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INTRODUCTION
i. Formulation de la
problématique : Le cinéma indien souffre dune triste notoriété. Bien que lInde abrite la plus grande industrie cinématographique dans le monde (une moyenne de huit cents films par an, dépassant largement la production dHollywood et du Japon) qui jouit dun public manifestement passionné par le Septième Art (30 millions de billets vendus tous les jours dans ses salles de cinéma), elle est en effet réputée pour ne produire quun cinéma mineur, « un cinéma dévasion ; un cinéma éloigné de toute réalité et de tout réalisme ; un cinéma destiné à faire oublier ses problèmes à une masse misérable et illettrée, contribuant ainsi à la consolidation de lordre établi » 1, un cinéma ridiculisé non seulement par la presse et les critiques occidentaux mais aussi par les Indiens occidentalisés (dont le mépris ne les empêche pas malgré tout dassister aux dernières sorties, souvent achetant des billets au marché noir à 3, 4 voire 7 fois le prix officiel !) qui ne reconnaissent que les uvres de Satyajit Ray et ses successeurs du courant « parallèle » (art et essai) comme dignes de lappelation «cinéma».Quest-ce qui donne cette réputation de médiocrité, de superficialité et dirréalisme à ce qui est aujourdhui peut-être le cinéma le plus populaire du monde, si par le terme populaire, nous faisons allusion à son acception quantitative ? Une standardisation de ces « produits » cinématographiques, une vraisemblable répétition incessante des mêmes ingrédients : mélodrame, farce, romance, manichéisme, problèmes sociaux, saupoudrés dun moralisme simpliste, la réaffirmation des grands principes de la philosophie indienne . . . tous mélangés pêle-mêle et « assaisonnés » obligatoirement avec au moins cinq séquences de chansons, les fameuses filmi geet (chansons de film), souvent « aux moments les plus inattendus, en-dehors de toute vraisemblance » 2, surtout pour un public peu familier de la vie en Inde, de son paysage socioculturel. La durée moyenne du film indien (trois heures), le manque flagrant dunité dans le récit, le caractère stéréotypé des personnages, labsence de profondeur de lintrigue et une forte préférence pour la « happy end » (une refuge dans le fantasme ?) sajoutent aux reproches faits à ce cinéma, surnommé le cinéma masala (en langue hindie, un assortissement dépices qui sert à préparer la sauce au curry), faisant allusion au mélange de genres, émotions et ingrédients qui sy trouvent. Notre propos ici nest pas de porter des jugements de valeur sur ce cinéma mais plutôt de tenter de comprendre dans un premier temps pourquoi il a adopté cette forme toute singulière qui donne une place primordiale aux séquences chantées, et pourquoi - malgré loccidentalisation du pays, son ouverture aux autres cinémas et la forte concurrence des médias audiovisuels dans les dernières années - la chanson perdure comme élément indispensable dans son lexique. Nous souhaitons donc analyser les contributions de ces séquences à luvre cinématographique, ce quelles pourraient apporter à la transmission de cette expression dans le contexte indien. Il nous paraît possible que cet élément ne soit pas resté immuable pendant les cent ans du cinéma indien, et il serait donc intéressant de retracer les évolutions quil a subi depuis sa « naissance » pour mieux comprendre ses formes actuelles dans loptique de changements socio-politico-culturels. Mais une uvre touche-t-elle uniquement le champ artistique ou a-t-elle des significations au-delà de ce domaine ? Un produit industriel a-t-il des fonctions limitées au marché, au commerce, ou peut-il amener des effets quelconques sur un plan sociétal ? Or, nest-il pas logique quils ne puissent quêtre dans un rapport dynamique avec les territoires, les sociétés où ils agissent et exercent leur influence tout en étant à leur tour influencés par ceux-ci ? Et si cest bien le cas, qu'est-ce que le cinéma indien et - en ce qui nous concerne plus particulièrement - ses chansons, pourraient véhiculer pour les peuples indiens au-delà du simple divertissement : quelles fonctionnalités ont-elles (les filmi geet) dans une jeune démocratie qui regroupe 1,2 milliards de personnes pratiquant 8 religions, 18 langues officielles et de maintes cultures diverses ? Si le cinéma hindi (langue nationale de lInde et celle du cinéma le plus diffusé dans le pays), qui « a toujours constitué, pour lensemble du cinéma commercial en Inde, la norme esthétique et culturelle » 3 et ses chansons - à la fois, un composant et un produit dérivé - sont dénigrés par lintelligentsia pour nêtre quune culture de masse (« ni policé, ni filtré, ni structuré par lArt, valeur suprême de la culture des cultivés » 4 ), nous sommes amenés à demander s'il ne serait pas dautant plus pertinent détudier leurs finalités secondaires, leurs effets involontaires. Car, comme la fait remarquer Edgar Morin, « la culture de masse est une culture : elle constitue un corps de symboles, mythes et images concernant la vie pratique et la vie imaginaire, un système de projections et didentifications spécifiques. Elle se surajoute à la culture nationale, à la culture humaniste, à la culture religieuse, et entre en concurrence avec ces cultures » 5. Dans un deuxième temps, nous essayerons donc de voir les répercussions et rôles que peut avoir une telle « culture » de portée transnationale au sein dun pays où se côtoient de multiples cultures depuis des millénaires. ii. Les raisons qui provoquent cette interrogation : Il nous faut admettre que notre étude se fixe plus sur ce que
cette forme de cinéma révèle de lInde et de la culture indienne et ses
ramifications que sur les aspects purement cinématographiques de ce moyen
dexpression, son importance, son originalité ou sa place sur un échelon
international. iii. La méthodologie suivie pour effectuer cette étude : Nous proposons daborder la problématique précitée en nous appuyant tout dabord sur une bibliographie 10 qui comprend des ouvrages traitant les questions didentité, dindustries culturelles et danalyse de films et de musiques, qui paraissent fondamentales pour notre étude. Nous nous sommes bien sûr servis de livres sur lInde, des revues et des livres de référence sur différents aspects du cinéma indien pour une meilleure compréhension de ses dynamiques de production, diffusion et enjeux financiers ainsi que de son évolution et son développement, son inscription dans lhistoire récente (le dernier siècle) du pays. Nous avons aussi tenté dapprofondir nos connaissances quant à la pertinence de la musique dans les arts indiens de la scène à travers la lecture des interprétations plus récentes de traités anciens tels que le Natya shastra.LInternet a constitué une riche source de documentation sur les industries cinématographique et musicale en Inde : lInde sétant très vite appropriée ce nouvel espace quelle exploite de manière intense, ses sites web nous ont fourni des informations plus actuelles que toutes les bibliothèques que nous avons fréquentées. Sans cet outil, nous naurions pas pu tenter une étude sur un sujet aussi spécialisé. Nous avons effectué des entretiens auprès de cinéastes et de spécialistes sur les cinémas indiens tels que les jeunes réalisateurs Rajiv Menon, Shaji N. Karun (qui se sont fait une forte réputation en Inde et à létranger ces dernières années) et Govind Menon ; P K Nair, ancien directeur de « National Film Archives » (La Cinémathèque Nationale) de lInde ; le scénariste-écrivain Paul Zachariah, afin de soulever de multiples points de vue sur les raisons pour la prédominance des chansons dans les films indiens. En même temps, nous avons interrogé des programmateurs culturels français comme Frédéric Mazelly, Chef de Projet - Grande Halle de la Villette - qui a délibérément choisi dinclure les films populaires dans sa programmation pour présenter des perspectives occidentales et les confronter à celles des Indiens. Enfin, nous allons observer quelques séquences de chansons (sélectionnées à partir de films datant des années cinquante jusquà lannée 2001) afin détudier les différentes fonctionnalités éventuelles que celles-ci peuvent avoir (ou bien de mettre en question leur utilité !) et de voir les changements dans leurs forme et contenu. iv. Limites de ce travail : Le cinéma indien nexiste pas ; il a de multiples avatars, comme son panthéon de dieux : ceux de Bombay, Madras, Hyderabad, du Kerala, du Bengale, de lAssam, de lOrissa, du Punjab, du Maharashtra et du Gujarat (...), chacun ayant ses propres styles, préoccupations et public. Nous avons décidé de délimiter notre champ détude au cinéma populaire hindi et ses chansons, le cinéma de Bollywood (lindustrie du cinéma de Bombay, qui se surnomme ainsi en lhonneur de la capitale du cinéma commercial dans le monde : Hollywood) qui se diffuse dans lInde entière et est connu par toute la population du sous-continent, à la différence des cinémas régionaux dont la portée est limitée à leur territoire linguistique. Un tel choix implique aussi de laisser sur la touche le parallel cinema, le cinéma dauteur qui a produit des géants comme lincontournable Satyajit Ray, Mrinal Sen, Shyam Benegal, G. Aravindan, Adoor Gopalakrishnan et Shaji Karun dont les uvres révèlent beaucoup plus un engagement politique, une maîtrise sur lart cinématographique et une compréhension plus approfondie sur les transformations quéprouve lInde mais qui sont malheureusement plus appréciés à létranger quen Inde. Lapproche que nous avons adoptée nous mène à examiner plutôt le software des films au lieu de leur hardware, comme les a définis Brigitte Schulze 11, « Le hardware, cest lartefact même, le film, ses images, sa photographie, son montage, tandis que le software, cest la recherche des imaginations, des significations, des mémoires, des attitudes». Empruntant encore à lépistémologie proposée par Brigitte Schulze, nous allons utiliser une méthode sociologique du cinéma, « dans le but douvrir une fenêtre sur son époque, sur la société qui y est représentée ainsi que la sensation et lesprit du temps » 12, qui comprend une méthodologie archéologique et des idées sociologiques. Nous nous trouvons quand même contraints à plusieurs titres : premièrement par le manque de données les plus récentes sur les industries du cinéma et du disque en Inde et d'informations actuelles. Notre propre méconnaissance des musiques classiques nous empêche de mieux cerner leur présence dans les filmi geet et leurs influences sur celles-ci, ainsi que danalyser de près les confluences et/ou dilutions de différents genres musicaux dans le dernier siècle. Une regrettable pénurie dans la recherche et la documentation existantes sur les filmi geet constitue un handicap, surtout dans la reconstitution de son historique. La difficulté dobtenir lopinion des personnes clés du cinéma indien (des compositeurs, des réalisateurs et des scénaristes) et des spécialistes sur le sujet réduit le matériau disponible pour nos recherches. Mais ce qui constitue à nos yeux la limite la plus marquante est notre incapacité de rendre justice à la richesse de la poésie hindi et urdu, qui formait jadis la base de la chanson dans le cinéma : non seulement la mélodie et le rythme innés sont perdus dans les tentatives de traduction en français, mais limagerie, belle, visuelle et puissante, est tellement ancrée dans le contexte culturel quelle peut paraître insipide ou fleurie dans une autre langue, qui na pas forcément les mêmes socles littéraires ou descriptifs. Nasreen Kabir, critique et programmatrice à Channel Four (chaîne des minorités à Londres) évoque ce problème dans son article « Made in Bombay : Les films populaires en langue hindi » 13 : « La langue des chansons est souvent très imagée, et le recours à certains idiomes particuliers de lhindi ou de lurdu, fréquent. La traduction aurait bien du mal à en préserver à la fois le sens et limpact, tout en respectant les symboles visuels de lorginal. Contrairement aux chansons populaires en vogue en Occident, et dont les termes appartiennent au langage quotidien, familier, la chanson de film hindi repose entièrement sur des tournures métaphoriques. » Néanmoins, nous sommes obligés de faire une traduction aussi fidèle que possible de quelques poèmes pour soulever leurs fonctions au sein des films. Cest avec indulgence que nous demandons au lecteur de les apprécier si notre maîtrise bien perfectible du français ne nous permet pas de restituer les subtilités et la texture de cette poésie.
1. Henri STERN, « Défense et illustration du cinéma commercial indien », dans « Le Cinéma indien ». Paris, LEquerre, 1983. page 73 - Retour au texte.2. Ibid, page 73 - Retour au texte. 3. Bikram SINGH, « Ces indiens fous de films », dans « CinémAction » n°30, Paris, Editions du Cerf, 1984, page 55 - Retour au texte. 4. Edgar MORIN, « LEsprit du Temps I », Paris, Bernard Grasset, 1962, page 20 - Retour au texte. 5. Ibid, page 17 - Retour au texte. 6. « art de combiner des sons daprès des règles (variables selon les lieux et les époques), dorganiser une durée avec des éléments sonores; productions de cet art (sons ou uvres) » daprès LE PETIT ROBERT, Paris, 1992 - Retour au texte. 7. François BONCOMPAIN, Bilan des actions recherche public, Latitudes Villette/ Inde du Sud, Parc de la Villette, juin 2001. - Retour au texte. 8. RAJADHYAKSHA et WILLEMEN, « Encyclopaedia of Indian Cinema », New Delhi, Oxford University Press, 1994, page 10. - Retour au texte. 8a. Mira NAIR, réalisatrice dorigine indienne (dont le film « Salaam Bombay » a gagné le Caméra dOr au Festival de Cannes en 1998), dans une interview, cité par Negi, 1994-5 - Retour au texte. 9. cité par K. Moti GOKULSINGH et Wimal DISSANAYAKA, « Indian Popular Cinema: a narrative of structural change », Londres, Trentham Books, 1998, page 6. - Retour au texte. 10. la bibliographie complète est présentée dans lannexe I. à la fin du mémoire - Retour au texte. 11. Brigitte SCHULZE, « Dune archéologie à une sociologie du cinéma », texte publié lors du colloque « Mémoire & Médias » qui sest déroulé à la maison Heinrich Heine à Paris en mai 1998. - Retour au texte. 12. Ibid - Retour au texte. 13. publié dans « Le Cinéma indien ». Paris, LEquerre,1983. page 88 - Retour au texte. |