|
|
i.
Limportance de la musique dans la vie des Indiens :
Pourtant ces chansons nauraient pas pu jouir de
limmense portée quelles ont depuis lavènement du cinéma parlant si
lInde ne donnait pas une telle place à la musique. Nous avons vu que le Natyashastra
mettait laccent sur la musique, surtout sur le chant, comme roi des modes
dexpression artistique. Mais lidée de la suprématie du son précède
même le Natyashastra. Il remonte à lAntiquité : des légendes
illustrent que celle-ci est liée au concept de Nada Brahma (nada provient
des mots na, ou le souffle et da, ou le feu) ou le son primordial 76 qui
équivaut à la kanakala kundalini ou lénergie endormie.
Le son (vak) est divisé en quatre parties dont trois sont guhahita
ou secrètes. En fait, la construction de lunivers est contenue dans les quatre
étapes de lévolution du vak : prithvi (la terre), antariksha (lespace
entre la terre et le paradis), dyauh (lespace éthéré) et parama-vyoma (la
région immortelle). Et la tonalité et le mot de la musique se trouvent dans la
quatrième - et seule manifeste - partie du vak (vaikhari-vak).
Dailleurs la kundalini dans sa première forme vibrée sappelle para
et se trouve dans le nombril, dans la deuxième forme, pasyanti, se trouve dans
le cur et dans la troisième, madhyana, demeure dans la gorge : impliquant
ainsi un lien extrêmment étroit avec tout le corps et lesprit pour son évocation.
Les vedas, ces traités sacrés, fondateurs dhindouisme, datant
de 2000 avant J.C. contiennent des mantras,des versets qui devraient se chanter
selon des suites musicales codifiées pour avoir leffet souhaité. Le titre du livre
le plus sacré des Hindous, le Bhagavad Gita, la chanson divine, est
lui-même exemplaire de la place sacrée conférée à la musique par les Indiens depuis
la nuit des temps.
Sur un plan plus concret, les fouilles conduites dans les sites de Mohenjodaro
et Harappa ont révélé des flûtes, des tambours et des instruments à cordes
démontrant un niveau impressionnant de perfectionnement. Bien que la musique ait eu un
caractère sacré depuis lAntiquité, les Brahmanes avaient presque dès le départ
assigné des types de musiques pour différentes occasions : marga sangeet (celle
qui faisait plaisir aux dieux) et desi sangeet, la musique profane. Donc la chanson
nétait jamais lapanage des seuls lieux sacrés, elle était répandue
partout, comme lair, et en fait, constituait depuis toujours lexpression
préférée des sentiments communautaires.
Puisque la tradition - surtout hindoue - accordait à la musique une prestige
incontestable, toutes les formes dart, quil sagisse de musiques
rituelles, dévotionnelles, savantes, populaires ou bien des musiques
daccompagnement dautres arts comme le théâtre ou la danse, ont bénéficié
dun riche héritage musical dorigine spirituelle. Pourtant, ces musiques ont
également pu fleurir et se répandre avec autant denvergure et
de force grâce au patronage des souverains « curieux et éclairés, hindous et
indo-musulmans » 76a
: on trouve des traces dun mécénat inspiré et actif dans presque tous les
royaumes, quils soient hindous comme ceux de Vijayanagar, Tanjore, Mysore ou
Travancore ou bien des sultanats et des empires musulmans (Kashmir, les empires moghols,
Deccan, Malwa...).
Une des singularités de ce mécénat réside dans le fait quil était
dans la plupart (es cas (à lexception des empereurs intolérants dautres
religions, comme Aurangazeb) bien séculaire/laïc : des rois
musulmans encourageaient souvent des musiciens et styles hindous (à noter que les plus
grands chanteurs de la cour de lEmpereur Akbar, Tansen et Baiju Bawra, étaient tous
les deux hindous) et les rois hindous employaient également des musiciens musulmans.
LInde est véritablement le lieu dun confluent important de formes et styles
musicaux ayant des racines extrêmment diverses. La disparition de ce patronage
aristocratique dans ce siècle est une des raisons expliquant lappauvrissement des
artistes, et le déclin des arts.
Cependant notre tentative nest pas de faire une reconstitution de
lhistoire des musiques indiennes (qui est beaucoup plus longue et foisonnante que
celle du cinéma !), elle est plutôt de relever la forte prédeliction pour la musique
qui caractérise ce peuple. Cest à dire quau lieu de nous concentrer sur la
musique traditionnelle - qui désigne une ou plusieurs catégories musicales
distinctes - nous nous sommes intéressés à la question de cet héritage sous
langle de la tradition musicale, qui, comme le remarque Laurent Aubert 77, fait référence à lensemble des pratiques et des
répertoires musicaux dune société en tant que domaine culturel identifiable et
cohérent, sinon clos ; cest convoquer leur signification et leur rôle au sein de
leur contexte, leur développement historique, leurs stades dévolution, les
événements et les influences qui les ont marqués. Ce serait un exercice ambitieux
et nous navons pas les outils nécessaire pour laborder ici, mais nous aurions
bien voulu étudier la multiplicité des influences qui ont toujours nourri les musiques
indiennes, surtout celles de lInde du Nord.
Comme nous lavons évoqué, la musique, et la chanson en particulier,
règnent sur lexistence des Indiens, qu'elle soit sacrée ou profane (les deux ayant
des frontières très perméables en Inde). Elle représente un champ
illimité et une vraie tradition, si par tradition, nous entendons « la mémoire
collective, la chaîne qui relie le présent au passé. » 77a (ce qui renforce notre propos que
cest ce rôle de maillon temporel et spatial avec la société et les peuples qui
donne autant de force aux chansons du film).
La chanson ponctue les moments de la journée, marque les mouvements
célestes, accueille les saisons, accompagne les innombrables cérémonies (majeures et
mineures) de vie, salue les divinités quotidiennement, exprime les croyances, souligne
lappartenance à la communauté, valorise le travail (des formes et répertoires
particuliers à chaque caste, à chaque profession), communique les désirs, établit les
hiérarchies sociales et familiales et permet de les transgresser par des joutes,
fête la naissance et légitimise le deuil... Ses fonctions sont multiples et claires ;
les valeurs quelle transmet sont propres au cadre socioculturel.
Cest Catherine Clément, écrivain et célèbre indophile,
qui la succinctement résumé : « La musique en Inde, cest bien simple, est
indispensable à la vie quotidienne » 78. A cela lon pourrait ajouter quelle nest pas
seulement une pratique esthétique, elle tire sa raison dêtre de sa
fonctionnalité.

76. Swami
PRAJNANANANDA, « Music: its form, function and value », New Delhi, Munshiram Manoharlal
Publishing, 1979 -
Retour au texte.
76a. CHRISTOPHE JAFFRELOT (ss dir), « La musique indienne »
dans « LInde Contemporaine - de 1950 à nos jours », Paris, Ed. Fayard, 1996, page
574 - Retour au texte.
77. Laurent AUBERT, « Les Ailleurs de la Musique: Paradoxe
dune société multiculturelle » dans « La Musique et le Monde », n°4
Internationale de lImaginaire, Paris, BABEL/ Maison des Cultures du Monde, 1995,
page 16 - Retour au texte.
77a. Ibid - Retour au texte.
78. Yves THORAVAL, « Les cinémas en Inde », Paris,
LHarmattan, 1998, page 9 - Retour au texte. |