Marie-France Mourregot est Docteur en Anthropologie sociale et historique (E.H.E.S.S, Paris). Ce texte est originalement celui d'une intervention au colloque "Dialogue des cultures dans l'océan Indien occidental (XVIIe - XXe siècles)" à Saint-Denis de la Réunion en novembre 2008.
Des documents
d’archives attestent la présence de musulmans dans les cargaisons
d’engagés indiens déversées à la Réunion pour travailler dans les
plantations de canne à sucre. L’état nominatif des 268 Indiens
embarqués à Yanaon pour Bourbon entre le 16 mars 1828 et le 6 août
1829 montre que 39 d’entre eux étaient qualifiés de « Musulmans »[1].
Les archives disent aussi que des esclaves comoriens, musulmans,
furent vendus à des colons de Bourbon au temps de la traite.
D’autres esclaves encore, dits « Arabes », recrutés sur le pourtour
de la mer Rouge et « Malais », originaires des îles
islamisées du Sud-Est asiatique étaient certainement « Mahométans ».
Des Indiens musulmans libres, anciens marins, appelés « lascars » et
des Malais libres ont été employés comme domestiques sur les
habitations de la colonie, comme ouvriers : forgerons, charpentiers
ou encore artisans.
Les immigrés
gujaratis qui arrivent à la Réunion dans la seconde moitié du XIXème
siècle ne sont donc pas les premiers musulmans à fouler le sol de
l’île, mais, ce sont eux qui, choisissant de faire de la Réunion
leur patrie, ont décidé de la présence visible de l’islam dans
l’espace public. La réalité réunionnaise, terre de croyances
plurielles, n’impliquait pas que les immigrés organisent leur culte
dans l’ombre. 1- les pionniers
Partout, des hommes
transplantés ont eu à coeur de posséder leurs propres institutions
religieuses. « La répétition des gestes religieux devient pour
l’homme transplanté plus vitale que leur signification théologique.
La religion devient mémoire d’un peuple. »[2]. 2- La première mosquée de France
C’est rue du Grand
Chemin, l’actuelle rue Maréchal Leclerc, à Saint-Denis qu’en 1892
ceux que les Services de l’Immigration appellent les Indiens
Mahométans de Bombay et que les Créoles désignent comme « Zarabes »
en raison de leur appartenance religieuse, achètent un bien
immobilier destiné à devenir leur lieu de culte. Dans cette rue
passante et dans les rues adjacentes, ils ont ouvert des commerces
depuis une trentaine d’années et veulent que leur lieu de culte soit
proche de leur lieu de vie afin de pouvoir respecter l’injonction
coranique des cinq prières quotidiennes. Les acquéreurs de ce bien
sont au nombre de cinq. 3- La mosquée de Saint-Pierre
L’année même de
l’inauguration de la grande mosquée de Saint-Denis, la communauté
musulmane de Saint-Pierre, grosse d’une quarantaine de personnes,
procédait à l’achat d’un terrain, rue des Bons Enfants, en plein
centre ville, là où les Goujaratis ont ouvert des commerces.
C’est là que la première mosquée de Saint-Pierre, sobre avec des
murs de pierres assemblées par un mortier de sable et de chaux et
recouverte d’un crépi,[10]
a été inaugurée, en 1913. Elle sera à plusieurs reprises agrandie,
rénovée, embellie. En 1975, elle prendra sa forme actuelle, celle
d’un majestueux édifice comportant cinq dômes et un minaret très
effilé qui s’élève à 42 mètres. Elle est dotée d’une vaste salle de
prière capable d’accueillir 1.200 personnes pour la prière du
vendredi. Elle portera dès lors le nom d’Atyab ul-Masâjid :
la plus parfaite des mosquées. Détail particulier, un grenadier et
un palmier dattier, arbres sacrés de l’islam, ont été plantés là. 4 – Le cimetière musulman de Saint-Denis
Si le cimetière est
toujours un lieu chargé d’émotion, il est, à la Réunion, un endroit
magico-religieux frappé de superstitions et d’interdits où la
diversité culturelle s’exprime au grand jour. Les tombes des
Chinois, des Hindous qui voisinent avec celles des Créoles arborent
des signes particuliers, parfois ostentatoires, qui permettent de
les identifier au premier regard. Les tombes des musulmans ne sont
pas là.
C’est en
1900 que les commerçants gujaratis vivant à Saint-Denis ont
décidé d’avoir leur propre lieu de sépulture afin de pouvoir
enterrer leurs défunts dans le strict respect des prescriptions
coraniques. Jusque-là, huit tombes leur avaient été
attribuées dans un espace non béni du cimetière municipal de
Saint-Denis. En exil, mourir pose presque plus de problèmes que
vivre : les musulmans ne peuvent pas être enterrés avec les
chrétiens. L’éloignement géographique de leur terre natale rendait
tout rapatriement impossible. 5- Le cimetière musulman de Saint-Pierre
A l’instar des musulmans
de Saint-Denis, ceux de Saint-Pierre, obligés d’ensevelir leurs
défunts dans le cimetière municipal[17],
manifestèrent l’intention d’avoir leur propre lieu de sépulture.
C’est un commerçant de Saint-Denis qui, en 1923 acheta, dans ce but,
un terrain de 10.000 m² à Saint-Pierre. Le Gouverneur Lapalud ayant
accordé l’indispensable autorisation, le deuxième cimetière musulman
de France, le cimetière musulman de Saint-Pierre fut inauguré en
1924. A quoi ressemble un cimetière musulman sunnite à la Réunion ? Le contraste avec la luxuriance des cimetières catholiques, toujours fleuris, est saisissant. A l’ombre de frangipaniers, le cimetière musulman est un espace d’une grande sobriété. Les tombes, orientées dans la direction de la Mecque, ne reflètent rien des disparités sociales de la communauté. Hormis quelques tombes anciennes marquées en gujarati, elles sont toutes semblables : un rectangle de terre battue, dont les contours sont soulignés d’un encadrement en ciment, parfois peint en blanc. Une petite stèle, dans le même ciment blanc, porte une ou plusieurs inscriptions en français, parfois en arabe, qui indiquent l’identité de ceux qui reposent là. Ici, pas de marbre, de tombeaux, encore moins de mausolées, pas de photos non plus. En souvenir d’un geste du Prophète, la plupart des tombes portent un arbuste, des plantes à fleurs, dont la vie-même est remémoration d’Allah. A la Réunion, le cimetière appartient à la communauté, c’est un bien waqf - de mainmorte - les familles n’ont pas à acheter de concession. Ici, comme à la mosquée, on ne rencontre pas de femmes ou très exceptionnellement et seulement accompagnées de leur mari. Les femmes n’assistent pas aux enterrements. 6 - Comment les Indo-musulmans sont-ils parvenus à imposer leurs structures islamiques dans l’espace public réunionnais ? Sur cette terre de croyances et d’appartenances plurielles où la religion est prégnante, ils se sont inscrits dans une démarche trans-générationnelle consistant à acquérir des biens destinés à la gloire d’Allah et à les transmettre à leurs enfants. On observe la détermination sans faille des immigrés des premières générations qui, ne comptant que sur eux-mêmes, se sont groupés pour acheter des biens inaliénables qui sont devenus officiellement patrimoine communautaire, des années plus tard, grâce à des transferts de propriété en faveur des associations de gestion qu’ils ont créées. L’islam ne faisant pas peur, les Indo-musulmans ont bénéficié de la tolérance des pouvoirs publics et de l’appui des élus locaux avec qui les dirigeants de la communauté ont toujours entretenu de bonnes relations. Leur réussite commerciale leur a permis de ne pas avoir à solliciter de bailleurs de fonds étranger et de rester libres de leurs choix. Elle leur a donné un poids considérable avec lequel les politiques ont du compter. Héritiers de leurs aînés, les Indo-musulmans de la période contemporaine construisent et font fonctionner leurs institutions sur les fonds propres des associations qui gèrent les biens waqf (de mainmorte). Année après année, depuis plus de 100 ans, les fidèles font des dons, des legs, en argent ou en biens fonciers, qui permettent aux comités de gestion de mener à bien les projets qu’ils initient. Les Réunionnais font appel à la solidarité des Gujaratis établis à Maurice, en Afrique du Sud, en métropole…qui ne se dément pas. Un hadith du Prophète rapporté par le savant Al-Bukharî ne dit-il pas : « Celui qui construit une mosquée, Dieu lui bâtit une maison au Paradis » ?
Lorsque les
Indo-musulmans Shiites que l’on appelle les « Karanes » se sont
installés à la Réunion, dans les années 1970, ils ont tout
naturellement voulu posséder, comme à Madagascar, leurs propres
structures religieuses. Les Khodjas Ithna Asheris ou Duodécimains
ont construit une mosquée à Sainte-Clotilde, à l’ombre de l’Hôtel de
la Région et près de l’Université : la mosquée Shia Ithna Ashérie
Djamatte. Ils en ont une autre, à Terre Sainte, près de la ville
de Saint-Pierre. Les Bohras ont depuis 1999 la leur à Sainte Marie ;
construite selon le modèle des mosquées fatimides, la mosquée
Anjuman Saïfee est la première mosquée bohra de France. Les
Ismaéliens Nizarîs, fidèles de l’Aga Khan ont aussi la leur. Conclusion
L’implantation de
symboles islamiques dans le paysage réunionnais avec l’édification
de structures religieuses marquait l’affirmation et le maintien
d’une identité collective spécifique. Elle était également le signe
visible de la volonté des immigrés Indo-musulmans de ne pas être des
voyageurs de passage, mais de faire de la Réunion leur pays, de s’y
sentir en sécurité. C’était aussi une manière de s’approprier
l’espace, de s’ancrer dans la société d’accueil, de s’y enraciner
par leurs morts.
On est à la
Réunion à des années-lumière des turbulences engendrées en métropole
par tout projet de création d’une institution religieuse islamique.
C’est pourquoi, ces descendants d’immigrés, fiers de leurs valeurs
et de ce qu’ils appellent leur intégration réussie, voudraient faire
de « l’islam réunionnais » un modèle pour les musulmans de
l’hexagone. [1] Sully-Santa Govindin, Les engagés indiens, Saint-Denis Réunion, 1994, Azalées Ed, 192 pages, p.27 [2] Claude Prudhomme, Histoire religieuse de la Réunion, Paris, 1984, Karthala, 369 pages, p. 321 [3] Coran, Sourate 62, versets 9-11 [4] Hadith : paroles attribuées au Prophète par des sources autres que le Coran [5] 61 hommes, 10 femmes et 18 enfants vivent à Saint-Denis. Annuaire de l’île de la Réunion 1897 [6] Archives de la Réunion ADR 7 V 2 [7] Archives de la Réunion ADR 7 V 2 [8] Départements algériens mis à part [9] Mot créole pour désigner un bourg [10] Amode Ismaël-Daoudjee, Les Indo-musulmans Gujaratis, la Réunion, 2002, Grahter Ed, 174 pages, p. 114 [11] Le Nord-Ouest à la Réunion [12] L’une d’elles, la mosquée El-Shaféî, dans la ville du Port, est une mosquée comorienne [13] Prière spéciale pour les défunts. Ce rite est peu ou pas pratiqué en métropole. [14] Kabar : mot arabe signifiant : tombeau. [15] ADR 2 O 136 [16] A condition d’avoir obtenu l’autorisation de la Direction Générale de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. [17] Les registres de l’État civil mentionnent les premiers décès en 1900 in Amode Ismaël-Daoudjee, 2002, p.79 © Marie-France Mourregot - 2009 |