Interview
LW : Bonjour, j'ai une formation d'historien
et anthropologue à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Un
intérêt pour le voyage et l'image. Ce qui m'a conduit au documentaire.
J'ai commencé par travailler sur de petits documentaires autour de
l'opéra, par hasard. J'ai eu la chance de réaliser assez tôt, dans des
conditions un peu précaires.
Cela m'a permis d'apprendre seul, et de manier un peu la caméra,
faire du son.
Et puis j'ai rencontré Mareterraniu Production qui est une maison qui a
toujours été ouverte sur l'étranger. Avec Paul Rognoni on fait un
premier film autour de la Méditerranée et la tradition des joutes
poétiques improvisées : A Gara Nostra. C'était un beau film avec
sept langues enregistrées.
Quant à La mémoire des Canabady, c'est une initiative de
Paul Rognoni.
LW : Non, je ne connaissais pas du tout.
J'étais tourné vers d'autres travaux, plutôt autour de la Méditerranée
et des Etats-Unis. Quelque part cela m'a permis de comprendre l'ABSENCE
de traces à propos de l'engagisme. Etant historien de formation, je
n'avais jamais entendu parler de votre communauté et de son histoire. Je
l'ai principalement découvert grâce aux intervenants du film, et je
tiens à saluer leur capacité à avoir rendu cette histoire passionnante.
J'espère qu'on ressent leur éloquence et leur précision historique :
chose dont je suis le plus satisfait. LA véracité historique de ce
documentaire : car il existe avant tout en hommage à cette histoire et
mon plus grand plaisir serait que les descendants d'engagés se
retrouvent dans ce documentaire.
Je pense que c'est un des atouts de ce film, d'être l'un des
premiers. J'espère surtout que cela va contribuer à la connaissance et
la reconnaissance de ces liens ancestraux et complexes entre la Réunion,
l'Inde et la Métropole.
LW : C'est une volonté du producteur, Paul
Rognoni qui est actuellement en train de monter une fiction autour de ce
sujet. La rencontre avec Gilbert a été décisive. Enfin le fait de
tourner entre l'Inde et l’île de la Réunion ne pouvait pas me laisser
indifférent. Ce sont deux pays différents et superbes, notamment à
l'image. Et puis nous avons retrouvé des images d'archives (notamment
les portraits) qui amènent une identité forte et pleine de caractère à
l'image qu'on se fait des engagés du sucre. J'adore ces portraits ! Je
vous rappelle que c'est un film pour la télévision et produit par la
télévision. Il est donc toujours important d'avoir des images qui
servent le propos.
Le second enjeu de ce film est le parti pris. Choisir un parti pris
fort de dénonciation radicale de ce système me paraissait intéressant.
Rendre à quelqu'un, à une communauté, la possibilité de se forger la
représentation de sa mémoire, donc son histoire quelque part, est une
responsabilité assez forte pour quelqu'un qui est en plus extérieur à la
communauté indo-réunionnaise. En même temps c'est important de profiter
de cette possibilité et d'affirmer les choses clairement et simplement.
Ces positions ont été prises de concert avec la production.
Certains vont peut-être dire que dénoncer les injustices du
colonialisme est aujourd'hui "politiquement correct". C'est mal
connaître les Dom Tom. Ce qui est important est que cela ait lieu, et
qu'ainsi le débat puisse être enfin posé. C'est pour cela que l'on a
beaucoup insisté sur cette idée de manifeste, de réhabilitation de la
mémoire.
LW : Il s'agit clairement d'un film
historique. On trouve des photos d'engagés, les camps, le Lazaret, le
Gol Saint Louis. On montre les parallèles entre les figures anonymes
historiques de l'engagisme, tous ces Indiens qui sont débarqués à la
Réunion à la fin du XIXème siècle et leurs descendants qui
aujourd'hui sont français et qui ont développé une identité riche qui
puise beaucoup dans ces racines indiennes.
La structure est simple. Nous remontons le fil du temps, depuis
l'Inde jusqu'à aujourd'hui en essayant de montrer les liens qui
subsistent. Notamment la pratique religieuse. A ce titre les propos de
Sully Santa Govindin (indianiste) sur le Mahabharata sont pour moi
la clef du film.
La figure de Gilbert Canabady parcourt évidement tout le film. Son
destin particulier permettant en même temps de raconter, je pense,
l'histoire de tous les engagés. Son regard est également l'une des clefs
du film. Nous l'avons suivi en Inde où il parcourt le Tamil Nadu à la
recherche de traces de ses ancêtres. Puis à New Delhi. Et puis à la
Réunion nous avons filmé les LIEUX DE MEMOIRE (le Lazaret, le Gol Saint
Louis)
-
IR :
Pourquoi avoir choisi spécifiquement, comme fil conducteur, l'histoire
de la famille Canabady ? Est-elle particulièrement représentative, voire
exemplaire ?
LW : Oui l'histoire de Gilbert Canabady est
unique et comme vous le soulignez permet de raconter l'histoire des
autres descendants d'engagés.
Surtout, la figure de Gilbert Canabady est celle d'un homme qui s'est
investi dans cette démarche parce qu'il a le temps aujourd'hui, étant
donné sa réussite professionnelle.
En même temps, Gilbert Canabady est rattrapé par ce temps. Il y a une
urgence, un manque d'histoire chez lui qui fait qu'il est devenu obsédé
par cette histoire. Je pense qu'il symbolise quelque chose d'universel
de par cet aspect. Comment l'absence de mémoire peut amener de la
souffrance.
Ayant travaillé depuis qu'il a quatorze ans, il y a un vide qu'il
faut combler. Cette absence de passé, et le traumatisme que cela semble
provoquer, c'est intéressant. Cela démontre quelque part l'importance,
pour certains, de se forger une mémoire.
LW : Deux personnes que j'ai beaucoup aimé
interviewer. Sully Santa Govindin et Michèle Marimoutou.
Leur précision m'a beaucoup servi. Je ne peux pas en dire beaucoup
plus.
LW : Non aucun, c'est un plaisir de tourner.
Toujours.
LW : Oui les premières images du film, le port
de Chennai à cinq heures du matin, c'est un instant où pendant que je
tournais les images, j'ai ressenti beaucoup d'excitation. Les enfants et
les pêcheurs qui passent devant la caméra, le son des bateaux, c'était
bien. Après on s'est fait embrouiller par le gardien du port, il nous a
parlé des attentats de Bombay etc. Mais globalement je pensais que
tourner en Inde était plus délicat. Et puis les lumières sont uniques.
Les moments enthousiasmants sont les instants qui ont été pour moi
liés à la découverte des Tamouls. J'ai adoré ce pays. On y ressent
beaucoup d'énergie.
Sinon, le voyage avec Gilbert le long de la côte tamoule a également été
un plaisir. Nous avons eu la chance de travailler avec un assistant,
Anand Bashkar Rao, qui nous a permis de profiter du tournage tout en
travaillant beaucoup.
-
IR :
Que pensez-vous de la méconnaissance dans laquelle le grand public
français, mais aussi la "parole" officielle enferment l'histoire de
l'engagisme et l'histoire de la communauté indo-réunionnaise :
ignorance, mépris, indifférence... ?
LW : Je n'ai fait qu'un documentaire, c'est
difficile de répondre. Je pense que cela prend du temps et qu'il faut
garder une volonté de faire connaître, de constituer une mémoire, puis
une histoire. L'historienne Michèle Marimoutou, à ce titre, parlait de
la distinction entre HISTOIRE et MEMOIRE qui, je pense, est l'un des
enjeux de l'engagisme aujourd'hui.
Là on rentre dans un vrai débat historique.
L'autre question (un peu simpliste et faussement tabou en Métropole)
est celle évidement de la légitimité d'affirmation des communautarismes
dans la République française qui se veut universaliste, laïque. C'est un
atout par bien des aspects, mais également une position qui gomme des
réalités intéressantes… dans la réalité et dans le débat anthropologique
et politique.
Le problème est qu'il reste de véritables traumatismes qui sont
effectivement minimisés. On referme le couvercle sur des réalités dures
à accepter mais dont la révélation, la connaissance sont nécessaires au
vivre ensemble et au respect des mémoires.
La culpabilité n'a pas sa place dans ce débat. C'est un faux
problème. La revanche non plus. Ce sont des questions très épineuses et
je m'estime encore jeune pour avoir de véritables convictions. Mais le
principe de la reconnaissance des mémoires, la mise à plat des faits :
voilà à mon avis le premier pas, le plus logique et le plus naturel. Et
surtout c'est passionnant.
LW : Non, c'est un élément de comparaison
important. C'était la question centrale du film. Encore une fois il y a
la mémoire qui aurait tendance à avancer que "c'était la même chose" et
l'histoire qui, elle, apporterait quelques nuances à cette thèse. Sans
nier pour autant que l'Engagisme était un système proche de l'esclavage,
je pense qu'il faut nuancer, la dénonciation en sera d'autant plus
juste.
LW : C'est à eux de s'approprier ce film et
leur mémoire. Il y a le Gopio, Paul Canaguy, les historiens qui œuvrent
dans ce sens. C'est un bon début, mais cela reste un documentaire, rien
de plus. Il faudrait réussir à réaliser plusieurs films sur ce sujet. Il
reste beaucoup de personnes à interroger, de points de vue différents du
nôtre. Il reste des témoignages à enregistrer.
LW : Dans l'immédiat non. Mais Paul Rognoni
développe avec Gilbert Canabady un projet de fiction dont vous entendrez
parler, c'est sûr.
Quant à nous, avec Gilbert Canabady, nous allons partir nous
installer à Bollywood…
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