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ii. La chanson pour accentuer la tension dramatique :
Les ressemblances
avec les fonctionnalités de la chanson dans lopéra ont été
relevées par Sanjeev Prakash, qui appelle la chanson « la raison dêtre du film
populaire » 65 en ce quelle contribue à lintrigue.
Au lieu de marquer une rupture dans le déroulement de lintrigue, ces séquences
représentent son accomplissement et sa relance. Dune manière différente, certes,
de ce qui est attendu du cinéma, mais, comme nous rappelle le musicien
et compositeur Vanraj Bhatia 65a, le
film hindi est « dabord et avant tout opératique ». Et ainsi, dans les moments
les plus dramatiques, souvent laction sarrête « pour faire place au chant,
qui exprime les plus fines nuances émotionnelles, sous toutes leurs
facettes, avec bien plus defficacité que le langage parlé ou les gestes convenus
» 65b.
Cest par cet aspect que le cinéma hindi
ressemble le plus explicitement aux diverses formes de théâtre classique indien, dont il
est l'héritier, que cela soit le kudiyattom du Kerala ou le yatra du
Bengale : dans toutes ces formes, lintrigue, quand elle arrive à ses points
culminants, a recours au chant pour souligner la vraie importance de lévénement et
pour extérioriser les émotions éprouvées par des personnages ainsi que leur impact sur
le déroulement de l'action.
Et le fait que les points culminants arrivent plusieurs fois dans un film -
avec chaque fois une chanson pour marquer la signification du moment - est aussi
évocateur de sa nature épisodique, encore un héritage du théâtre. C'est le célèbre
réalisateur, Rajiv Menon, qui a peut-être le mieux résumé la
situation : « ...en Inde, mélodrame est la combinaison des mots
mélodie et drame. » 65c.
Cet usage de la chanson pour amener au dénouement fut
perfectionné par Guru Dutt, un des réalisateurs les plus doués du cinéma indien, tous
genres compris. Guru Dutt, qui a lutté contre les contraintes de lindustrie du
cinéma populaire jusquà son suicide en 1964, dans les huit films quil a
réalisés a parfaitement inséré les séquences chantées dans la trame du film, à tel
point quil est impossible dimaginer ces films sans chansons. Car, à la
différence de la plupart des films hindi (surtout des films récents), elles ny
sont pas greffées artificiellement, mais introduites progressivement pour faire partie
intégrante de luvre. Le film qui nous intéresse particulièrement dans cette
étude est Pyaasa (LAssoiffé, 1957 ; compositeur : S.D. Burman ; Parolier :
Sahir Ludhianvi), un mélodrame romantique qui a pour thème « le soif inextinguible de
lartiste, du créateur, de lamoureux voulant être aimé et reconnu -l e drame intimiste du réalisateur lui-même - dans un monde insensible et dominé
par largent et les rapports de force », selon les mots d'Yves Thoraval 66.
Cest lhistoire de Vijay (interprété par Guru Dutt lui-même),
un poète dont les manuscrits sont rejetés par tous les éditeurs. Il est également
rejeté par ses propres frères. Un jour, il retrouve par hasard son amour de jeunesse,
Meena, qui a épousé un riche éditeur. Ce dernier engage Vijay, mais surtout pour
lhumilier, et le licencie bientôt. Vijay, sans toit, sans emploi, se met à boire
et vit dans la rue. Il passe même pour mort. Gulab, une prostituée qui était éprise de
Vijay et appréciait beaucoup ses poèmes, les fait éditer à ses frais chez le mari de
Meena. Le recueil devient un grand succès. Vijay, qui était en prison, se présente lors
de la célébration de lanniversaire de sa mort et provoque un scandale. La chanson
à laquelle nous faisons référence est en fait sa déclaration publique lors de cet
événement. Guru Dutt, à travers cette chanson (pleine dindignation et de
désenchantement) et la mise en scène (du poète à lombre à lentrée
dun immense théâtre rempli déditeurs, de critiques et de
la haute société) évocatrice dune « photographie raffinée en noir et blanc qui
décline tous les tons de la grisaille » 66a, propose une alliance envoûtante entre la composition, le jeu des
acteurs et la poésie :
Ye mahalon,
ye takhton, ye tajon ki duniya
Ye insaan ke dushman samajon ki duniya
Ye daulat ke bhooke ravajon ki duniya
Ye duniya agar mil bhi jaaye tho kya hin (2)
Har ik jism ghayal, har ik
rooh pyasi
Nigahon main uljhan, dilon main udasi
Ye duniya hain ya alam-e-badh-hawasi
Ye duniya agar mil bhi jaye tho kya hain (2)
Yahen ik khilona hai insaan ki hasthi
Ye basti hain murda taraston ki basti
Yahan par tho hain jeevan se maut sasthi
Ye duniya agar mil bhi jaye tho kya hain (2)
Jawani bhatakti hain batkaar bankar
Jawan jisme sajthe hain bazaar bankar
Yahan pyar hota hain vyopar bankar
Ye duniya agar mil bhi jaye tho kya hain (2)
Ye duniya jahan aadmi kuch nahin hain
Wafa kuch nahin dosti kuch nahin hain
Jahan pyar ki kadr hi kuch nahin hain
Ye duniya agar mil bhi jaye tho kya hain (2)
Jala do ise phoonk dalo ye duniya
Jala do, jala do, jalo do ise phook dalo ye duniya
Mere samne sehatalo ye duniya
Tumhari hain tum hi sambhalo ye duniya
Ye duniya agar mil bhi jaye tho kya hain (2) |
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[Ce monde de palais, de
trônes et de couronnes
ce monde de sociétés hostiles à lhomme
ce monde de coutumes, affamé dargent
à quoi sert-il de conquérir un tel monde ?]
[Partout des corps blessés, des
esprits assoiffés
des yeux perplexes, des curs troublés ...
est-ce bien le monde ou un miasme ?
à quoi sert-il de conquérir un tel monde ?]
[Lesprit de lhomme y
est un jouet
cest une colonie de cadavres
où moins chère que la vie est la mort
à quoi sert-il de conquérir un tel monde ?]
[La jeunesse erre comme une
malédiction
de jeunes corps se parent dans un marché
lamour sy met à létalage
à quoi sert-il de conquérir un tel monde ?]
[Ce monde où lhomme ne
compte pour rien
ni la fidélité ni lamitié non plus
ce monde où lamour ne vaut rien
à quoi sert-il de conquérir un tel monde ?]
[Brûle ce monde, éteins-le
brûle, brûle, brûle-le, éteins ce monde
efface ce monde de mes yeux
ce monde est le tien, garde-le pour toi
à quoi sert-il de conquérir un tel monde ?] |
La chanson commence toute doucement, comme
un murmure fatigué (qui correspond justement à létat desprit du poète
derrière les piliers) et gagne en force à chaque ligne, tantôt une interrogation
incrédule, tantôt un énoncé amer (les deux façons darticuler ye duniya agar mil bhi jaye tho kya hain dans chaque strophe sont bien
significatives de la multiplicité des émotions éprouvées par le poète : la première
fois, ce vers se chante avec agressivité et la deuxième fois, avec résignation) et se
termine par un crescendo, résonnant de fureur et de mépris. Le poète, en chantant,
descend lescalier, fait face au public et est agressé par les acolytes de
léditeur (qui a intérêt quil reste « mort » : cela encourage la vente de
ses uvres). Dans un dénouement rarement vu dans le cinéma indien, le héros nie
ses propres écrits devant le grand public (son refus du monde et de sa reconnaissance) et
quitte la ville avec Gulab (un deuxième acte de rébellion et de rejet des coutumes du
monde : les prostituées étant considérées comme « inépousables » par la société).
Un autre exemple de lusage de la chanson pour entraîner laction
dramatique vers son crescendo se trouve dans Mughal-e-Azam (Le Grand Moghol, 1960 ; réalisateur
: K.A. Asif ; compositeur : Naushad ; parolier : Shakeel Badayuni), le film à
grand spectacle dont les projections à la télévision attirent encore des millions de
spectateurs et dont les dialogues et chansons sont connus par cur, même quatre
décennies après sa sortie. Mughal-e-Azam raconte un « épisode » de la vie
des empereurs Moghols les plus célèbres : Akbar (joué par Prithviraj Kapoor) et son
fils, Prince Salim (le futur Empereur Jahangir, joué par Dilip Kumar) et leur grand
conflit (qui mène à une confrontation sur le champ de bataille entre leurs armées
respectives) provoqué par lamour de Salim pour une danseuse-esclave, Anarkali
(interprétée par Madhubala). Cet amour met en péril le futur de lempire car il
traverse les barrières entre les sphères privée et publique et transgresse les lois de
lEtat.
Lempereur interdit à Salim ce mariage et prévient Anarkali que, si
elle continue cette liaison, elle encourt la peine de mort. Celle-ci, à travers une des
scènes de danse les plus spectaculaires du cinéma indien, défie néanmoins ses ordres
et témoigne de son amour devant la cour entière. Dans ce film en noir et blanc,
cest la seule scène à être tournée en couleur, ce qui lui donne une dimension
chimérique et un certain surréalisme, à limage de la danseuse pirouettante,
reflétée dans les milliers de fragments de miroirs du Sheesh Mahal (le Palais du Miroir dAkbar,
soigneusement recréé pour le film). Nous ne présentons ici que quelques lignes qui sont
intéressantes dans ce quelles révèlent du rapport de force qui se joue entre
lempereur et lesclave pour le trône de lInde :
Jab pyar kiya to
darna kya (2)
aaj kahenge dil ka fasaana
jan bhi lele chahe zamana...
unki tamanna dil main rahegi
shamma isi mahfil mein rahegi ... |
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[Quy a-t-il à craindre
si lon est amoureuse ?
aujourdhui sera racontée le conte du cur
même si le monde me prend la vie]
[Mon désir pour lui règnera
dans ce cur
la flamme restera dans cette cour] |
Avec cette ouverture, Anarkali jette le
gant à lEmpereur Akbar, indiquant nettement la confiance en son amour et son
intention de désobéir à linterdiction. Le caméra se fixe sur le visage furieux
du roi, ensuite sur celui du prince, clairement sous le charme, et encore sur la danseuse,
dont le corps tournoyant se reflète dans un kaléidoscope de mouvements partout sur les
murs, le toit et le sol du Sheesh
Mahal, soulignant ainsi
son propos.
Chup na sakega
ishq hamara
charoon taraf hain unka nazaara
parda nahin jab koi khuda se
bandon se parda karna kya ... |
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[Notre amour ne peut se
cacher
Il est là, visible, en tous lieux
et s il ny a pas de voile même devant Dieu
pourquoi le garder devant ses fidèles ?] |
Cest le dernier défi et le coup
mortel quAnarkali donne avec la dernière phrase : elle rappelle à Akbar quil
nest pas divin, quentre eux il existe une relation égalitaire de mortel à
mortel, et quil y a quand même un Dieu, supérieur même à lEmpereur, seule
instance dont les ordres pourraient la détourner de son amour terrestre pour le Prince.
Anarkali est emprisonnée dans la scène suivante, condamnée à mort et le fils déclare
la guerre contre le père.
Dans les deux exemples que nous avons sélectionnées, nous avons tenté
dimaginer, sans succès, des alternatives aux méthodes utilisées pour exprimer les
différentes confrontations. Dans le premier cas, cest lartiste (ici, synonyme
de loutsider, du radical) qui saffronte aux maints adversaires anonymes
représentée par la société indifférente et philistine ; cest aussi le jugement
dune génération désillusionnée par la voie que prenait une jeune nation,
sceptique quant aux promesses faites au peuple lors de lIndépendance ; dans le
deuxième exemple, derrière la danseuse qui se rebelle contre laristocratie, il y a
un double conflit : non seulement celui du fils réfractaire et du père autoritaire mais,
sur un plan plus large, celui du désir individuel contre la raison dEtat qui ne
fait pas dexceptions, même quand il sagit de la famille royale. Le sentiment
personnel na pas de place dans la consolidation dun empire et de son avenir.
Nous nous demandons pourquoi la chanson arrive à véhiculer avec autant de
conviction des enjeux si divers de lintrigue, des facettes des personnages
concernés si multiples, et pourquoi le mot parlé (en effet, le dialogue) ne transmet pas
de manière aussi flagrante lessence de laction.
Est-ce que la chanson, si « immatérielle, fugace, non immédiatement
signifiante et non figurative » 67 quelle soit, arrive à avoir cet
impact dramatique parce quelle transcende la réflexion et lintellect ou le
logique et suscite chez lauditeur-spectateur une résonance non pas rationnelle mais
immédiatement émotionnelle ?
Si nous nous servons de lanalyse de Denis-Constant Martin sur la
réaction instinctive de lêtre humain devant la musique et lappliquons à la
chanson, qui nest quun enfant du langage musical, est-ce que nous
naurions pas un indice sur sa force dans luvre cinématographique qui
tente elle-même une représentation stylisée, si synthétisée et sélective, de la vie
? « Plus détachée que
dautres modes dexpression à légard du réel et des contraintes
quil impose à la vie, développée en un flux rythmé qui est à lui seul un outil
symbolique de mise en ordre du monde, les représentations ou éléments de représentations
quelle véhicule sont plus essentiellement liés à la vie (par le temps et le
corps, donc au drame qui se
joue entre la vie et la mort) et plus chargés affectivement. » 67a.Cest un énigme que nous voudrions
bien creuser mais que des contraintes matérielles précitées dans notre introduction ne
nous permettent pas daborder.
Cependant, il nous semble clair que la réussite de cette technique dépend
largement de la vision et la maîtrise du médium par le réalisateur et son équipe : la
chanson en tant que telle ne garantit pas lenchantement à la manière dune
formule magique, ni un apport indispensable pour le déroulement de laction. Nous
observons beaucoup de cas dabus dans lutilisation de la chanson pour des
scènes dramatiques où elles ralentissent laction voire détruisent le rythme de
son déroulement. Dans Gupt (Silence, 1997 ; réalisateur : Rajiv
Rai ; compositeur : Viju Shah), un polar, la dernière chanson Hota hain gupt gupt gupt (Tout est silencieux) qui accompagne
un spectacle de danse à luniversité - où le tueur est censé venir - interrompt
abruptement la poursuite du meurtrier, tue le suspense et abuse de la patience du
spectateur qui perd le fil de lhistoire (en fait, toutes les chansons de ce film
donnent limpression du remplissage à limage, et atténuent largement la
tension, élément primordial dun polar !) pendant cette longue séquence où des
dizaines de figurantes, le héros et les deux héroïnes changent maintes fois de costumes
et gambadent sur le plateau.

65. Sanjay PRAKASH, « La musique, la danse
et le film populaire » dans « CinémAction » n°30, Paris, Editions du cerf, 1984, page
195 - Retour au texte.
65a. Interview de Vanraj BHATIA par Ram
MOHAN, Cinéma Vision India, vol. I, n° 4, page 33 - Retour au texte.
65b. Ibid - Retour au texte.
65c. Rajiv MENON, dans une interview avec
Thoma SOTINEL dans Le Monde du 6 juin 2001 - Retour au texte.
66. Yves THORAVAL, « Les cinémas de
lInde », Paris, LHarmattan, 1998, page 95 - Retour au texte.
66a. Ibid, page 96 - Retour au texte.
67. Denis-Constant MARTIN, « Que me
chantez-vous là? Une sociologie de musiques populaires est-elle possible? » dans Musique
et Politique: les répertoires de lidentité, sous la direction dAlain
DARRE, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 1996, page 20. - Retour au texte.
67a. Ibid - Retour au texte. |