Le métissage entre
orient et occident peut prendre différentes formes. Didier Lockwood
et Raghunath Manet en proposent une dans leur spectacle Omkara II.
Certains y verront une rencontre entre la danse indienne et la
musique jazz ; d'autres une communion entre le violon et la vînâ.
Les deux personnes les plus concernées parlent, elles, de tradition
et d'improvisation.
La rencontre des
civilisations
Mardi 22 novembre. Il est 17 heures lorsque Lockwood arrive à la
Gaîté Montparnasse pour les balances ; Raghunath, lui, est sorti.
Ton chaleureux, accueillant, il règle une question d'intendance avec
l'ingénieur du son, puis, prend la direction du café d'à côté. Face
à un Perrier citron, l'homme aux mille projets évoque celui qui
l'assigne à résidence 26 rue de la Gaîté. Avant la rencontre avec
Raghunath, il y a la rencontre avec l'Inde. Un premier voyage
inspiré par le souffle de John McLaughlin et du Mahavishnu
Orchestra, l'idée étant « d'emmagasiner le plus de paramètres du
langage musical ». Et puis, plus tard, ce fut avec Manet. C'était il
y a vingt-cinq ans, lors d'un concert donné par le violoniste à
Pondichéry. Deux décennies s'écoulent, le danseur rejoint alors la
France. Les deux hommes se retrouvent, se fréquentent, jouent
ensemble et arrivent au projet Omkara, dont Lockwood dira
qu'il est né par lui-même. Réunis dans le deuil de Francis Dreyfus,
ils décident de prolonger l'expérience après dix ans d'absence.
Omkara II voit le jour.
Un spectacle
universel
L'entretien va se poursuivre. Il sera question de jazz, et donc,
d'improvisation. « Ce que j'aime bien dans l'improvisation, c'est
qu'il y a le culte de l'erreur, C'est la maîtrise en temps réel de
l'erreur. C'est un rééquilibrage et donc un risque constant. » Sur
scène, le violoniste confie apporter tout ce qui est improvisation
quand Manet offre la codification de la danse. Un point de vue
partagé par Raghunath. En effet, pour lui, Omkara vient de la
volonté de confronter son art avec des musiciens occidentaux. Chacun
sa litanie. Quand Lockwood parle improvisation, Manet répond
tradition. « Á travers mes spectacles traditionnels, il était
essentiel de montrer au public où est la frontière. Où est-ce que
l'occident peut rencontrer l'orient. Parler le même langage ». Du
contraste nait un juste oxymore. L'équilibre d'un instant. Entre la
sécularité de la danse indienne et l'aspect instantané et éphémère
de l'improvisation, les deux civilisations touchent à l'universel.
Danser sur le fil
Il est 19 heures lorsque Didier Lockwood et le percussionniste
Murugan foulent les planches du théâtre. Dès l'introduction, les
paroles du violoniste reviennent... « je ne me suis pas enferré à
essayer d'aboutir à une esthétique ou à un style. » Il n'est pas
question de rassurer le public, de le blottir dans un courant
artistique prédéfini. Il s'agît d'abolir le fer des figures
imposées, de prendre des risques. Et si le spectateur commence à
avoir ses repères, l'arrivée sur scène de Raghunath revient
brouiller les pistes. Les deux artistes se cherchent et se
provoquent. Comme si Lockwood essayait de déjouer les codes de la
danse de Manet. Ils s'opposent pour mieux s'unifier. L’immédiateté
de l'improvisation fait entrer la tradition dans le contemporain.
Les deux artistes se complètent. Tantôt dans la danse, tantôt dans
la musique, lorsque Raghunath saisit sa vînâ pour contrer les
saillies du violoniste. Plus que sur des cordes, ils jouent sur le
fil. Se jouent des rôles. Échangent à travers des onomatopées
rythmiques et atteignent des moments de grâce. Proche de l'onirisme,
Manet danse avec des ailes quand Lockwood nous conte les remous de
la mer à travers son solo des « mouettes ». Et puis, il y a cette
fille, Aurélie Clair Prost. Arrivée sur scène en fin de
représentation, elle pose sa voix cristalline sur le chaos orchestré
et donne l'harmonie comme absolution. La formation offrira deux
rappels à un public avide de ce voyage immobile. La chute n'en sera
que plus difficile de retour sur le trottoir de la rue de la Gaîté.
Raghunath a affirmé
vouloir faire constamment évoluer la tradition qui est, pour lui, le
berceau de l'humanité. Portée par Didier Lockwood, cette danse
séculaire entre dans un nouveau siècle. Chaque soir, avec Omkara
II, ces deux artistes réinventent une tradition : la leur.
©
Tristan Rouquet, 2011 |