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S’il existe de nos jours à la Guadeloupe et à la Martinique une telle
présence culturelle et artistique de l’Inde, c’est à la transmission des
fondements religieux de cette culture et de ces arts par les immigrants
venus dans les îles durant la seconde moitié du XIXème siècle qu’on la doit.
Car ces travailleurs pauvres, déplacés dans de très dures conditions,
portaient en eux, à défaut de biens matériels, leur héritage immatériel.
Or on n’honore pas les Dieux comme on le
ferait pour de simples mortels. On n’improvise pas ; il faut puiser dans la
mémoire des gestes et des paroles. Les Dieux exigent des rites précis, des
chants et des rythmes qu’on ne peut pas transformer, et dont l’oubli
séparerait d’eux à jamais. Bien plus, ils dictent des goûts et des
interdits ; ils exigent des conduites, des choix ; c’est d’eux que procède
ce qui est bon, ce qui est beau, ce qui est bien. Ils guident aussi les
formes visibles sous lesquelles il doivent être représentés, les couleurs à
utiliser; ils enseignent que leur environnement exige des distances, des
purifications, des ornements. C’est eux qui donnent un ordre et un sens à
l’univers végétal et qui insufflent leur pouvoir dans certaines plantes,
dans certains arbres, dans certaines fleurs sans lesquels tout culte serait
invalide, et qui grâce à eux sont capables de protéger ou de guérir.
Ces enracinements dans le divin donnent
un très grand poids à tout ce qui touche au religieux, de près ou de loin,
et rendent sa transmission nécessaire. Car, si les immigrants étaient prêts
à changer de pays, de travail, voire les immigrants étaient prêts à changer
de langue, ils ne l’étaient pas à changer de Dieux, même lorsqu’ils les ont
revêtus sous la contrainte des oripeaux des saints d’une autre religion. Et
finalement, ce sont les exigences de ces Dieux nécessaires qui ont permis le
transfert aux îles d’une identité et la survie d’une culture.
Aussi, tout s’intrique-t-il et on ne
peut pas parler des « arts » ou de la « culture » d’origine indienne dans
les îles si l’on fait abstraction du religieux qui les imbibe et les fait
vivre. Religieux qui s’appuie sur une foi qui est du niveau des évidences
primordiales, qui est de l’ordre de la Nature, de cet évident qu’on ne
discute pas, même si on l’aménage pour le présenter à ceux qui ne le
comprennent pas. La foi, comme toujours détourne l’attention de ce qui
l’affaiblirait et attise ce qui la conforte, et l’univers des cultes et des
cérémonies est en même temps son fruit et son ferment.
Mais si cette foi a permis qu’une
culture survive à un transfert aussi improbable, un transfert qui hachait
menu les structures sociales qui, en Inde, l’entouraient et la soutenaient,
c’est qu’elle n’était pas la simple mémoire plus ou moins nostalgique que le
pays lointain éveille chez bien des émigrés. C’est qu’elle était vivante ;
les Dieux s’étaient exilés avec les émigrants et s’étaient installés auprès
d’eux. Ils étaient là, dans les îles, au côté des plantations et des usines.
Et cette vie continue : tout ce dont
traite ce livre est vivant. Vivantes les musiques, et vivante la
construction des temples, vivant le souci de faire passer aux générations
suivantes, plus de cent cinquante années après l’arrivée des premiers
immigrants, les biens invisibles mais essentiels qui les accompagnaient
durant leur traversée. Mais vivant signifie également « mobile »,
« changeant », capable de s’ajuster à ce qu’apporte chaque époque. Sous
peine de mourir, de se figer, de se mettre « en conserve », aucune religion
ne peut se permettre l’immobilité. C’est là le drame des intégrismes, qui
sont pour les cultes des façons de mourir. Comment alors vivre ces
changements en évitant les ruptures, faire que ce soit justement pour rester
fidèle au sens que l’on puisse peu à peu modifier la forme ?
On verra que l’observation des arts, en
particulier des images du divin et de la musique des cultes, nous donne
accès aux réponses que le tâtonnement des hommes aux prises avec une société
qui change apportent à la permanence des exigences du divin. Tout semble se
passer comme au long d’une marche pendant laquelle le paysage change mais
pas le but du voyage
Et justement, parce que l’hindouisme des
Antilles est vivant, le grand vent du large a soufflé. Comme tout vent, il
balaie ce qui est fragile et il dépose des apports inconnus. Et les
innovations, les échanges à l’échelle mondiale ont leur écho jusqu’au
tréfonds des cultes que conduisent aux Antilles les croyants les plus
modestes.
Écho qui retentit aussi dans tout ce que
l’on produit de beauté pour honorer les Dieux : temples, statues, musiques,
vêtements, rituels s’ajustent plus ou moins vite. Dans bien des cas, il ne
s’agit que de petits « coups de pouce » donnés par un officiant, un
sculpteur, un musicien. Dans d’autres, le bouleversement est plus profond.
On importe de l’Inde, directement ou par le relais d’autres lieux d’exil
d’originaires de l’Inde, des pans entiers d’un hindouisme jusque-là inconnu
ou parfois oublié : on construit les temples d’une autre façon, on a de
nouveaux modèles pour les statues, on acquiert de nouveaux instruments de
musique avec lesquels on exécute des formes musicales qui n’étaient jamais
venues aux îles.
Ces changements ébranlent les équilibres
anciens, créent des doutes et des conflits, mais ils donnent essor à un
dynamisme très vigoureux dont les manifestations apparaissent au regard le
moins averti. Ils suscitent des discussions sur ce qu’il est opportun de
conserver et sur le chemin légitime d’un changement. Discussions qui
touchent au cœur de l’ensemble évoqué en ouvrant ce livre, cet ensemble fait
de rites et d’objets, appuyé sur une foi, fondement d’une survie car surtout
porteur d’une identité. Et la question qui se pose va bien au delà de ce qui
se passe aux Antilles : que faire du patrimoine qui nous a fondés, lorsque
son maintien immobile nous étouffe tandis que son effondrement nous
anéantirait ? L’expérience que vivent à ce propos les descendants des
immigrés engagés au 19ème siècle pour travailler aux Antilles,
donne sur ces questions une leçon dont l’enseignement dépasse leur cas
particulier.
Ce livre essaie d’en rendre compte en décrivant et en illustrant la réalité
actuelle, en s’appuyant sur la mémoire indienne dans les îles, et en
observant les changements en cours. Grâce à de nombreux entretiens avec des
personnes très diverses, qui sont engagées à des titres très variés dans la
vie religieuse, culturelle et politique, nous testons alors quelques
hypothèses, en vue de comprendre quelles forces et quels enjeux forment le
soubassement de ce que nous pouvons observer, qu’il s’agisse de permanences
ou d’innovations.
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