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B. DES FONCTIONNALITES ET DES
SIGNIFICATIONS DES CHANSONS
DANS LE FILM (SUITE)
vi. La fonction érotique de la chanson :
LInde actuelle - le même pays, étonamment, où a été rédigé le Kamasutra, qui est fier des sculptures et peintures érotiques datant du Moyen Age - reste toujours sous linfluence de la moralité victorienne ; ce qui se manifeste par les codes de censure de 1919 (le Cinematographic Bill), dont plusieurs étaient en vigueur jusquà très récemment, notamment linterdiction du baiser sur les lèvres à lécran. Cette rigidité concernant le comportement sexuel à lécran, selon plusieurs historiens du cinéma indien, a mené à lexploitation des séquences de chanson et de danses comme substituts de lacte sexuel, leur conférant ainsi une fonction « orgasmique ». Nous apercevons bien que des séquences qui aboutiraient inévitablement à un baiser, ou à laccouplement, dans un cinéma moins réglementé par une censure antédiluvienne, atteingnent leur point culminant par une chanson, qui fournit une sorte d « éjaculation musicale », comme lappelle Ajay Gehlawat 69a1.La fameuse « scène damour » du film Awaara est exemplaire de ce recours à la chanson pour représenter le baiser : Raju et son amie denfance, Rita (interprétée par Nargis), quil retrouve après des années de séparation, cabriolent sur un rivage. Les gambades prennent un ton érotique et Raju est sur le point de la baiser quand elle larrête en disant « Quelquun nous regarde ». Elle gesticule vers la lune, se libère de ses bras, saute sur lautre côté du bateau et se met à chanter :
La « demande » est répétée par Raju
qui prend le relais. La signification des amants est claire, et, effectivement, vers la
fin de la chanson nous voyons la lune disparaître derrière un nuage et le héros
traverser le bateau et se mettre à côté de Rita.
[Les paroles communiquent un
rapport très déséquilibré entre le couple, bien emblématique de la relation idéale
entre homme et femme comme préscrite par le Manu
smriti, le traité ancien
sur - entre autres - la position et les droits de la femme dans la société :
lhéroïne incarne ici toutes les vertu que doit avoir lépouse ; elle
vénère son mari et estime que son approbation lui donne une position privilégiée,
quavec son acceptation, elle a atteint lobjectif de sa vie.]
A ce point, le spectateur rejoint la fille qui exprime ses réactions à ce quelle prend pour une déclaration damour (les couleurs éclatantes de sa jupe rajastani signifiant la jeunesse, la passion et la jubilation) :
Une autre métaphore
employée pour signifier la passion, celle qui jouit des nuances les plus érotiques et
dont on se sert depuis des temps immémoriaux - la preuve se trouve dans des peintures,
sculptures, poèmes épiques, chansons traditionnelles, danses classiques, bref, dans
toutes les formes de lart indien - est Radha et Krishna (le huitième incarnation du Dieu
Vishnu) dont lamour - à la fois charnel et spirituel - est censé avoir atteint
lapogée possible pour les mortels et les dieux.
Le héros insouciant lui répond, lui reprochant son manque de confiance en lui, et en elle-même, et la rassurant de sa place inébranlable dans sa vie :
La chanson entière
prend la forme, en fait, dune petite querelle entre amoureux (poussée par les
churs, des chanteurs qui répètent les propos de Kanhaiya et des chanteuses faisant écho aux
interrogations de Radha). Chaque justification du héros étant
renvoyée par lhéroïne avec une réfutation et de nouveaux reproches qui se
terminent par la résolution du conflit. Un examen plus minutieux nous révèle néanmoins que ce cinéma, tout épris quil soit du thème de lamour et de sa défense, trouve toujours des moyens dapporter une conclusion socialement permise (même si cela reste très improbable dans la réalité) : la résolution des conflits nimplique jamais de rupture avec les murs de la société ; elle nécessite, au contraire, labolition des obstacles, ou la transformation du personnage exclu en quelquun qui soit digne de respect. Cest en cela que nous estimons que le cinéma indien est en contradiction claire avec la culture de masse décrite par Edgar Morin 69b : « Tout dabord elle détruit plus radicalement et extensivement que toutes les propagandes politiques, les valeurs traditionnelles, les modèles héréditaires ; elle entretient certes des rêves projectifs, mais en même temps elle transforme certains des rêves en aspirations. » Or ce cinéma tient absolument à la perpétuation des valeurs traditionnelles. Des rêves restent des rêves ; la transformation de ceux-ci est encouragée seulement si on les tente en adoptant les valeurs et les moyens prescrits. Nous sommes amenés à nous demander si, en effet, la société en général, y compris ceux qui souffrent à cause de ses restrictions, ne préfère pas garder lordre établi, aussi dur quil soit : est-ce que lon évite un changement par peur de linconnu, de la perte de stabilité ? Paul Zacharia, écrivain et journaliste célèbre (dont les uvres ont inspiré quelques films d'art et d'essai, notamment Vidheyan dAdoor Gopalakrishnan), nous a proposé un élément de réponse sur notre questionnement quant à la prédominance de lamour dans le cinéma hindi et surtout ses chansons 70 : « 90% des séquences chantées font allusion à lamour sentimental. A la différence de la société occidentale, lInde na aucun mode dexpression socialement visible de lamour entre un homme et une femme. Les films ont surmonté cette limite sévère en ayant recours au fantasme à travers des séquences de chansons et de danses. Dailleurs, en raison des restrictions écrasantes de la société et des religions en Inde, lamour entre lhomme et la femme dépend fortement du fantasme ou de la rêverie. Le cinéma imite tout simplement la vie. » En effet, nous remarquons que cest pendant les séquences chantées que les personnages se comportent le plus librement ; les mises en image de celles-ci permettent également la représentation des désirs et rêves des personnages, et pas seulement sur un plan amoureux : même les personnages misérables en « réalité » (au sein du film) se montrent habillés somptueusement (le spectateur nest pas surpris de voir des paysans vêtus tout dun coup de tenues à la dernière mode), se déplacent en des lieux très exotiques (dun plan à l'autre, le voyage peut se faire entre un bidonville de Bombay et la Suisse, lAngleterre ou la Nouvelle Zélande, pour citer les destinations les plus répandues), possèdent des voitures de luxe et des maisons magnifiques. La chanson, il nous semble, sempare du rôle de la passerelle entre le monde réel et celui de limaginaire, où toute illustration du désir est permise : ainsi, un comportement qui serait strictement reproché voire réprimandé dans le « réel » devient acceptable dans la zone de limaginaire et il sagit aussi dun abandon de toute logique, car dans ce territoire, chacun est libre de fabriquer ses propres règles. Dailleurs, on constate « un brassage entre limaginaire et le réel » qui est plus intime, plus proche du spectateur que celui observé dans les terrains traditionnels de limaginaire (les mythes, les épopées ou les contes) car dans ce cas-ci, « limaginaire ne se projette pas dans le ciel, mais se fixe sur la terre. » 70a0. Ce qui nest que la finalité toute prosaïque assignée par les producteurs et réalisateurs : pour assurer la réussite de leurs produits il leur faut une excellente connaissance intuitive des besoins et préoccupations de la grande majorité de leurs clients (nous utilisons exprès ce mot au lieu de « spectateurs ») et fournir une gratification éphémère de ces désirs. La licence dont jouissent les séquences chantées dans une civilisation qui est aujourdhui extrêmement conservatrice nous interpelle également : comment arrive-t-il quun pays aussi conservateur par rapport à la sexualité supporte autant de lubricité visuelle dans son cinéma ? Est-il possible que cette licence puisse assumer la fonction cathartique et essentielle dun exutoire ? Notre étude nous invite donc à émettre une autre hypothèse : la chanson ne devient-elle pas une voie privilégiée proposée à limaginaire non seulement pour les personnages du film mais aussi les spectateurs qui partagent la même soif de liberté où il est permis de voir et éprouver (au moins par procuration) laboutissement de désirs et rêveries ; ne fournit-elle pas une sorte de « terre dasile » où lindividu néprouve plus de culpabilité envers ses désirs ? Puisque cette rigidité, cette pruderie sexuelle, est plutôt récente (trois cents ans ne représentant que quelques moments dans lhistoire indienne), si lon gratte la couche translucide de la surface, lon retrouve des habitudes très anciennes de donner libre expression au désir (cf. parmi dinnombrables exemples, les sculptures de Konark et les poèmes de Gitagovinda) ; ne serait-il pas inévitable quune telle austérité trouve un relâchement à travers la culture populaire quest la chanson du film ? Ajay Gehlawat évoque dans son étude 70a une séquence très sulfureuse du film Satyam Shivam Sundaram (Vérité, Dieu et Beauté, 1978 ; réalisateur et producteur : Raj Kapoor ; compositeur : Laxmikant-Pyarelal) qui contribue à renforcer notre propos. La chanson est tournée en mettant en évidence lhéroïne (lactrice Zeenat Aman qui joue le rôle dune paysanne) qui, habillée en tissu blanc et transparent, adore lidole du Dieu Shiva (représenté par le symbole phallique) : une fusion des éléments à la fois érotique et religieux qui permet au spectateur de prendre plaisir devant la sexualité manifeste de la scène sans éprouver la culpabilité normalement associée à une telle vision : laspect vraisemblablement religieux de la scène légitimise lérotisme. Comme il le remarque, en réalité, une femme ne pourrait jamais aller adorer lidole en public à moitié nue, ce serait un péché impardonnable. Mais le public cinéphile indien, tout en défendant scrupuleusement des murs sexuelles sévères, se sent libre de les transgresser à travers le cinéma. On y trouve une pratique répandue, une maîtrise, de dédoublement : le public se permet dans cet espace privilégié (et délimité) de la salle du cinéma toute la licence quil estime coupable et répréhensible dans la vie réelle. Lanalyse du cinéma hindi que fait le célèbre psychanalyste indien Sudhir Kakar 71 devient fort pertinente si on la raporte à notre interrogation : faisant référence à la définition des contes de fées donnée par Bruno Bettelheim 71a, Kakar suggère que bien que les films hindis puissent être irréels en terme de rationalité, néanmoins ils sont vrais, en ce qui concerne « une saisie ferme et confiante de la topographie du désir et de ses tribulations. » Kakar nhésite pas à constater que la « peinture du monde extérieur » faite par le film moyen hindi et sa pertinence vis-à-vis de la réalité extérieure ont beau être souvent douteuses, sa singularité se trouve dans son approche de cet élément indissociable du désir, le fantasme : « la mise en scène du désir, sa dramatisation sous forme visuelle ». Dans son analyse, il renverse la maxime dAristote « pas de désir sans fantasme » et lemploie pour étudier le cinéma hindi, qui est un véritable « monde de limaginaire nourri par le désir ». Le fantasme, avec sa capacité de « soustraire les désirs aux limites du possible et du raisonnable, de refaire le passé, dinventer un futur » pourrait servir à diminuer les tensions nées du conflit entre nos désirs et un environnement (répressif), ainsi que les conflits entre nos attentes et notre impuissance à les satisfaire dans ledit environnement. Shyam Benegal soutient ce postulat : « A travers le véhicule du fantasme et le processus didentification le film hindi guérit provisoirement les stresses principaux que subissent les Indiens dans leur vie quotidienne et leurs relations familiales... en un mot, les films hindis sont les versions contemporaines de vieux mythes connus. Ils créent également des mythes contemporains qui proposent des solutions pour les conflits engendrés par les changements politiques, économiques et sociaux. » 71a1. Ainsi, nous nous demandons si les filmi geet, « seule forme dominante musicale de lInde urbaine » 71a2, nont pas dautres finalités, qui dépassent le film lui-même et touchent la vie du spectateur ? Pourrait-on dire, en paraphrasant Robert J. Stoller 71b, quelles véhiculent lespoir, guérissent les traumatismes, défendent contre la réalité, cachent la vérité, fixent lidentité, restaurent le calme, éloignent la peur et la tristesse, purifient lâme ? Nous nous rendons compte que nous sortons du domaine du cinéma, et de notre questionnement sur les fonctionnalités des filmi geet dans les films. Nous entrons, en fait, dans la société indienne pour poursuivre notre interrogation sur leurs effets au-delà du film, ou de lindustrie du cinéma. Nous avons déjà défini les filmi geet comme un bien culturel, ce qui signifie non seulement un produit qui contribue à la création de richesse et d'emplois, mais aussi un vecteur des idées, des valeurs symboliques et des modes de vie 72. Il nous semble que cette expression est depuis très longtemps en rapport étroit avec le territoire sur lequel elle rayonne et vu sa portée extraordinaire dans le pays, ses influences sur le tissu socioculturel méritent un examen.
69a1. Ajay GEHLAWAT, « Playback as Mass Fantasy: The Hindi Film Experience » dans IndiaStar Review of Books - Retour au texte. 69a. Flûte de roseau dont on joue traditionnellement lors des mariages en Inde du Nord - Retour au texte. 69b. Edgar MORIN, « LEsprit du Temps I », Paris, Bernard Grasset, 1962, page 229 - Retour au texte. 70. Entretien du 25 août 2001. - Retour au texte. 70a0. Edgar MORIN, « LEsprit du Temps I », Paris, Bernard Grasset, 1962, page 236 - Retour au texte. 70a. Ajay GEHLAWAT, « Playback as Mass Fantasy: The Hindi Film Experience » dans IndiaStar Review of Books - Retour au texte. 71. Sudhir KAKAR, « Psychanalyse du film indien » dans « Le Cinéma indien ». Paris, LEquerre,1983, page 161 - 162 - Retour au texte. 71a. Bruno BETTELHEIM, « The Uses of Enchantment », New York, Knopf, 1976, pages 3 - 20 - Retour au texte. 71a1. Shyam BENEGAL, « Popular Cinema » dans « 100 Years of Cinema », sous la direction de Prabodh MAITRA, Nandan 1995, page 27 - Retour au texte. 71a2. Ibid - Retour au texte. 71b. Robert J. STOLLER, « Perversion », New York, Pantheon Books, 1975, page 55 - Retour au texte. 72. Document de lUNESCO sur les industries cultures, http://www.unesco.org - Retour au texte. |