Louis Wallecan :

" Choisir un parti pris fort de dénonciation radicale de ce système me paraissait intéressant"

      
  

   Le public français, de métropole et de l'outre-mer, pourra découvrir en ce mois de décembre 2010 un film qui n'est autre que le premier documentaire approfondi consacré au sujet de l'engagisme indien à la Réunion. Un événement en soi que la réalisation et la diffusion de ce film. Nous avons interrogé son réalisateur, Louis Wallecan qui nous en dit davantage...


Interview  -  Le film


Interview

  • IR : Louis Wallecan, pourriez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?

LW : Bonjour, j'ai une formation d'historien et anthropologue à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Un intérêt pour le voyage et l'image. Ce qui m'a conduit au documentaire. J'ai commencé par travailler sur de petits documentaires autour de l'opéra, par hasard. J'ai eu la chance de réaliser assez tôt, dans des conditions un peu précaires.
   Cela m'a permis d'apprendre seul, et de manier un peu la caméra, faire du son.
Et puis j'ai rencontré Mareterraniu Production qui est une maison qui a toujours été ouverte sur l'étranger. Avec Paul Rognoni on fait un premier film autour de la Méditerranée et la tradition des joutes poétiques improvisées : A Gara Nostra. C'était un beau film avec sept langues enregistrées.
   Quant à La mémoire des Canabady, c'est une initiative de Paul Rognoni.

  • IR : Connaissiez-vous le milieu indo-réunionnais et l'histoire de l'engagisme avant de vous lancer dans la réalisation de ce documentaire ?

LW : Non, je ne connaissais pas du tout. J'étais tourné vers d'autres travaux, plutôt autour de la Méditerranée et des Etats-Unis. Quelque part cela m'a permis de comprendre l'ABSENCE de traces à propos de l'engagisme. Etant historien de formation, je n'avais jamais entendu parler de votre communauté et de son histoire. Je l'ai principalement découvert grâce aux intervenants du film, et je tiens à saluer leur capacité à avoir rendu cette histoire passionnante. J'espère qu'on ressent leur éloquence et leur précision historique : chose dont je suis le plus satisfait. LA véracité historique de ce documentaire : car il existe avant tout en hommage à cette histoire et mon plus grand plaisir serait que les descendants d'engagés se retrouvent dans ce documentaire.
    Je pense que c'est un des atouts de ce film, d'être l'un des premiers. J'espère surtout que cela va contribuer à la connaissance et la reconnaissance de ces liens ancestraux et complexes entre la Réunion, l'Inde et la Métropole.

  • IR : Qu'est-ce qui vous a poussé à le réaliser ?

LW : C'est une volonté  du producteur, Paul  Rognoni qui est actuellement en train de monter une fiction autour de ce sujet. La rencontre avec Gilbert a été décisive. Enfin le fait de tourner entre l'Inde et l’île de la Réunion ne pouvait pas me laisser indifférent. Ce sont deux pays différents et superbes, notamment à l'image. Et puis nous avons retrouvé des images d'archives (notamment les portraits) qui amènent une identité forte et pleine de caractère à l'image qu'on se fait des engagés du sucre. J'adore ces portraits ! Je vous rappelle que c'est un film pour la télévision et produit par la télévision. Il est donc toujours important d'avoir des images qui servent le propos.
   Le second enjeu de ce film est le parti pris. Choisir un parti pris fort de dénonciation radicale de ce système me paraissait intéressant. Rendre à quelqu'un, à une communauté, la possibilité de se forger la représentation de sa mémoire, donc son histoire quelque part, est une responsabilité assez forte pour quelqu'un qui est en plus extérieur à la communauté indo-réunionnaise. En même temps c'est important de profiter de cette possibilité et d'affirmer les choses clairement et simplement. Ces positions ont été prises de concert avec la production.
   Certains vont peut-être dire que dénoncer les injustices du colonialisme est aujourd'hui "politiquement correct". C'est mal connaître les Dom Tom. Ce qui est important est que cela ait lieu, et qu'ainsi le débat puisse être enfin posé. C'est pour cela que l'on a beaucoup insisté sur cette idée de manifeste, de réhabilitation de la mémoire.

  • IR : Comment le film est-il conçu ? Sans en déflorer l'intérêt, qu'est-ce que le téléspectateur pourra y découvrir ?

LW : Il s'agit clairement d'un film historique. On trouve des photos d'engagés, les camps, le Lazaret, le Gol Saint Louis. On montre les parallèles entre les figures anonymes historiques de l'engagisme, tous ces Indiens qui sont débarqués à la Réunion à la fin du XIXème siècle et leurs descendants qui aujourd'hui  sont français et qui ont développé une identité riche qui puise beaucoup dans ces racines indiennes.
   La structure est simple. Nous remontons le fil du temps, depuis l'Inde jusqu'à aujourd'hui en essayant de montrer les liens qui subsistent. Notamment la pratique religieuse. A ce titre les propos de Sully Santa Govindin (indianiste) sur le Mahabharata sont pour moi la clef du film.
   La figure de Gilbert Canabady parcourt évidement tout le film. Son destin particulier permettant en même temps de raconter, je pense, l'histoire de tous les engagés. Son regard est également l'une des clefs du film. Nous l'avons suivi en Inde où il parcourt le Tamil Nadu à la recherche de traces de ses ancêtres. Puis à New Delhi. Et puis à la Réunion nous avons  filmé les LIEUX DE MEMOIRE (le Lazaret, le Gol Saint Louis)

  • IR : Pourquoi avoir choisi spécifiquement, comme fil conducteur, l'histoire de la famille Canabady ? Est-elle particulièrement représentative, voire exemplaire ?

LW : Oui l'histoire de Gilbert Canabady est unique et comme vous le soulignez permet de raconter l'histoire des autres descendants d'engagés.
   Surtout, la figure de Gilbert Canabady est celle d'un homme qui s'est investi dans cette démarche parce qu'il a le temps aujourd'hui, étant donné sa réussite professionnelle.
En même temps, Gilbert Canabady est rattrapé par ce temps. Il y a une urgence, un manque d'histoire chez lui qui fait qu'il est devenu obsédé par cette histoire. Je pense qu'il symbolise quelque chose d'universel de par cet aspect. Comment l'absence de mémoire peut amener de la souffrance.
   Ayant travaillé depuis qu'il a quatorze ans, il y a un vide qu'il faut combler. Cette absence de passé, et le traumatisme que cela semble provoquer, c'est intéressant. Cela démontre quelque part l'importance, pour certains, de se forger une mémoire.

  • IR : Vous avez donc également choisi de faire appel à divers spécialistes de la malbarité : pouvez-vous nous en dire davantage ?

LW : Deux personnes que j'ai beaucoup aimé interviewer. Sully Santa Govindin et Michèle Marimoutou.
   Leur précision m'a beaucoup servi. Je ne peux pas en dire beaucoup plus.

  • IR : Au cours de votre tournage, avez-vous vécu des moments difficiles ?

LW : Non aucun, c'est un plaisir de tourner. Toujours.

  • IR : Et, à l'inverse, des moments particulièrement enthousiasmants ?

LW : Oui les premières images du film, le port de Chennai à cinq heures du matin, c'est un instant où pendant que je tournais les images, j'ai ressenti beaucoup d'excitation. Les enfants et les pêcheurs qui passent devant la caméra, le son des bateaux, c'était bien. Après on s'est fait embrouiller par le gardien du port, il nous a parlé des attentats de Bombay etc. Mais globalement je pensais que tourner en Inde était plus délicat. Et puis les lumières sont uniques.
   Les moments enthousiasmants sont les instants qui ont été pour moi liés à la découverte des Tamouls. J'ai adoré ce pays. On y ressent beaucoup d'énergie.
Sinon, le voyage avec Gilbert le long de la côte tamoule a également été un plaisir. Nous avons eu la chance de travailler avec un assistant, Anand Bashkar Rao, qui  nous a permis de profiter du tournage tout en travaillant beaucoup.

  • IR : Que pensez-vous de la méconnaissance dans laquelle le grand public français, mais aussi la "parole" officielle enferment l'histoire de l'engagisme et l'histoire de la communauté indo-réunionnaise : ignorance, mépris, indifférence... ?

LW : Je n'ai fait qu'un documentaire, c'est difficile de répondre. Je pense que cela prend du temps et qu'il faut garder une volonté de faire connaître, de constituer une mémoire, puis une histoire. L'historienne Michèle Marimoutou, à ce titre, parlait de la distinction entre HISTOIRE et MEMOIRE qui, je pense, est l'un des enjeux de l'engagisme aujourd'hui.
   Là on rentre dans un vrai débat historique.
   L'autre question (un peu simpliste et faussement tabou en Métropole) est celle évidement de la légitimité d'affirmation des communautarismes dans la République française qui se veut universaliste, laïque. C'est un atout par bien des aspects, mais également une position qui gomme des réalités intéressantes… dans la réalité et dans le débat anthropologique et politique.
   Le problème est qu'il reste de véritables traumatismes qui sont effectivement minimisés. On referme le couvercle sur des réalités dures à accepter mais dont la révélation, la connaissance sont nécessaires au vivre ensemble et au respect des mémoires.
   La culpabilité n'a pas sa place dans ce débat. C'est un faux problème. La revanche non plus. Ce sont des questions très épineuses et je m'estime encore jeune pour avoir de véritables convictions. Mais le principe de la reconnaissance des mémoires, la mise à plat des faits : voilà à mon avis le premier pas, le plus logique et le plus naturel. Et surtout c'est passionnant.

  • IR : L'histoire de l'engagisme réunionnais souffre-t-elle d'une comparaison avec celle de l'esclavage ?

LW : Non, c'est un élément de comparaison important. C'était la question centrale du film. Encore une fois il y a la mémoire qui aurait tendance à avancer que "c'était la même chose" et l'histoire qui, elle, apporterait quelques nuances à cette thèse. Sans nier pour autant que l'Engagisme était un système proche de l'esclavage, je pense qu'il faut nuancer, la dénonciation en sera d'autant plus juste.

  • IR : Pensez-vous que votre film puisse apporter beaucoup aux Indo-réunionnais eux-mêmes et contribuer à la reconnaissance de leur culture ?

LW : C'est à eux de s'approprier ce film et leur mémoire. Il y a le Gopio, Paul Canaguy, les historiens qui œuvrent dans ce sens. C'est un bon début, mais cela reste un documentaire, rien de plus. Il faudrait réussir à réaliser plusieurs films sur ce sujet. Il reste beaucoup de personnes à interroger, de points de vue différents du nôtre. Il reste des témoignages à enregistrer.

  • IR : Vos projets comportent-ils justement un possible nouveau volet réunionnais ?

LW : Dans l'immédiat non. Mais Paul Rognoni développe avec Gilbert Canabady un projet de fiction dont vous entendrez parler, c'est sûr.
   Quant à nous, avec Gilbert Canabady, nous allons partir nous installer à Bollywood…

Haut de page


Le film :
La mémoire des Canabady

Le film est désormais accessible sur ce lien.

   Un film documentaire de Louis Wallecan, coproduit par Mareterraniu, RFO Réunion, France 0 et Archipels.
   Diffusion :

FRANCE O : LE 21 DECEMBRE 2010 A 20.35
WALLIS : LE 06 DECEMBRE à 11.03
POLYNESIE : LE 06 DECEMBRE à 20.35
NOUVELLE-CALEDONIE : LE 06 DECEMBRE à 21.45
GUADELOUPE : LE 06 DECEMBRE à 21.45
REUNION : LE 07 DECEMBRE à 22.30
MARTINIQUE : LE 07 DECEMBRE à 21.03
MAYOTTE : LE 07 DECEMBRE à 21.03

   Ce film retrace l’histoire des Engagés de 1850 à nos jours, à travers le regard qu’un homme, Gilbert Canabady, porte sur son histoire familiale. Il conte le destin douloureux, de plus de 100 000 hommes et femmes originaires d’Inde, venus remplacés les noirs affranchis après l’abolition de l’esclavage en 1848 à la Réunion.
   Deux histoires sont traitées en parallèle se complètent et s’entrecroisent : la saga familiale des Canabady et le destin d’une communauté. Nous remontons progressivement le fil du temps, entre l’Inde et La Réunion, sur plus d’un siècle et demi, partageant le destin tragique de Saminadin Canabady (arrière-grand-père de Gilbert) et de ses compagnons de galère.
   Michèle Marimoutou, Sully Santa Govidin, et Dominique Cier, sont nos intervenants historiens, ils posent leur regard sur cette histoire collective de l’engagisme. Gilbert Canabady raconte l’histoire de sa famille sur quatre générations. Ce conteur a la particularité d’être un homme blessé, qui a fait fortune et a racheté «  Le Domaine de Mon Caprice », lieu sur lequel ses ancêtres furent esclaves.
   Nous serons les témoins privilégiés de sa réflexion intime. En toile de fond, le portrait complexe d’un homme s’esquisse. Il dévoile également ses interrogations personnelles, ses tourments et son désir brûlant de reconstituer les fils de cette histoire et de la transmettre. Nous le suivons au quotidien, lors de ses rencontres, son voyage en Inde, les démarches qu’il entreprend pour retrouver les traces de son passé et son identité.
   Nous portons aussi notre propos, fruit de notre travail d’investigation. Notre point de vue sur le sujet est clair. Il traverse tout le documentaire et témoigne d’une réalité historique tragique oubliée et méconnue. Nous sommes les premiers à parler de l’Engagisme dans le cadre d’un documentaire. Nous avons souhaité faire de ce film un manifeste pour que ce pan méconnu de l’histoire coloniale soit enfin réhabilité.

    

Haut de page


   

Retour à la page précédente

SOMMAIRE