frère, je me souviens que le temple est derrière nous, toutefois je dois aller chercher
les offrandes que transporte ma caravane, afin de les apporter au temple.
Le jeune homme,
hochant la tête pour marquer sa compréhension, continua de marcher.
Ils n'avaient pas sitôt laissé les
dernières maisons derrière eux que le campement parut. Alors Nâduka se saisit de
l'adolescent, le bâillonna en bredouillant des excuses et le jeta sur le dos d'un des
chevaux qui attendaient là. Enfourchant lui-même un pur-sang, il lança les deux
coursiers vers la montagne. Là, il poussa Krishna dans une grotte dont il se souvenait
car il y jouait dans son enfance. Il lui laissa la gourde d'eau que portait son cheval,
puis poussa un rocher devant l'entrée afin de l'emprisonner.
Depuis le seuil, cependant, il rassura
l'adolescent :
-
Je ne te
veux aucun mal, je ne crois pas que tu doives rester longtemps ici. Je promets de revenir
bientôt.
Il accrocha le second cheval à la selle
du sien, puis sautant à nouveau sur sa monture, il retourna chez Lakshmana.
-
Je viens
vous présenter des excuses : Alors que nous partions vers le temple, un faucon a plongé
vers votre fils et l'a enlevé dans les airs en un instant. Je n'ai rien pu faire, hélas.
Vous comprendrez, j'en suis sûr, combien je suis désolé de ne pas pouvoir le ramener
avec moi.
-
Comment
oses-tu me raconter qu'un simple faucon peut enlever un adolescent de quinze ans? C'est
tout à fait impossible !
-
Je
comprends votre surprise. Assurément, il se passe d'étranges choses en ce pays. Des
souris rongent mille kilo de fer, un faucon enlève un jeune homme. Peut-être
rêvons-nous? Ainsi à votre réveil vous retrouverez ma balance entière et je verrai que
votre fils n'a jamais pu être soulevé du sol.
-
Rends-moi
mon fils ou j'appelle la garde !
-
Appelez la
garde si vous le voulez, je suis incapable de vous restituer ce que le faucon a enlevé.
Lakshmana hurlant,
vociférant, fit venir la garde qui arrêta aussitôt Nâduka. Il fut conduit sans tarder
devant le prince. Le plaignant les suivit afin d'exprimer ses doléances.
Au palais, le
prince entendit le père éploré lui raconter comment ce bandit de Nâduka avait enlevé
son plus jeune fils. Choqué, il se tourna vers Nâduka qui souriait, et se mit en colère
:
-
Ainsi vous
trouvez votre crime plaisant ? Sachez Monsieur que vous rirez moins tout à l'heure
lorsqu'on vous coupera la tête !
-
Majesté,
je n'ai pas enlevé Krishna, c'est un faucon qui a plongé sur lui et l'a emporté dans
ses serres.
-
Vous osez
vous moquer de moi ? Depuis quand un faucon peut soulever un adolescent de quinze ans ?
-
Depuis que
les souris peuvent ronger mille kilo de fer, Majesté !
-
Quelle est
cette histoire ridicule ?
-
Majesté,
lorsque je suis parti pour tenter de recommencer mon commerce, j'ai laissé en gage une
balance de fer pesant mille kilo chez Lakshmana. Je suis revenu aujourd'hui et j'ai
largement remboursé ma dette. Mais la balance ne peut m'être rendue car les souris l'ont
mangée.
Se tournant vers
Lakshmana, le prince s'enquit :
-
Avez-vous
reçu cette balance en gage et avez-vous été remboursé ?
-
Oui,
Majesté.
-
Avez-vous
restitué sa balance à Nâduka ici présent ?
-
C'est-à-dire
que
Enfin
Non, Majesté.
Le prince,
comprenant toute l'affaire, fit relâcher Nâduka dans l'instant et ordonna à ses gardes
d'accompagner les protagonistes afin que l'un rende la balance et l'autre le fils. Ce qui
fut fait, prouvant à ceux qui commençaient à croire aux miracles que les souris et les
faucons sont les mêmes en ce pays que partout ailleurs.
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