Si
rares sont les dénominations de
lieux aux Antilles Françaises au
nom de personnes d’origine
indienne !
Le 11 novembre 2008, la Municipalité de Baie-Mahault
honorait un ancêtre indien
devenu guadeloupéen créole, en
nommant une rue Débidine Sahaï
au lieu dit “Fond Sarrail”,
quartier de La Jaille, jadis
propriété d’une famille de
notaires parmi lesquels le
Général de division La Jaille,
sénateur de la Guadeloupe.
Le Général Maurice Paul Emmanuel Sarrail, né à
Carcassonne le 6 avril 1856,
militaire français de la
Première Guerre mondiale,
commandant en chef de l’armée
française d’Orient, est inhumé
aux Invalides.
Mais ce grand militaire qui a son avenue à Paris, un
quai à Lyon, et de nombreuses
rues en France, de Créteil à St
Dizier, ou à Montauban n’a aucun
rapport avec son contemporain
indo-guadeloupéen Débidine Sahaï.
C’est cette ineptie administrative qu’a voulu rattraper le
maire de Baie-Mahault Ary Chalus,
interpellé par les descendants
de Sri Débidine Sahaï, arrivé de
l’Inde dans les années 1880 sur
un “coolie ship” parti de
Kolkata (Calcutta) le “British
Navy”. Après son débarquement à
la Darse de Pointe-à-Pitre,
Débidine Sahaï vécut et
travailla en effet sur
l’habitation La Jaille, qui en
se développant allait devenir la
première bourgade de
Baie-Mahault.
Arrivée dans la
darse de Pointe-à-Pitre, lieu de
débarquement des travailleurs de
l'Inde
L’inauguration de la rue
Débidine Sahaï avait lieu dans
le cadre du recensement des
personnes-ressource de la
commune et de la fête du
quartier “Fond Sarrail”, là où
le jeune homme arrivé vers 1880
habita, acquit des terres par
son dur labeur, et contribua au
développement de sa commune
d’adoption.
L’état-civil de la ville de Baie-Mahault nous apprend
qu’en l’an 1890, le matin du
samedi 25 avril, eut lieu le
mariage du sieur Débidine Sahaï,
âgé de 39 ans, cultivateur,
domicilié en cette commune de la
Baie-Mahault, immigré n° 25.615,
d’une part, et de la demoiselle
Marie Tayé, âgée de 18 ans,
célibataire, cultivatrice, née
et domiciliée en cette même
commune de la Baie-Mahault,
fille du sieur Nagaman, n°
17.723 bis.
Notons en passant que les travailleurs indiens
n’avaient pour toute pièce
d'identité qu’un numéro de
contrat, nous y reviendrons plus
bas.
André Sahaï,
petit-fils de Débidine Sahaï
lors de l'inauguration
De l'union entre un des derniers
migrants Indiens, né au Bihar,
état agricole pauvre du Nord de
l’Inde, parlant le Bhodjpuri et
convoyé depuis Calcutta (Kolkata),
avec une jeune tamoule née en
Guadeloupe dont le père, portant
le nom de Nagaman, venait de
l’Inde du Sud, convoyé depuis
Pondichéry, devaient naître
quinze enfants.
Les deux premiers enfants, Rodolphe Gabriel, arrière
grand-père de votre serviteur,
et Albert Aristide Sahaï,
étaient déjà en fait nés, à La
Jaille Baie-Mahault, lorsque le
mariage fut célébré.
Notons que le Créole fut adopté par des Indiens venus
de régions très éloignées du
Nord et du Sud de l’Inde et leur
permit de communiquer entre eux
malgré la barrière qui séparait
le Bhodjpuri du Tamoul, de se
marier, de travailler et de
vivre aux colonies - un
pseudo-Eldorado où on leur avait
fait croire qu’ils allaient
s’enrichir à faire sécher de la
poudre d’or au soleil... Le
“colombo” (du mot tamoul
kolbou) devenu plat
"national” de nos îles, est
finalement une production
îlienne indo-créole, élaborée à
partir du cari des
tamouls de l’Inde du Sud et de
la masala du Nord. Les
plantes indiennes entrant dans
ces compositions ayant été
cultivées intensivement en
Guadeloupe par les arrivés de
l'Inde et leurs descendants.
Stéphane Vieillot dévoile une
plaque et fait un clin d'œil
complice à son aïeul
Notons aussi le passage immédiat
des prénoms indiens comme
Débidine à des noms de Saints
chrétiens en français comme
Marie ou Gabriel... Les Sahaï de
Guadeloupe en sont une pléiade !
L’histoire de la francisation et
de la catholicisation imposée
aux migrants ne fut pas sans
douleurs et sans larmes…
Le travail ardu et le service à la terre d’adoption
sera la réponse des immigrants
indiens face à deux difficultés
de fond : rejet par les anciens
esclaves qui voyaient en eux des
individus acceptant de faire un
travail dont ils ne voulaient
plus et, avec l'éloignement, la
quasi-disparition de la plus
grande partie de leurs langues,
religions, coutumes, codes
vestimentaires, suite à une
acculturation forcenée.
Après ces années à La Jaille Baie-Mahault, Débidine
partira pour “la Capesterre”,
aujourd'hui Capesterre Belle-Eau.
Une partie de La Jaille gardera
son nom en souvenir de sa
présence et de son travail, et
sera désignée en créole par les
gens “Fon Saray”. Ce nom sera
transformé par les toponymistes
des temps modernes, s'appuyant
sur leurs références françaises
plutôt qu'au fonds local, en un
homonyme “Fond Sarrail”.
Débidine Sahaï travaillera de nombreuses années sur
l'ancien Domaine du Marquisat de
Sainte-Marie de la Capesterre,
et y eut onze enfants.
L’ancienne sucrote rachetée par
Henri Longueteau avait été
transformée en 1895 en
distillerie pour produire ce
qu'on a appelé à l'époque le
“rhum z'habitants”, une
innovation qui perdure encore,
et a gardé son originalité. La
distillerie Longueteau, la plus
ancienne encore active en
Guadeloupe, fonctionne toujours
comme au temps de l'employé
Débidine Sahaï et des charrettes
à bœufs. Pas d'électricité, pas
d'essence, ni même de pétrole :
c'est la vapeur produite grâce
aux résidus de la canne broyée
que l'on appelle la bagasse qui
actionne toujours un piston
vieux de quatre-vingt-sept ans
et surprend les visiteurs !
Jean, Jude, Ali,
Aïsha Sahaï
Les premiers M. et Mme Sahaï de
la Guadeloupe vécurent ensuite à
la section Viard, commune de
Petit-Bourg, où ils eurent leurs
deux derniers enfants, François
et Léonie. Puis ils
s’installèrent définitivement
dans la jolie commune toute
proche “de la Goyave” qui tient
son nom des nombreux goyaviers
qui poussaient le long de la
principale rivière qui descend
de la forêt tropicale,
recouvrant la montagne.
Débidine Sahaï y acheta grâce à son travail une terre à
cultiver “allant de la montagne
à la mer”, comme disent ses
descendants. Il reste de cette
propriété, à la section
Sarcelle, une partie où habitent
plusieurs familles Sahaï, auprès
de la tombe de l'ancêtre
Débidine décédé le 31 mai 1920 à
69 ans. Il repose auprès de son
épouse et de deux de ses fils, à
l’ombre des avocatiers, arbres à
pain, ylang-ylang et autres
arbres qu’il y planta.
Et ce n’est qu’en 1923, trois ans plus tard, que les
travailleurs Indiens de la
Guadeloupe et leurs descendants,
jusque-là porteurs pour toute
identité de simples numéros
d'apatrides et tenus à l'écart
de la vie sociopolitique,
acquerront nationalité française
et droit de vote, grâce au
combat d’Henry Sidambarom.
Quant à notre Général Maurice Paul Emmanuel Sarrail,
Haut-commissaire de la
République française en Syrie et
commandant en chef de l’armée du
Levant, il est rappelé en France
l’année d’après, le 29 novembre
1924, "à cause de sa manière
violente lors de la révolte des
Druzes". Il rend définitivement
l’âme à Paris, le 23 mars 1929.
Les dix fils de Débidine Sahaï portaient les prénoms
suivants : Gabriel, Aristide,
Emile, Marcel, Maxime, Joseph,
Edgard, Paul, Léon, et François.
Ses six filles se prénommèrent
Eugénie, Marie (Mayotte, Éliane,
Béatrice et Léonie. La doyenne
de ses descendants vivants est
Agnès, veuve Siwsanker,
aujourd’hui âgée de
quatre-vingt-douze ans.
Ses fils travaillèrent dans les habitations puis les
usines à sucre (Paul Aubin,
Darboussier, Blanchet,
Bonne-Mère, Beauport...) où ils
se distinguèrent. Leurs nombreux
descendants sont actifs dans des
domaines divers au service de
tous – agriculture, santé,
administration, éducation,
commerce, musique, radiophonie,
cinéma... Tant dans les villes
et communes de Guadeloupe qu'en
France, Europe,
Nouvelle-Zélande… ils ont
essaimé.
Diversité : les
Sahaï de la Guadeloupe moderne
En ce 11 novembre 2008, avec la
rue Débidine Sahaï, qui va “du
pénitencier à l’école des Sœurs
de la Jaille”, la municipalité
de Baie-Mahault inaugurait à Fon
Saray une rue Gaston Cazalis et
une stèle en mémoire des femmes
victimes de la violence, suite à
des actes meurtriers et barbares
commis dans le quartier quelques
jours auparavant.
S’associant à cette émotion, la famille Sahaï a souhaité que
l’éducation à la non-violence, à
la tolérance et au travail
persévérant, nobles apports des
travailleurs venus de l’Inde,
fasse partie de la solution.
Dans cette optique, un Mémorial Multi-Culturel Débidine
Sahaï serait d’ores et déjà en
projet.
Jay Shri Débidine Sahai !