N'oublions pas la Da qui berça le petit Aimé.
En Martinique on appelait la nourrice d'un enfant sa Da, en Guadeloupe on disait la Mabo (de “ma bonne”). C'était, dans les familles qui pouvaient se l'offrir, la seconde mère, la servante attentionnée qui était attachée à l'enfant et veillait à son confort et à sa bonne éducation.
Aimé Césaire, naquit et vécut son enfance sur la Plantation Eyma à Basse-Pointe, dans le nord de la Martinique. Sa Da était d'origine indienne, comme le sont encore bon nombre d'habitants de l'endroit. Âgée, cette dame avait libre droit d'accès en Mairie de Fort-de-France même en période de crue, pour voir l'enfant devenu écrivain, puis maire, puis député - celui qu'elle avait nourricé. Les comptines en Tamoul dont elle le berça restèrent dans sa mémoire. Il les évoquait à l'occasion.
Le jeune Alexis Léger, blanc créole de Guadeloupe, le futur poète Saint-John Perse et prix Nobel, avait été lui aussi initié enfant à la magie des sons sacrés de l'Inde par les servantes de sa mère, sur la plantation Bois Debout, à Capesterre.
Lors d’un entretien vers 1971, l'auteur d'Eloges révélait à Mme Mireille Sacotte, une de ses biographes, que
sa nourrice de la Guadeloupe – une Indienne shivaïte – le fit agréer, à la mort du grand prêtre de la communauté à laquelle elle appartenait, comme l’enfant dans lequel le dieu Shiva allait se réincarner au cours des cérémonies rituelles de l’an neuf : à l’âge de trois ans, le soir de la fête, complètement enduit de safran, tatoué au front du trident shivaïque, juché sur un trône porté à bras d’homme, il fut, lors d’une grande procession nocturne, présenté aux fidèles... et le rite se répéta trois années durant…
M. Raphaël Confiant écrit à propos du même Saint-John Perse qu'il
évoque les langues dravidiennes... et parmi elles, ce tamoul qu'il a dû entendre fredonner par cette servante « qui sentait bon le ricin... Cette trop belle servante hindoue... disciple secrète du dieu Civa » qui fredonnait donc tout à la fois, chose extraordinaire, la plus vieille langue du monde, et la plus neuve, à savoir le créole.
Quant au poète et homme politique Aimé Césaire, c'est toutes races et couleurs confondues qu'il affectionnait son peuple. Il manifestait ce sentiment tout naturellement. Il s'asseyait pour faire causette dans l'escalier du père Noël Mardayé surnommé Papa Noël, celui qui faisait figure de chef des koulis du “dépôt” d'Obéro°, commandeur du service de nettoyage de Fort-de-France (cimetière, tinettes à caca...). Cette corvée on le sait était devenue le lot, la malédiction de ces koulis, rejetés telle une caste inférieure par le reste de la population.
M. Gerry L'Etang, anthropologue spécialiste de l'engagisme et des apports indiens aux îles, est l'auteur d'une étude sur l'héritage culturel des migrants Congo, Indiens et Chinois arrivés à la Martinique après l'abolition de l'esclavage.
Il
dépeint ainsi la situation des
kouli, les endjens
comme on dit aussi en Martinique qui
ayant déserté les plantations du
nord de l'île suite à divers
déboires, dixit M. R. Confiant
comme si la vérette les
avait tout bonnement chassés de
leurs savanes à bœufs de Macouba et
de Basse-Pointe
se
retrouvaient à errer dépenaillés
dans la ville:
A l'issue des retours en Inde (le dernier convoi quitta l'île en 1900), se retrouvèrent au dépôt de l'immigration sis à Fort-de-France quelques dizaines d'Indiens qui attendaient là un improbable navire de rapatriement, ou encore qui, venus embarquer, s'étaient ravisés et avaient décidé de rester à la Martinique. Loin des Habitations, ils vivaient d'expédients et constituaient un souci pour le Conseil général (qui avait en charge le dépôt) et la municipalité. Cette dernière les affecta alors au nettoiement de la ville.
Ce groupe de balayeurs indiens, renforcé d'apports successifs en provenance des plantations à mesure que s'étendait le chef-lieu, se vit attribuer l'exclusivité d'une tâche méprisée. Et le proverbe de s'enrichir d'une nouvelle acception: “tout Indien se retrouvera un jour ou l'autre balayeur de trottoir” - tout kouli ni on kout dalo pou'y fè. En fait, dans un cas comme dans l'autre, l'expression énonce une malédiction.
Cette dépréciation générale de l'Indien allait s'exacerber au travers de l'appellation créole qui le stigmatisera : kouli. L'expression, probablement d'origine tamoule (kuli), signifie originellement salaire et par extension salarié. Elle fut utilisée par les Anglais puis par les Français en Extrême-Orient (Inde, Chine, etc.) pour qualifier un ensemble varié de travailleurs non spécialisés aux revenus précaires: employés aux travaux pénibles, dockers, manœuvres, tireurs de pousse-pousse, journaliers agricoles, ouvriers, etc.
Évariste Zéphirin, petit-fils de Noël Mardayé, se souvient de la vie dans le dédale du dalot:
La tare héréditaire qui en fit des parias dans leur ancien pays, les poussait dans cette voie, comme si le karma se propageait hors de l'Inde pour les atteindre en Martinique. Les koulis volés, peuple en marge de la vie, restaient ici comme là-bas, la dernière race après les chiens, des êtres juste bons à vivre dans les excréments, à mendier leur pain et à dormir dans les caniveaux.
L'histoire ne fut pas tendre avec eux. Leur vie ici fut sans doute pareille à là-bas, en Inde, peut être mieux ici. Mais quoi qu'il en soit, ces gens restaient dans l'antichambre de la vie, spectateurs de leur existence, écartant, nettoyant les chemins, pour que personne ne bute sur un tas d'ordures encombrant son passage.
Le Marché aux Légumes restait le lieu de rencontre, de rendez-vous, l'endroit qu'ils appréciaient plus que tout, percevant, sans doute, les marchandes comme gens pareils à eux, vivant elles aussi dans un monde exsangue que la population d'ici avait mis au rebut.
Tous ces Koulis, chassés des habitations suite à l’affaire des seize de Basse-Pointe, se réfugièrent dans un quartier au nord du centre ville, plus précisément, sur une langue de terre assise sur des terrains marécageux, dans l'îlet d'Au-Béraud, inclus dans le quartier des Terres Sainville.
La condition des nombreux Indiens de l'Habitation Bois-Debout à Capesterre de Guadeloupe au XIXème siècle, est consignée dans le Journal de Renée Dormoy, blanche-pays de l'époque, mis en ligne par ses descendants:
Assis par terre, les jambes croisées, tous mangeaient avec les mains. Où auraient-ils pris, pauvres gens, des écuelles et des fourchettes pour tant de monde? Je crois même qu'ils n'en auraient pas souhaité, étant habitués à toujours manger avec les mains, comme les nègres du reste.
Que
dire aujourd'hui, du verbe lourd de
cette chanson Saint-Pierraise
antérieure à l'éruption de la Pelée,
sinon qu'il témoigne d'attitudes de
l'époque et de relents qui auront la
vie dure:
Nonm-lan sôti lôt bô
péyi’y,
I pasé dlo vini isi,
Tout moun té ka pran
li pou moun,
Pandan tan-an sé
vakabon (bis).
Mwen fè si mwa dan
le ménaj,
Mi tout lajan
nonm-lan ban mwen:
I ba mwen di fran
man ba bôn mwen,
Fo mwen mété sen
fran asou’y.
Mwen fè twa mwa de
maladi,
Mi tout rumèd
nonm-lan ban mwen,
Mi tout mèdsen
nonm-lan ban mwen:
I ba mwen an nonm
pou swanyé mwen.
Refrain
Woy! Vini wè kouli-a,
woy!
Kouli-a, kouli-a,
woy!
Ba li lè pou li pasé,
Pou li fè kout
twotwè li kanmenm
Woy! Vini wè kouli-a,
woy!
Kouli-a, kouli-a, wo!
Ba li lè pou li pasé,
Pou li peu chanjé de
konduit
La Négritude césairienne remit debout le plus meurtri des opprimés pour en faire le fer de lance du respect de l'homme, de tout homme.
Mais elle n'est pas l'appel à un mesquin ethno-centrisme de blablature. Née du soulèvement de cœur d'un être humble et compassionné, la Négritude ne cautionne le mépris hautain d'aucune ethnie par une autre : elle englobe toute la souffrance de l'humanité, celle de l'homme-hindou-de-Calcutta... de l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture... sachant que
Chaque
peuple quelque petit qu'il soit
Tient une partie du front
Donc en définitive
est comptable
D'une part même
infime
De l'espérance
humaine.
Telle était la foi qui inspira l'humaniste guadeloupéen Henri Sidambarom. Élu conseiller municipal du canton de Capesterre Belle-Eau en 1897, juge de paix, président de la Ligue des Droits de l'Homme, il luttera toute sa vie pour l'émancipation des travailleurs antillais descendants des originaires de l'Inde.
Après un procès politique commencé le 23 février... 1904, ce n'est qu'en... 1923, que M. Henri Sidambarom obtiendra le droit de vote et la reconnaissance de nationalité française pour ces milliers de gens qui avaient vécu jusque-là à côté, apatrides mulets économiques exclus de la vie sociale et politique aux îles depuis... 1853.
La reconnaissance méritée tarde, pour Sidambarom, ce héros de l'émancipation qui mérite tout autant sa statue qu'un Ignace ou un Delgrès, tout comme tarde l'officialisation de la Commémoration du 23 décembre 1854 comme Jour de l'Arrivée Indienne en Guadeloupe.
Dans
Mémoire d'Au-Béro, M.
Jean-Pierre Arsaye relate la vie des
Indiens foyalais et la qualité des
rapports du maire Aimé Césaire avec
eux:
Aimé Césaire qui, paraît-il, aimait spécialement discuter avec Homère Nahou, était lui aussi chaleureusement accueilli dans le quartier et ce, même après sa démission en 1956 de la Caravelle Rouge, pour employer une expression de Georges Gratiant.
À chaque réélection du député-maire, les habitants d'Au-Béro se joignaient aux gens des Terres-Sainville, de Trénelle et autres lieux pour une retraite aux flambeaux aux premiers rangs de laquelle ils se plaçaient.
Leur assiduité à la messe dominicale était cependant irréprochable. Et ils se confessaient, communiaient, faisaient baptiser leurs enfants. L'absolution était toujours donnée à tel ou tel qui se trouvait à l'article de la mort…
Aimé Césaire, Mahâtma des Noirs, était-il homme à se rallier au sentiment indigne de mépris dont les minorités firent les frais dans nos îles de la part des descendants d'esclaves libérés? Que nenni! Sa doctrine bien comprise ne saurait rejeter la personne humaine per se en quiconque. La Négritude, comme la Coolitude de Torabully, tend plutôt à nous élever au-dessus de l'indignité enfouie en l'un et en l'autre, à extirper la méchanceté - d'où qu'elle vienne.
Faudrait-il, au nom d'une africanité - réductrice plutôt que noble - couper en deux, comme au jugement de Salomon, celui qui descend à la fois du Nègre et de l'Indien?
Dans les années 1960, le calypsonien Mighty Dougla, batazendien de Trinidad & Tobago, qui eût préféré jouir fièrement de sa double origine, exprimait ainsi le dilemme de milliers de ses congénères:
If they sending
Indians to India
And Africans
back to Africa
Well somebody
please just tell me
Where they
sending poor me?
I am neither one
nor the other
Six of one, half
a dozen of the other
So if they
sending all these people back home
for true
They got to split
me in two.
Dougla natif de Sainte-Lucie située juste au Sud de la Martinique, île-nation qui devrait célébrer en 2009 ses 150 ans de présence indienne, Mr. James Rambally témoigne d'une attitude tout aussi délétère de la part de ses co-insulaires:
Growing up in St. Lucia, I was
ashamed of being Indian. I did not
grow up in the Indian community as
others did, and I was cutoff from
the outside world. I remember being
terrified to go to school because
insults of Coolie Calcutta were
hurled at me. I was always prepared
to defend myself whether it was
physically or verbally.
People always threw insults
about my anatomy and that the fact I
was Indian, I was naturally weaker
than the others around me. I thank
my father because he would come to
school and straighten out these
people who called me names and
threatened me.
In living in St. Lucia I
thought Indians never did anything
of value. All I saw Indians doing
was agricultural and transportation
jobs. It wasn't until I left St.
Lucia that I saw Indian people had
achieved momumentous feats. Many
Indians had low self-esteem as the
result of being Indian.
I don't mention this to stir up
distress or hate, but it just shows
how many Indo-St. Lucians truly feel
about their heritage, whether they
are Dougla or Indian. Over
generations, we had no Indo role
models. We had no major studios or
media outlets like the larger
islands. That is why I fight so hard
to change the current situation.
Au-Béro,
le dépôt d'Indiens de
Fort-de-France, était un lieu
d'indiens démunis qui recevait les
chabins, les noirs, même des blancs
créoles en perte de tout...
Le Poète persifleur de toute la cruauté du Monde était pleinement conscient, pas malheureux du tout, que par-delà les apparences nous soyions tous un peu Indien, beaucoup Nègre, assez Blanc, peu ou prou Sino... Libanais, sans omettre l'Amérindien - le désapparu, selon M. Edouard Glissant.
Autre
adversaire de la jugulation, Mme
Dany-Bebel Gisler
reconnaissait qu'un Indien, M. Mario
Ramassamy, lui avait concédé 5.000
mètres carrés pour bâtir
Bwa-Doubout, son centre
d'éducation populaire en Créole pour
enfants et adolescents en
difficulté. La regrettée sociologue,
linguiste et pédagogue
guadeloupéenne connaissait aussi
l'histoire de l'hindou Ramsamy qui
avait offert une partie de sa terre
pour construire la très catholique
église de la commune de
Saint-François.
Mme
Bebel-Gisler réalisa sur le tard
que, pour aller de l'avant, tous les
enfants guadeloupéens devaient
connaître l'apport indien à leur
culture. Elle prolongea son livret
Grand'mère, ça commence où la
Route de l'esclave? paru en
1998 par son tout dernier opus
Grand'mère, pourquoi Sundari est
venue en Guadeloupe? publié
à titre posthume en 2005: une enfant
indienne retrace le parcours de ses
ancêtres, de l'Inde aux champs de
canne de Guadeloupe. Les deux
ouvrages pourraient s'unir en un
manuel collectif à l'intention des
enfants, en y ajoutant la mémoire de
nos Kalinago, Syriens, Libanais,
Annamites, Chinois... St Barth et
autres Saintois blancs.
Né sur Karukéra,
l'autre île franco-cannière des
Caraïbes, le pendant blanc d'Aimé
Césaire eut aussi une enfance
plongée au sein de la diversité. M.
Patrick Chamoiseau, qui opposa un
temps l'auteur du Retour à
celui de l'Exil, note ce
fait dans sa Méditation sur
Saint-John Perse:
Autour de vous, des négresses, des chabines, des mulâtresses, des servantes indiennes, des chinois. Des façons d'Afrique, des survivances amérindiennes, des cultes étranges du dieu Shiva dessous les gestes qui vous dorlotent...
Au temps serein de
la retraite, Aimé Césaire aimait
toujours dialoguer. Tel un Sage, il
recevait à l'ancienne mairie du
Foyal, il se déplaçait sur les
mornes ou dnas les campagnes, ou il
envoyait son chauffeur lui quérir
des interlocuteurs de toutes
origines.
La
famille Gamess, dont certains
ancêtres venaient de Calcutta, eût
la chance de le côtoyer. Ce fut le
bonheur de Madame Christiane
Sacarabany, que le Poète appelait
Saca Bénie, auteure du
roman L'Indien au Sang Noir
et du livre d'art Son Matalon
co-produit avec M. Luc Marlin,
peintre. Confectionné à Pondichéry,
l'ouvrage est une mise en valeur
poétique de l'apport indien à la
culture antillaise. Ainsi, nous y
apprenons que le fameux collier
chou est dérivé du
colliers-sous aux pièces de
monnaie soudées que portaient les
Indiennes.
Ces rencontres avec les Indiens étaient sans doute pour l'enfant de Basse-Pointe une manière de se rafraîchir, de se remémorer les jours de la plantation de Martinique la plus fournie en endjens - qui inféodés, qui militants contre leur exploitation par le Béké.
Dans son roman Eclats d'Inde, M. Camille Moutoussamy, né sur la même Plantation Eyma que M. Aimé Césaire, décrit les travaux et les jours de ces rescapés d'une civilisation millénaire, la lente et inévitable créolisation d'un peuple qui a contribué par son courage tranquille, sa patience infinie, à reconstruire les îles après l'abolition de l'esclavage.
L'Aimé de l'Eyma
avait d'ailleurs hérité par son
ascendance maternelle d'une part de
sang indien. L'attestent volontiers
coiffeur et photographes, ses
proches, et surtout l'arbre
ancestral établi par Madame Enry
Lony, généalogiste de profession au
Centre d'affaires Agora. La
municipalité de Basse-Pointe devait
faire cadeau à l'illustre enfant
chapé-kouli du Nord d'un
exemplaire de cet arbre, lors d'une
cérémonie “de retour” en 2005.
En 2003, au
cœur des cérémonies du
cent-cinquantenaire de l'arrivée des
travailleurs indiens aux Antilles
Françaises, M. Aimé Césaire, maire
honoraire de Fort-de-France, avait
honoré de sa présence l'inauguration
du buste du Mahatma Gandhi envoyé
par l'Inde pour sa ville.
Aux côtés de son dauphin, M. Serge Letchimy - notable au patronyme indien bien frappé s'il en est, réminiscence de la déesse de l'abondance - le Maître avait alors improvisé un fort bel éloge, hélas non préservé, de l'apport incontestable des travailleurs kouli, ou endjens, à tous les secteurs du pays Martinique.
Sri Suresh Kumar Pillai, chercheur, cinéaste et écrivain du Sud de l'Inde, reporter spécialiste de l'engagisme et de la diaspora indienne, eut aussi le privilège de rencontrer le Chantre de la Négritude dans sa mairie de Fort-de-France. Apprenant son grand départ, Sri Suresh envoya ce témoignage depuis la Nouvelle-Delhi :
I feel so sad to hear this departure of a great soul. I remember the fondness and warmth that he extended to me when I met him.
He immediately picked up his pen to write his name in Tamil when I offered him help.
A wonderful human being with great compassion to all, particularly towards Indians...
Autre poète îlien, l'indo-mauricien Khal Torabully se souvient des sentiments très proches qu'il a éprouvés au contact du grand Nègre :
J’ai rencontré Aimé en 1996, à la mairie de Fort-de-France. Son accueil et son humanité poétique ont laissé en moi une trace indélébile.
Il a lu en toute complicité mon texte “Cale d’étoiles, Coolitude”, bousculant ses activités d’élu, et nous avons partagé là un extraordinaire moment de poésie et de profonde humanité... cet immense poète m’a donné l’embrassade authentique du poète fraternel.
Sans discours, sans coterie. Avec la
dignité qui sied au grand, très
grand Monsieur qu’il fut, et
demeure.
Linguiste affectueux, le Chantre
s'était même procuré des livres pour
s'initier tant soit peu au Tamoul.
Langue classique et littéraire,
qu'il trouva ô combien complexe! Le
26 juin 2003, me faisant l'insigne
honneur de me léguer le dictionnaire
Tamoul-Anglais de sa bibliothèque,
Monsieur Aimé Césaire l'avait ainsi
dédicacé :
... Je pense qu'il faudrait enseigner le Tamoul aux Antillais, bien entendu entre autres langues.
Généreuse évidence!
Des décennies durant le Tamoul fut parlé, lu, psalmodié, écrit, en Guadeloupe et Martinique par des dizaines de milliers d'habitants originaires de l'Inde du Sud, avec le Telougou. Les Indiens arrivés par Calcutta avaient aussi amené le Bhodjpuri et l'Hindoustani.
Or, ce riche pan de notre patrimoine linguistique a dépéri, dépecé par la moquerie des descendants d'esclaves acculturés, par l'œuvre missionnaire et scolaire de la société coloniale.
Du temps nanni-nannan°° il nous reste un tré de mots de Tamoul ou de Hindi passés au Créole : avelka, cari, cajou, kolbou (homophonisé colombo par inattention), koudjou, loti, mandja, mango, masalè, matalon, pangal, ponch, pawoka, pikenga, pitt, sanblanni, tapou, loti, vadè... et au Français : banian, bungalow, catamaran, coprah, ganja, karma, madras, paria, pyjama, veranda, yoga, dhyan/zen °°°...
Et cette krèy de noms d'ancêtres courants en Inde, souvent altérés - p. ex. Ganesh devenu Gamess, Ramin inversé en Nimar, Chakrapani devenu Sacarabany, Venkatesan tourné en Yengadessin... - titres qu'on retrouve aujourd'hui portés comme par magie par un arc-en-ciel d'Antillais de tous types.
Mais quid des prénoms indiens?
Ils disparurent dès l'arrivée, bannis sans appel par l'état-civil colonial allié du christianisme pierre-paulisant. Au grand dam de milliers de pères et mères subitement sevrés du vivier ancestral.
Certes, au cours des dernières décennies, en souvenance d'ancêtres dont la trace s'est perdue, nombre d'Antillais ont voulu redonner à leurs enfants des prénoms indiens. Las, faute de repères et de références, ils se sont fourvoyés, leur décernant surtout des prénoms arabes captés dans l'univers médiatique français.
Aujourd'hui, à côté de la masse d'information américaine, européenne et afro-caribéenne dont les média, la FM, les télévisions câblées, la publicité, la mode, les productions audio-visuelles, théâtrales, musicales, scéniques et jusqu'aux livres scolaires nous arrosent, l'antillais a le plus grand mal à trouver quelque oligo-trace de sa part indienne, dans un environnement où sa personne est partout.
A longueur d'année, les manifestations culturelles et mémorielles persistent à s'afficher afro-créoles. Une intimidante monopolisation de la souffrance cannière relègue d'un kan de main au rang de l'anecdote la geste indienne, celle qui pourtant sauva la canne de l'abandon, celle qui raviva la coiffe et le costume créole de ses cotons Madras et soieries chamarrées, celle qui nous donna notre plat national.
Notons un progrès, en Guadeloupe: lors de la marche commémorative de l'anniversaire de l'Abolition de l'Esclavage le 27 mai 2007, les descendants d'Africains, d'Indiens et de sang-mêlés ont posé ensemble la première pierre du mémorial Acte de Darbousier, après avoir marqué une station devant le monument de l'Arrivée Indienne à la Darse de Pointe-à-Pitre.
Nonobstant
toute la douleur, une culture
originale était appelée à naître
de la
dissolution des langues d'Asie et
d'Afrique, de ces fragments de
mémoire épique.
Sir Derek, troisième génial poète du trio Guadeloupe, Martinique, Sainte-Lucie, loua l'élan créatif, la résilience exaltée de nos peuples brassés par l'esclavage et l'engagisme dans son discours de réception du Prix Nobel de Littérature à Stockholm en 1992:
Deprived of their original language, the captured and indentured tribes create their own, accreting and secreting fragments of an old, an epic vocabulary, from Asia and from Africa, but to an ancestral, an ecstatic rhythm in the blood that cannot be subdued by slavery or indenture, while nouns are renamed and the given names of places accepted like Felicity village or Choiseul...
The original language dissolves from the exhaustion of distance like fog trying to cross an ocean, but this process of renaming, of finding new metaphors, is the same process that the poet faces every morning...
This gathering of broken pieces is the care and pain of the Antilles, and if the pieces are disparate, ill-fitting, they contain more pain than their original sculpture, those icons and sacred vessels taken for granted in their ancestral places.
Antillean art is this restoration of
our shattered histories, our shards
of vocabulary, our archipelago
becoming a synonym for pieces broken
off from the original continent.
Depuis l'Océan Indien, Madame Danielle Palmyre à l'Île Maurice lui fait cet écho:
Dans le monde créole, il y a également des ancêtres venus de l’Inde; pour certains, des ancêtres chinois; sans parler de nos ancêtres colons européens.
En même temps, dans la complexité actuelle, il y a des traces ancestrales qu’il faut assumer totalement.
C’est un peu une identité composite qu’il n’est pas facile de cerner et dont il faut respecter la complexité. L’être humain est créatif de culture. À partir de tous ces morceaux d’épaves qu’il a recueillis, il a construit quelque chose de neuf .
On
sait le peu d'indianité qui survécut
en Martinique et Guadeloupe, grâce à
la farouche détermination de
quelques-uns,
en dépit de la diabolisation, des
quolibets, tòbòk, crachats, cheveux
tirés, cartables voltigés, pénibles
sutra à jamais gravés dans la
conscience des martiniquais:
kouli manjé chien... et
guadeloupéens: kouli malaba rat
a poundè ka manjé rat san sel...
Pour épargner moqueries et sévices à leur progéniture, beaucoup d'Indiens meurtris ont choisi de faire des enfants fondus, à la chapé-kouli, puis chapé-chapé-kouli...
Aujourd'hui
aucune personne informée ne nie
l'impact éminemment positif à tous
niveaux de l'intégration des
travailleurs indiens et de leurs
descendants sous nos latitudes. Or,
la réticence à les admettre dans le
monde créole a été plus que coriace.
D'aucuns se laissent encore aller à émettre bévues du type “ils sont à part“, ou à se laisser dire que c’est par esprit de séparatisme qu’un cimetière des Indiens a vu le jour à Saint-François en Guadeloupe.
Pour qui veut regarder la réalité en face, en voici la véritable raison, indiquée par M. Ernest Pépin dans son livre Coulée d'Or (1995):
Dans les temps anciens, mais pas trop lointains, les Nègres se plaignirent des coutumes que pratiquaient les Indiens à l’égard de leurs morts. Ils leur offraient des repas le jour de la Toussaint et cela dérangeait les Nègres déjà peu enclins à aimer les Indiens. Pour eux, ce n’était ni plus ni moins qu’une profanation du cimetière.
Une fois encore, des conflits opposant les uns et les autres allaient déchirer la commune. Peut-être même que le sang allait couler, car on ne joue pas avec le respect dû aux morts.
Un grand propriétaire indien offrit un terrain à ses frères de race pour leur permettre de pratiquer en toute quiétude leurs rites. Et depuis lors, il y avait le cimetière des Indiens et le cimetière des autres. Ceux-là même qui supportaient ensemble les tribulations de la vie prenaient des chemins différents après leur mort !
Doctorant en culture et en
civilisation indienne à Paris, M.
Francis G. Ponaman, notait ceci à
l'occasion des célébrations du
cent-cinquentenaire de l'arrivée des
premiers Indiens aux Antilles
Françaises en 2003-2004:
La volonté d'éradiquer tout un
pan de notre réel créole nous a
conduit à de tragiques malentendus
et à des souffrances inutiles.
Mais au temps du mépris, les travailleurs tamouls, héritiers de l'antique sagesse du monde indien, adopteront la voie du silence et de la non-violence.
Sur leur terre d'accueil, ils scelleront dans leur cœur cette pensée que chantaient déjà leurs ancêtres il y a 2000 ans :
Ma
maison est partout dans le monde,
Et tout homme est mon frère.
Aussi est-ce dans cet esprit de fraternité que nous avons célébré avec faste 150 ans de métissage avec l'Inde jusqu'ici non avoué et non-avouable.
En nous ouvrant les portes de la fascinante civilisation indienne, la commémoration nous a révélé une image séduisante et mystique de nous-même. Car l'Inde a participé à la genèse de notre société créole alors que nous étions si peu disposés à son égard.
N'avons-nous pas, par cet oubli, amputé notre société de la dimension spirituelle nécessaire à son épanouissement ?
Cette reconnaissance de l'indianité nous rappelle que la sagesse hindoue vise avant tout la réalisation, la transcendance de l'être, et que c'est dans la culture que l'homme manifeste sa souveraineté.
Le 150ème anniversaire de l'arrivée des indiens a été aussi davantage pour nous une découverte historique, symbolique, unitaire, et emblématique.
Le choix de
ces dizaines de milliers de
travailleurs Indiens restés aux îles
a été de servir la terre d'adoption
et de marcher bwaré avec
les autres. Aujourd'hui, leur apport
culturel, moral et économique dans
la Caraïbe contribuent au bien de
tous.
Mais
une vastitude d'oubli de son
héritage, de frêlisant
non-racinement, d'indifférence
jusqu'au rejet de son histoire non
enseignée, pèse sur l'indo-antillais
d'aujourd'hui.
Force est de rester pantois, quand on compare sa mémoire flanchée à celle de ses frères et sœurs de sang, déposés par les mêmes bateaux à l'île Maurice et à la Réunion avant l'échouage du reste dans les plantations de la Caraïbe.
Dès lors, pour paraphraser Dr Pierre Aliker pour qui les meilleurs spécialistes de la question martiniquaise sont les Martiniquais eux-mêmes, l'Indien des Antilles peut-il la tête haute être le spécialiste de lui-même?
Ou doit-on se satisfaire de l'oubli. N'y voir qu'un mal pour un bien, le prix d'une idéale adaptation vidée de nostalgie à la terre promise créole par dépassement, don de soi, abnégation philosophe, ironie vis à vis des forces qui manipulèrent son destin?
C'est semble-t-il la conclusion d'observateurs comme Mme Rolande Honorien-Rostal, auteur d'une thèse sur l'apport indien au Conte et à l'imaginaire créoles:
... en cet homme se conjuguent, consciemment et harmonieusement, des forces centrifuges et des forces centripètes qui font de lui un Guadeloupéen originaire de l'Inde, selon sa propre définition, c'est-à-dire un homme ayant su dépasser, à son niveau, les conflits identitaires...
L'apparent effacement de son passé confère à l'Indien son humanisme même, qui fait qu'il se reconnaît dans le discours de l'Autre, comme l'Autre se reconnaît dans son discours.
Enquêtant sur l'histoire d'Au-Béro, le quartier indo-foyalais définitivement emporté par le cyclone Dorothy en 1970, M. Jean-Pierre Arsaye, descendant d'Indien et chercheur, a buté sur la carence mémorielle:
Mais ce fut en vain que je cherchai
dans les archives... Notre histoire
antillaise souffre d'oblitération.
Et donc kidonk
n'oublions pas la noble Da tamoule
du Nègre Fondamental.
Qui sait son nom? Qui aurait sa photo?
■
NOTES
°Obéro,
Au-Béro, Au-Béraud...
selon les sources.
°°Dèpi nanni-nannan, en créole = depuis la nuit des temps/depuis belle lurette - depuis le temps des grands-mères et des grands-pères : nāni: et nāna: en Hindi.
°°° Le mot zen est la romanisation du mot japonais 禅, traduction du mandarin 禪 chán, du sanscrit dhyān = recueillement parfait, méditation.
L'auteur adresse ses remerciements pour leurs lumières à Mme Liliane Mangatal (généalogie), MM. Tony Mardaye (Obéro) et Fred Négrit (Hindi), à tous ceux qui ont considéré l'écriture de cet article comme nécessaire.