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iii. Le cinéma et le siècle,
apparition, développement, essor (suite) :
(c) Les années quarante, la décennie des turbulences : Ces
années ont semé les germes dun grand nombre de maux qui accableront
lindustrie jusquà nos jours. Cest une décennie que verra une guerre
mondiale, lapogée de la révolte contre limpérialisme anglais,
lindépendance de lInde et sa jumelle - la partition. Tous ces facteurs auront
des effets profonds et déstabilisants sur le cinéma indien dont le plus frappant est
leffondrement du règne des grandes compagnies, des studios, qui semblaient
le socle de lindustrie au début de cette décennie.
Dans les années 40, on voit que lactivité intense de lindustrie
de guerre imposée par les Anglais et les pays alliés déclenche une reprise de
léconomie indienne ; lemploi connaît un vrai boom (plusieurs milliers
douvriers arrivent dans les villes et sont embauchés) ce qui amène à un
gonflement du public potentiel et à une fréquentation des salles de cinéma dun
niveau encore jamais atteint. De vastes fortunes sont amassées dont une grande partie est illicite. Cet argent, fruit dactivités de spéculation, est
injecté dans lindustrie du cinéma par des « producteurs auto-proclamés» 53 qui
trouvent là une activité très rentable.
Henri Micciollo 54
nous rappelle des statistiques qui expriment nettement les faits : en 1940, pour
171 films distribués en Inde, 100 producteurs sont à luvre, dont déjà 42
étaient de nouveaux producteurs qui ont fait leur apparition au cours de lannée.
Au cours de la décennie, plus de 600 nouveaux producteurs plus ou moins
éphémères sont enregistrés, ce qui indique « à la fois lenvie dinvestir
dans le cinéma et linquiétante moralité de ces nouveaux venus » qui ne
possèdent ni studios, ni équipement, ni employés (ni, il faut le rappeler, une
connaissance de lart cinématographique). Donc, ils montent leurs productions au
coup par coup, en louant studios et laboratoires, et en engageant au cachet scénaristes,
musiciens, techniciens et acteurs qui, attirés par les cachets impressionnants, quittent
les studios où ils avaient le statut de salariés.
En effet, cela signifie aussi le début du star-system qui règne
encore sur le cinéma indien, car ces nouveaux producteurs sapercevant que
souvent le succès dun film est lié à sa distribution, entraient en compétition
pour avoir les grandes stars (et dans une moindre mesure, les réalisateurs et
compositeurs en vogue) dans leurs projets, leur proposant des cachets de plus en plus
élevés. Les stars elles-mêmes comprennent quelles peuvent augmenter leurs cachets
selon la demande croissante et jouer gros jeu. Toutes ces désertions précipitent la
chute des studios dont lorganisation professionnelle et linfrastructure autosuffisante (qui implique des frais élevés) est bouleversée. Ils
sont donc obligés de louer leurs installations et équipement à ces nouveaux venus, et
« la boucle est ainsi bouclée » 54a.
Ces transferts de pouvoir ont malheureusement des incidences marquantes sur
la production cinématographique et son esthétique : premièrement, lentrée en jeu
de largent de la spéculation qui finance les projets de nouveaux producteurs
saccompagne de pratiques frauduleuses, car cet argent non-déclarable est
payé sous la table et le bénéficiaire ne paie pas dimpôt sur ce revenu (au
départ, cétait le gouvernement anglais qui était le perdant, et cela a donné une
nuance patriotique à laffaire, mais les habitudes nont pas
changé depuis lindépendance).
Ce qui reste inexplicable est lapparente indifférence du gouvernement
depuis des décennies à cette « plaie de léconomie indienne » 54b, car il
sagit de vastes sommes dargent, en fait, dune véritable économie
parallèle qui sopère. Est-ce que le cinéma hindi reste plutôt imperméable
à la loi à cause de son énorme popularité ou, effectivement parce
quil représente - en Inde - « lopium des masses » 55,
perpétue-t-il des idéologies fortement conservatrices qui nincitent guère à une
mise en cause du statu quo, politique ou social, soutenant de la sorte les pouvoirs
en place ?
Lautre conséquence néfaste de cette période est la montée en
puissance des distributeurs : les salles de cinéma nayant pas eu un accroissement
correspondant à la production cinématographique pendant (et après) la guerre, on voit
un transfert de pouvoir du producteur au distributeur : ce dernier, rendu puissant par
labondance de films produits (dont la diffusion dépendait de leurs bonnes grâces),
pouvaient intervenir au niveau de la production, par des prêts, et par conséquent, leurs
préférences ont influencé le contenu et les styles de films : par exemple, ils avaient
une forte préférence pour les formules éprouvées, ayant déjà connu le
succès, ce qui explique la tendance de ce cinéma à se répéter et à plagier les
scénarios efficaces.
La chanson, alors, devient lélément clé du film hindi. Car les
réalisateurs, soumis aux exigences commerciales des distributeurs et producteurs à
imiter platement soit leurs prédécesseurs soit des films américains, réservent toute
leur ingéniosité pour les séquences chantées où ils peuvent enfin donner libre cours
à leur créativité et à leurs priorités cinématographiques. Les réalisateurs
travaillent en équipe avec des paroliers et des compositeurs pour pouvoir exprimer à
travers ces chansons, leurs mélodies, leurs paroles et leur mise en scène la grâce, la
subtilité et le style personnel qui leur sont interdits dans le film.
En effet, les séquences chantées deviennent
lessence du film : le moment où sont concentrés le message du film, les indices
quant au caractère des personnages et le credo artistique du réalisateur. Ce qui
explique pourquoi Partha Chatterjee les appelle « un film au sein du film » 56.
La célèbre critique rappelle, pour souligner son
discours, la mise en scène des séquences chantées du film Tansen (1943,
réalisateur : Jayant Desai, compositeur : Khemchand Prakash ; producteur : Ranjit
Movietone, Bombay), un des classiques éternels du cinéma indien, lhistoire du
grand compositeur Tansen, qui était le musicien préféré de lempereur Akbar. Dans le duo More Balepan ke Saathi,
chaela bhool ne dena (compagnon de mon enfance, ne moublie pas), qui représente
Tansen (interprété par K.L. Saigal) et son amour denfance, Tani
(lactrice-chanteuse Khursheed), juste avant le départ de Tansen pour Agra, la
capitale dAkbar. On comprend, à travers cette chanson, que Tani implore Tansen non
seulement de lui rester fidèle à elle, sa compagne, mais implicitement à ses idéaux
musicaux et à son intégrité même dans la cour royale. La séquence révèle
lessence du film, qui nest pas lévocation de la carrière glorieuse
quaura Tansen mais celle de ses repères avec la terre, symbolisée par Tani, qui
lui permettent davoir un rapport sublime avec la musique.
Un événement qui a eu un impact considérable sur lévolution du
cinéma a été la création de lIndian Peoples Theatre Association,
lIPTA (lAssociation pour le Théâtre National Populaire),
laile culturelle du Parti Communiste Indien (CPI), lancée en 1943 pour « défendre
la culture contre la fascisme et limpérialisme » 57. Dans les décennies 40 et 50,
lIPTA a beaucoup uvré pour lélaboration dune culture
davant-garde dans Inde contemporaine, premièrement dans le domaine de théâtre,
où elle a été la plus active, mais son influence s'est étendue également aux domaines
du cinéma et de la littérature.
Ce mouvement dampleur nationale est dautant plus important
quun grand nombre de membres de lintelligentsia culturelle du pays - acteurs,
réalisateurs, scénaristes, écrivains, journalistes, paroliers, musiciens, techniciens,
metteurs en scène de théâtre - en a fait partie à un moment ou à un autre et leur
engagement sexprimait dans leur travail. En ce qui concerne le cinéma populaire, le
scénariste-réalisateur Khwaja Ahmed Abbas, le caméraman-réalisateur Bimal Roy, le
réalisateur Chetan Anand, le compositeur Salil Choudhary, les poètes-paroliers Sahir
Ludhianvi et Majrooh Sultanpuri, et les acteurs Balraj Sahni et Utpal Dutt sont
quelques-unes des personnalités les plus connues associées à lIPTA.
Les uvres de K.A. Abbas, journaliste, critique et co-fondateur de
lIPTA, témoignent de ses préoccupations nationalistes et sociales : il a réalisé
en 1946 Dharti Ke Lal (Les Enfants de la Terre), le premier film indien à être
projeté à Moscou, Londres et Paris et qui traitait des horreurs de la famine qua
subie le Bengale en 1943 (provoquée principalement par ladministration
anglaise) dans une optique de documentaire. Yves Thoraval lappelle un des
premiers et des plus puissants films jamais réalisés sur la misère rurale du Tiers-
Monde 58.
En même temps, cest une célébration des valeurs et de lharmonie paysannes
communautaires, en directe opposition avec la cruauté et les horreurs de la vie citadine,
un thème qui obsède le cinéma indien.
Un autre film remarquable de cette époque est Kalpana (lImagination,
1947) réalisé par Uday Shankar (le frère de Ravi Shankar), le célèbre danseur et
chorégraphe. Kalpana a été le premier film centré exclusivement sur la danse et
a été salué dans le monde entier (mais pas par les grandes masses
indiennes) pour « ses audaces dans lutilisation de la lumière, ses décors et ses
mouvements de caméra » 58a.
Pourtant cest une décennie dont le signe
principal a été la violence. Elle sest terminée avec laboutissement
dun siècle de protestations contre le colonialisme anglais : lindépendance
(le 15 août 1947). Mais la jubilation a été éclipsée par la Partition du
sous-continent en deux états, lInde et le Pakistan (occidental et oriental, qui
deviendra le Bangladesh), vite suivie de lassassinat de Gandhi par un extrémiste du
RSS, le parti de lextrême droite qui la accusé dêtre « pro-musulman
». La division du sous-contient s'est faite pour des raisons politico-religieuses et
lexode qui s'en est suivi (le plus effroyable du XXe siècle) a entraîné 1 million
de morts, et 10 millions de réfugiés (5 millions de musulmans vers les deux côtés du
Pakistan ; plus de 4 millions d'hindous et des centaines de milliers de Sikhs vers
lInde actuelle) et une plaie dont la cicatrice est encore à vif pour des millions
dIndiens, de Pakistanais et de Bangladeshis. Le traumatisme de cet événement est
vivant dans les souvenirs de Pakistanais, de Bangladeshis (qui ont vécu une deuxième coupure
: en 1972 année de la sécession avec le Pakistan) et dIndiens, surtout du
nord-ouest, où presque chaque famille a perdu soit des proches, soit de la terre et du
patrimoine lors de la division ou des émeutes qui ont suivi. Il se reflète dans le
cinéma également.
Sur un plan immédiat, il a provoqué une crise dans le cinéma bengali qui a
brusquement perdu une partie importante de sa zone de diffusion. Par ailleurs, le nouveau
gouvernement indien, qui cherchait partout des sources de revenus, a décidé
dimposer diverses taxes à lindustrie du cinéma qui sélevaient à
hauteur de 60% des recettes totales dun film. La Films Division, organisme officiel
pour la réalisation et la promotion de films documentaires et dactualité a été
créé en 1948 et il est devenu obligatoire de diffuser ses films dans chaque salle de
cinéma et de payer un forfait hebdomadaire pour les droits de diffusion. La nouvelle loi
sur la censure serait bientôt mise en application (1952), elle serait presque aussi
rigide que celle des Anglais : linterdiction du baiser sur les lèvres serait une
des décisions les plus frappantes.
La Partition a entraîné le départ de certains dartistes parmi les
plus talentueux de lindustrie cinématographique au Pakistan : Noorjehan, surnommé le
rossignol, a émigré à Lahore, ainsi que son mentor, Ghulam Haider, le
compositeur. En même temps, lindustrie indienne a aussi accueilli une foule
dartistes talentueux originaires du Pakistan.
(d) Lâge dor du cinéma populaire indien : Cest une
période qui suivait de grandes tumultes, au lendemain de lobtention de
lindépendance. Et dans les débris de la partition, des pertes, du déracinement,
des émeutes, on voit quand même lépanouissement de cette dimension du cinéma
populaire, les chansons, qui devenaient lécho des espérances, frustrations et
rêves de toute une nation qui à la fois fêtait son indépendance et faisait le deuil de
son amputation ; qui se trouvait libérée des carcans du colon mais investie de
lénorme responsabilité de remettre sur pied une économie précaire et
dabolir les inégalités sociales qui régnaient depuis des millénaires. Mais
cest aussi lépoque où lInde a découvert le cinéma international,
notamment le cinéma néo-réaliste italien, qui a marqué profondément toute une
génération de réalisateurs : le Festival International du Cinéma organisé par la
Films Division a permis à Bimal Roy, par exemple, de faire la connaissance des
uvres de Vittorio de Sica à travers le Voleur de Bicyclette qui lui a fait
une grosse impression et la influencé dans son rejet des styles factices du cinéma
hindi.
La période marque également larrivée de grands poètes urdus et
hindis dans lindustrie du cinéma hindi en tant que paroliers des chansons : Shakeel
Badayuni, Shailendra, Majrooh Sultanpuri, Kaifi Azmi et Sahir Ludhianvi parmi
dautres. Ce dernier, descendant dune famille daristocrates du Punjab,
sest engagé dans la lutte pour lindépendance dès ses années
universitaires. Membre du Parti Communiste et de lIPTA, il fut emprisonné plusieurs
fois dans les années quarante. Il avait décidé dutiliser limmense portée
du cinéma pour propager sa philosophie auprès des masses. Les ghazals quil
a écrits pour le film Pyaasa (LAssoiffé, 1957 ; le chef duvre
ensorceleur de Guru Dutt) ont un degré de raffinement littéraire digne de la meilleure
poésie de vieux maîtres comme Ghalib.
Malgré leffondrement des studios, quelques éléments ont perduré :
les paroliers travaillaient souvent en tandem avec tel ou tel compositeur et réalisateur,
créant des équipes artistiques qui ont parfois duré pendant des décennies. Raj Kapoor,
fils de Prithviraj Kapoor, et fondateur de la maison de production RK Films, a travaillé
pendant presque trente ans avec le duo des compositeurs Shankar - Jaikishen et les
paroliers Hasrat Jaipuri et Shailendra. Pour Guru Dutt, le magic team était Sahir
Ludhianvi/ Kaifi Azmi et le compositeur S. D. Burman (pour ses premiers films dun
ton plus léger, il avait travaillé avec le compositeur O.P. Nayyar et le poète Majrooh
Sultanpuri). Il y a eu une véritable irruption de talents dans le monde de la musique de
films. Des compositeurs de grande renommée tels que Naushad, Khayyam, Ghulam Mohammed,
Sajjad Hussain etc. qui avaient une maîtrise impressionnante des musiques classiques ont
trouvé de jeunes rivaux dignes de leur niveau en S.D. Burman, Salil Chaudhary, et Hemant
Kumar - qui ont apporté avec eux leurs musiques régionales - et en C. Ramachandra,
Roshan, Madan Mohan et le duo Shankar-Jaikishen.
La mort de K.L. Saigal et le départ en Pakistan de Noorjehan ont laissé
place à une nouvelle génération de chanteurs en playback qui allait dominer
lindustrie pendant environ quatre décennies. La place dhonneur parmi les
chanteuses revient indubitablement à Lata Mangeshkar. Cette dernière a initié un style
particulier qui consite à garder la voix très haut perchée, tout en restant dans le
ton. Sa voix - depuis plus de 50 ans - a été employée pour des héroïnes dont elle
pouvait si bien illustrer linnocence et la pureté. Geeta Dutt, une autre chanteuse
très talentueuse, sest, elle, caractérisée par un style espiègle et aguichant
dun point de vue érotique. Un style qui a été depuis imité avec beaucoup de
succès par Asha Bhonsle, la sur cadette de Lata Mangeshkar.
Quant aux chanteurs, la formidable popularité de Mohammed Rafi (disciple du
célèbre musicien Ustad Badé Waheed Khan de Kirana), ainsi que le registre et la
profondeur de sa voix ont été et restent sans égaux. Qu'il s'agisse d'une chanson du
répertoire classique comme Puchho na kaise maine rain bitai (Ne demande pas
comment jai passé la nuit), ou d'un numéro léger et satirique comme Aye dil
hai mushkil jeena yahan (ô mon cur, la vie est bien dure ici), ou d'une chanson
damour inspirée du rock comme Tum ne mujhe dekha (Tu mas regardé
...), il était totalement convaincant. Mukesh, Talat Mahmood, Kishore Kumar et Manna Dey
ont été dautres chanteurs de grande renommée.
La force de Mukesh, qui comme Saigal n'avait pas de formation en musique
classique, résidait dans sa capacité à mettre à nu lémotion, évoquée sur
lécran, par les nuances de sa voix. Talat Mahmood sest spécialisé dans le
style sentimental du ghazal : pourtant avec loccidentalisation de la musique
dans les années soixante, il na pu garder sa place. Kishore Kumar est le premier
chanteur après Saigal à avoir été aussi un excellent acteur (mais plutôt dans des
rôles comiques). Labsence de formation en musique classique ne la pas
empêché de rencontrer un succès phénoménal, grâce surtout à son talent pour
évoquer les moindres nuances dexpression, et à son exubérance naturelle. Il
nétait pas rare non plus quun comédien ou une comédienne privilégie un
chanteur ou une chanteuse plutôt que dautres pour faire le doublage de « leurs »
chansons, car cela permettait une sorte de continuité dans la voix des personnages
quils jouaient : par exemple, Mukesh chantait presque toujours dans les films de Raj
Kapoor et la voix de Dev Anand était plutôt associée avec celle de Kishore Kumar à
partir des années 60.
Mais il y avait dautres effets de lIndépendance que ce cinéma
reflétait. LIndépendance sest accompagnée en effet de larrivée de
millions de réfugiés des deux côtés des frontières. La plupart de ces réfugiés se
sont installés dans les villes. Les villes avaient aussi subi une explosion immédiate de
leur population à cause de lexode après la famine des années quarante et pendant
la Deuxième Guerre Mondiale. Donc elles étaient majoritairement peuplées par une
population rurale, pour laquelle les repères et les valeurs étaient encore celles
représentées par la vie villageoise : la famille élargie, la caste, la religion, le
métier traditionnel, tout le réseau dense de relations humaines extrêmement codifiées,
des valeurs et principes connus. La ville donc symbolisait à la fois la refuge
économique et une zone dangereuse, marquée par limmoralité et la corruption. Et
le nouvel habitant des villes était doublement vulnérable, à cause de son ignorance des
codes de ce monde et de labsence de protection familiale (qui, dans le contexte
indien, implique non pas celle de la famille proche mais le bouclier fourni par toute la
communauté, ou le village).
Cette dichotomie entre la vie en sécurité affective et morale (malgré la
pénurie) dans le village et la solitude et lanonymat (qui, pour un Indien, est un
destin effrayant) quimplique la ville tout en étant le land of opportunity, le
lieu où il peut gagner sa fortune, est le thème sous-jacent et récurrent dune
grande majorité de films de cet époque. Nasreen Kabir y impute aussi la génèse du
thème du « perdu et retrouvé », les histoires de familles ou damis séparés
dans - et par - les villes, un thème répété ad nauseam dans le cinéma
populaire. Il est aussi intéressant, nous signale-t-elle, de voir ce thème comme une
représentation allégorique de lInde qui « trouve » son
indépendance, et « perd » en même temps une grande partie de son entité (le Pakistan
et le Bangladesh) ainsi que son lien avec le colon, lAngleterre 59 .
Cette love-hate relation, la relation ambiguë dattraction
irrésistible et de répulsion, voire de peur, avec la ville est, de façon drôle mais
juste, évoquée et décrite - en utilisant le langage de la rue, avec tout son
argot - par le poète Majrooh Sultanpuri dans le film C.I.D. (1956, réalisateur :
Guru Dutt ; producteur : Raj Khosla ; compositeur: O.P. Nayyar) à travers une chanson
(interprétée aussi justement par le chanteur Mohammed Rafi) incarnée par le comédien
Johnny Walker :
Aye dil hai
mushkil, jeena yahan
Zara Hatké,Zjara bachké,
Ye hai Bombay meri jaan
Kahin building, kahin tramen
Kahin motor kahin mill
Milta hain yahan sabkuch
Ik milta nahin dil
Insaan ka nahin kahin naam o nishan
Zara Hatké,Zjara bachké,
Ye hai Bombay meri jaan |
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[ô mon cur, la vie est bien
dure ici
Fais gaffe, prends garde
Car voici Bombay, mon amour]
[
Partout y a des immeubles, des trams
Y a des autos, des usines
On trouve tout ici
Tout sauf le cur]
[
Mais de lhomme, y a aucune trace
Fais gaffe, prends garde
Car voici Bombay, mon amour] |
Lépoque est aussi marquée par la
transformation du film hindi en "all India film" : la Constitution
a donné à la langue hindie le statut de langue nationale, et tente de lintroduire
comme langue secondaire dans le cursus de toutes les écoles en Inde (une décision
violemment contestée dans plusieurs états et pas encore complètement mise en
uvre). Avec lénorme exode rural (la population du pays reste, quand même,
majoritairement rurale : à 75%), le public potentiel du cinéma s'accroît
exponentiellement : pour ce nouvel « immigré », le seul mode de divertissement
quil peut soffrir est un billet de cinéma (or, dans son village, il pouvait
régulièrement assister aux spectacles de danse, de théâtre populaire et dautres
moyens dexpression grâce aux troupes itinérantes, aux festivals religieux, etc.).
Le cinéma hindi vise donc au LCD (Lowest Common Denominateur : le
dénominateur commun le plus bas), insère dans ses films des éléments
hétérogènes quil estime susceptibles dattirer toutes sortes de publics et
les produit en série. Voici aussi une des raisons pour lesquelles les valeurs
traditionnelles, les coutumes et les pratiques conservatrices, voire régressives, sont
idéalisées : pour lhomme venu du village, elles constituent les seuls repères
quil lui reste dans ce monde étrange.
Et il s'agissait là de valeurs soutenues même par les réalisateurs du
courant progressiste, combatif et politiquement engagé. Même les géants de cette
époque, qu'Yves Thoroval appelle les « quatre grands du cinéma hindoustani »
- Mehboob Khan, Guru Dutt, Bimal Roy et Raj Kapoor - tâchaient de magnifier la
paysannerie, quils considéraient comme le conservatoire des valeurs indiennes. Ces
cinéastes, qui ont lancé le courant « intermédiaire » entre le traditionalisme du
cinéma commercial et lidéalisme de lintelligentsia, nont pas essayé
de transgresser les lois du cinéma populaire hindi (à part Guru Dutt,
qui a lourdement payé son idéalisme et ses convictions) mais plutôt de «
linfluencer à lintérieur même de ses conventions thématiques et
esthétiques dans une moindre mesure » 59a.
Malgré des styles bien différents, ce quils avaient en commun était
une préoccupation pour la justice, la liberté et légalité et ils arrivaient à
insuffler leurs messages même dans les plus « divertissantes » de leurs uvres :
ainsi, même dans une comédie comme Mr. & Mrs. 55 (1955), nous voyons
limportance que Guru Dutt donnait à lartiste écrasé par la société ; et
que Mehboob Khan, même dans un histoire damour « triangulaire » comme Andaz (Beau Monde, 1949) valorise le
développement industriel capitaliste de lInde nouvellement indépendante. Ce que
les quatre avaient également en commun, cétait une habilité extraordinaire dans
la mise en image des chansons de leurs films, ainsi quune extrême exigence sur la
qualité de la musique utilisée. Nous allons étudier leur utilisation des chansons pour
différents buts et la manière dont ils les mettaient en scène dans la deuxième partie.
Nous constatons une déception croissante vers la fin de
ces deux décennies : peut-être nétait-ce que la conclusion attendue des années
despérance et doptimisme suscités par la nouvelle souveraineté. Après
tout, indique le critique Chidananda Dasgupta 60, les années soixante ont aussi été
marquées par deux grandes guerres (dont la première en 1962, une défaite écrasante
face à la Chine), la mort de Jawaharlal Nehru, un Premier Ministre bien aimé, et
linaccessibilité des idéaux promis par lIndépendance. Tout cela a
déclenché un désenchantement profond vis à vis de lEtat et du système
judiciaire.
Le cinéma a véhiculé de plus en plus ce désenchantement en intégrant des
thèmes du crime et de la vengeance, et pour éléments principaux, la violence et la
vulgarité. Quant à la musique, elle avait lair de devenir un véritable réservoir
de musiques de lOccident, et leur influence devenait bien visible surtout dans les
uvres de R.D. Burman (le fils de S.D. Burman).

53. Yves THORAVAL, « Les cinémas de
lInde », Paris, LHarmattan, 1998, page 66 - Retour au texte.
54. Henri MICCIOLLO, « Le cinéma indien:
tentative de repérages » dans « INDOMANIA: le cinéma indien des origines à nos jours
», Cinémathèque Française, 1995, page 75 - Retour
au texte.
54a. Ibid, page 76 - Retour au texte.
54b. Ibid, page 77 - Retour au texte.
55. K. Moti GOKULSINGH et Wimal DISSANAYAKA,
« Indian Popular Cinema: a narrative of structural change », Londres, Trentham Books,
1998, page 88 - Retour au texte.
56. Partha CHATTERJEE, « When Melody ruled
the day » dans « Indian Horizons » vol. 44, Delhi, Indian Council for Cultural
Relations, 1995, page 57 - Retour au texte.
57. Yves THORAVAL, « Les cinémas de
lInde », Paris, LHarmattan, 1998, page 497 - Retour au texte.
58. Yves THORAVAL, « Les cinémas de
lInde », Paris, LHarmattan, 1998, page 119 - Retour au texte.
58a. Ibid, page 82 - Retour au texte.
59. Nasreen KABIR, « LEcran de Bombay
», dans « LInde: Séduction et Tumulte », dirigé par Denys CRUSE, Paris,
Autrement, mai 1985, pages 20-5 - Retour au
texte.
59a. Yves THORAVAL, « Les cinémas de
lInde », Paris, LHarmattan, 1998, page 90 - Retour au texte.
60. dans « Rasa: The Indian Performing Arts
in the last 25 years; Vol II: Theatre and Cinema » New Delhi, éd. Anamika Kala Sangham,
1995, page 225 - Retour au texte. |