Prithwindra Mukherjee :

" La fable que le programme non-violent de Gândhî ait valu à l'Inde son indépendance - sans jamais devoir verser une goutte de sang - se situe bien loin de la réalité"

      
  

   C'est un intellectuel de renommée internationale que nous rencontrons aujourd'hui, à l'occasion de la publication de son ouvrage de référence : Les racines intellectuelles du mouvement d'indépendance de l'Inde (1893-1918). L'auteur, au-delà des idées reçues et de la légende dorée de Gândhi notamment, est allé en quête de vérités historiques méconnues qu'il nous livre avec le souci de la plus grande exactitude.


Interview  -  Le livre  -  Extrait du livre


Interview

  • LNRI/IR : M. Prithwindra Mukherjee, pouvez-vous tout d'abord vous présenter à nos lecteurs ?

PM : C'est une histoire complexe, que je tâcherai d'élaguer. Né en 1936, à Calcutta,  durant la première dizaine d'années de ma vie, j'ai vécu une série de bouleversements socio-politiques : le début d'une guerre mondiale lorsque les V2 sillonnaient notre ciel;  l'exode dans une zone tranquille près de l'Etat du Bihâr où, en août 1942, mes cousins aînés faisaient dérailler les trains pour signifier aux Anglais de décamper selon le mot d'ordre de Gândhi, "Quit India !"; l'ampleur d'une famine artificielle qui dévastait le pays; les nouvelles de l'Armée nationale de la Libération (INA) menée par "Nétâji" Subhâs Bose qui frappait aux portes orientales de l'Inde britannique;  l'émeute communautaire visant à massacrer la population hindoue du Bengale, sous un gouvernement régional à majorité musulmane; le génocide accompagnant la gestation de l'Inde mutilée, menant à l'indépendance.
   J'avais besoin de comprendre le pourquoi de ces barbaries. J'avais une dizaine d'années lorsque, cinq mois avant sa mort, Gândhiji accepta de me recevoir pour une journée auprès de lui. Tout hanté qu'il fût par les événements qui le dépassaient, son regard avait quelque chose de lumineux. Mais il n'avait pas de réponse pour m'apaiser.
   En 1948 ma famille s'installa  à l'Ashram de  Pondichéry où, en présence de Sri Aurobindo et, plus directement, de la Mère,  j'allais connaître et vivre progressivement, pendant une vingtaine d'années, une spiritualité qui m'apprit beaucoup et qui sut me pousser vers un épanouissement multiple  : pluridisciplinaire, multilingue, pendant onze ans (1955-66)  j'ai enseigné au Centre International d'Education  fondé par la Mère. Très tôt, j'ai été reconnu comme un auteur de stature pan-indienne. J'ai consacré beaucoup d'articles sur la littérature française et j'ai traduit également des auteurs dont on entendait parler pour la première fois : Albert Camus, René Char, St-John Perse...
   En 1966, avec une bourse du Gouvernement  Français, je suis venu à Paris parfaire en Sorbonne mes compétences en tant que professeur de français à l'étranger; en même temps, j'ai pris une inscription pour écrire une thèse sur Sri Aurobindo. Après avoir soutenu cette thèse en 1970, je cherchais une occasion pour m'attaquer à une thèse pour le doctorat d'Etat. S'agirait-il d'un sujet qui gravite autour d'études indiennes reconnues - philosophies, littératures, linguistiques - Jean Filliozat, Professeur au Collège de France, serait d'accord pour diriger mon travail : à mon intention, il souhaitait même faire créer à l'INALCO une chaire de langue et civilisation du Bengale. Mais, pour des raisons que j'évoquerai plus loin, j'avais décidé de rédiger une thèse sur les origines intellectuelles du mouvement d'indépendance de l'Inde d'avant Gândhî. Entre temps, encouragé par Filliozat - qui me considérait comme un pont entre les cultures de la France et de l'Inde -  j'ai fait connaître en France de nombreux auteurs bengalis; accueilli par Etiemble, j'ai publié une anthologie de mille ans de la poésie bengalie; sous le regard bienveillant de Paul Demiéville et de Lilian Silburn,  j'ai travaillé sur les courants ésotériques de l'Inné (sahaj yâna) par le truchement des chants Charyâ de bengali ancien (cités par Bernard Pivot dans sa Bibliothèque idéale) et des Bâul; mon étude sur l'école philosophique du Sâmkhya fait partie de la lecture préférée des adeptes du système de Yoga en France.
   Ayant dispensé des cours à deux facultés parisiennes, ayant diffusé des émissions pour Radio France comme Producteur (1972-81), j'ai intégré le département d'ethnomusicologie du CNRS-Paris, UMR 7107 (1981-2003). Mon étude cognitive sur les échelles de la musique indienne a été saluée de "monumentale" par son préfacier, le Pandit Ravi Shankar. Ayant été reconnu très tôt comme poète par l'Académie des Lettres de New Delhi, j'ai publié une soixantaine d'ouvrages et un nombre considérable d'articles en bengali, français et anglais,  touchant à différents aspects de la civilisation indienne. Un de mes poèmes français a été mis en musique par Maître Henri Dutilleux comme le premier épisode de son œuvre, Correspondance, pour voix et orchestre.

  • LNRI/IR : Les éditions Codex publient un ouvrage de votre plume qui est sans aucun doute destiné à devenir une référence dans son domaine. Il s'intitule Les racines intellectuelles du mouvement d'indépendance de l'Inde (1893-1918) et a été d'abord une thèse universitaire. Pouvez-vous nous dire dans quelles circonstances ce projet de thèse est né et ce qui vous a poussé alors à aborder ce thème méconnu ?

PM : En ce qui concerne la forme, je dois tout d'abord rendre hommage à Monsieur Matthieu Boisdron des éditions Codex pour avoir voulu se pencher sur cette thèse qui dormait, tranquille, au fond de mes tiroirs depuis sa soutenance il y a un quart de siècle.  Avec conviction et rigueur, il m'a poussé vers la révision de l'appareil critique.
   Pour le fond de cette histoire, une machine à remonter le temps ne serait pas superflu.
   J'étais trop jeune pour me souvenir de ma grand'mère légendaire, Indubâla Dévi. En septembre 1915, elle était prévenue que son époux, Jatîndra Nâth Mukherjee - que j'appellerai ici JNM -, s'était donné la mort  lors d'un soulèvement contre les forces de l'Ordre. Complice de l'œuvre de ce révolutionnaire, elle avait dédaigné les signes extérieurs du veuvage qu'imposait la société; elle était convaincue que fidèle à sa promesse, son mari véridique, victorieux, lui reviendrait de sa mission. Par respect de cette conviction, Vinodebâlâ Dévi ou Bordi - sœur aînée de JNM - et les doyens de la famille avaient adopté, à sa mort en 1937, les rites funéraires qui étaient réservés à une femme mariée.
   Sœur du Tigre du Bengale ("Bâghâ" Jatîn), Bordi n'en était pas moins une tigresse qui - au mépris d'intimidations de l'Etat impérial - avait vaillamment protégé sa belle-sœur,  élevé sa nièce, Ashâlatâ, et ses deux neveux en bas âge : Tejendra (mon père) et Birendra. Adorée par les admirateurs et les anciens collègues de JNM, cette grande dame s'attirait autour d'elle des visiteurs en larmes venus commémorer le Héros. Poète, idéaliste, veuve dès son adolescence, Bordi   s'était engagée, avec des amies appartenant à la famille Tagore, pour l'éducation et l'insertion sociale de jeunes veuves.
   En tant qu'alter ego de JNM, persuadée qu'un jour la postérité aimerait mieux connaître la vie et l'œuvre de son frère méconnu qui avait l'habitude d'accomplir ses rêves à l'insu de tous, dans les coulisses, Bordi avait laissé d'amples notes biographiques écrites, à l'appui de faits et de  dates. Avide de comprendre l'identité de son frère tant aimé,  je lui posais des questions et, frères et cousins, nous l'écoutions raconter les exploits de son petit frère. Dès 1955, après avoir  longuement consulté les carnets de Bordi,  je me suis tourné vers les personnages qui avaient concrètement connu JNM.
   Encouragé par une correspondance abondante et par ces entretiens,  je trouvai comme infatigable  conseiller et guide Bhûpendra Kumâr Datta, éminent disciple de JNM et meneur honorable du parti révolutionnaire. Dès  1963, Datta ouvrit devant moi les arcanes de rapports laissés par des Agents de l'Administration coloniale, conservés dans les Archives régionales (Calcutta, Bhubaneswar) et  Centrale (New Delhi). A la lumière de son vécu, de ses propres renseignements et ses réflexions, il m'apprit le parti  à tirer à partir de ces informations. Grâce à une autorisation spéciale du Premier Ministre Jawaharlâl Nehru, j'eus le privilège d'éplucher - le premier - les microfilms confidentiels concernant le Complot indo-germanique qu'avait conçu  JNM pendant la Première Guerre : il s'agissait de dépêches interceptées par les services de contre espionnage américain et, jusqu'alors, conservés aux Archives Nationales à Washington. En 1965 parut ma première biographie de JNM, en tribune hebdomadaire dans un célèbre journal de Calcutta, saluée par des spécialistes, ensuite publiée par l'Etat du Bengale-Occidental. 
   Depuis 1966, arrivé à Paris avec une Bourse du Gouvernement Français,  j'ai pu consulter de nombreuses archives européennes. En 1974, Raymond Aron accepta mon projet de thèse pour le doctorat  d'Etat, le qualifiant de "maillon manquant de notre histoire";  et il me proposa une esquisse de chapitres à rédiger.
   Au terme d'un petit demi-siècle consacré à étudier ce mouvement d'indépendance pré-gândhien, il m'est permis aujourd'hui de cerner JNM - par-delà l'individu exceptionnel qu'il fut -  comme le symbole même d'une époque, d'un peuple et d'une aspiration spirituelle intense. Ce symbole que Raymond Aron avait caractérisé de "Penseur en Action".

  • LNRI/IR : Comment vos recherches sur la question se sont-elles déroulées, et quelles ont été les difficultés que vous avez rencontrées ?

PM : Ayant eu déjà un bagage suffisamment riche de données, au moment de mon inscription à l'Université de Paris IV, je n'avais que l'embarras d'une mise en page et de viser la bonne problématique. Aron m'a discrètement guidé vers cette réalisation. Par ailleurs, devinant que j'étais livré à plusieurs activités pour joindre les fins du mois en tant que père de famille, vivant chichement, il m'avait trouvé une petite allocation de recherche du CNRS qui m'assurait quelques heures de tranquillité par semaine. De surcroît, sachant que j'étais en quête de renseignements complémentaires, en 1981, c'est lui qui  me facilita l'accès aux archives américaines grâce à une Bourse de la Fondation Fulbright.
   Parmi les difficultés les plus importantes, la première venait de partisans de l'historiographie réclamant Gândhi comme l'alpha et l'oméga du mouvement d'indépendance de l'Inde. Raymond Aron était formel que quelqu'un venant d'Afrique du Sud qui ordonnerait à un peuple assujetti depuis des siècles, "Lève-toi et marche!" pour déclencher un mouvement de masse, relèverait d'un miracle incroyable, tout en avouant qu'il avait toujours attendu les preuves précises du contraire,  dont je faisais état. Sans sa protection - je pèse mes mots - et sans la bienveillance de l'Université de Paris IV, je n'aurais jamais pu rêver d'une telle thèse. La deuxième difficulté provenait d'une image magnanime du  ménage idyllique que l'Angleterre aurait vécu avec sa colonie de l'Inde, une image qu'elle avait fait miroiter devant les nations occidentales : cette vision excluait soigneusement tout soupçon d'exploitations, de mépris, de bassesse dont les indigènes auraient pu souffrir sous le ciel toujours clément de Sa Majesté. Une vision qui alimentait fortement, par exemple, l'anglophilie du Président Woodrow Wilson, au grand dam des patriotes "hindous" qui étaient à l'œuvre sur le sol américain depuis le début du vingtième siècle.

  • LNRI/IR : Le regard que vous portez sur la période concernée a-t-il quelque chose qui puisse modifier ou infléchir notre vision historique de l'Inde ? Je veux notamment parler de la vision établie et "officielle" qui associe la naissance du mouvement indépendantiste essentiellement à Gandhi ?

PM : La fable que le programme non-violent de Gândhî ait valu à l'Inde son indépendance - sans jamais devoir verser une goutte de sang - se situe bien loin de la réalité, tant de près que de loin. De près, le traumatisme du génocide aveugle de 1947 menant à cette indépendance d'une nation mutilée demeure encore présent dans la mémoire des peuples du monde. De loin, même étouffées par une stratégie injustifiable de les ignorer, les contributions de patriotes pendant les vingt-cinq ans - entre 1893 et 1918 -  qui précédaient et préparaient, à petits pas, l'avènement du mouvement de masse que Gândhî allait mener, se rendent de plus en plus évidentes.
   Pouvant  jauger à partir de la courte durée de l'Occupation en France,  le lecteur français saura plus aisément  évaluer l'ampleur des dégâts causés en Inde par presque deux siècles de domination par un peuple - les  Anglais - qui ignorait tout de l'Inde. Tandis qu'en Chine l'opium faisait ravage, en Inde la plantation forcée de l'indigo - pour faire oublier la finesse exemplaire de la cotonnade du Bengale - comptait parmi les calamités : l'on s'amusait bien à faire éclater les foies en inflammation des ouvriers victimes d'indigo,  à l'aide d'un léger coup de pied botté. Ce qui prédominait partout c'était la peur de vivre, la peur de déplaire et de mourir, la peur de tout. Vivékânanda préconisait l'utilité de mourir pour une cause. Des siècles de colère refoulée dans l'inconscient cherchait à s'affirmer, à exprimer sa douleur. Même un ver de terre, blessé, lève son capuchon pour protester. Les précurseurs de Gândhî   canalisaient cette colère en carburant, non seulement contre l'oppresseur mais - avant tout - pouvant  vaincre la faiblesse lovée dans la moelle du peuple et la peur de mourir. Ils conseillaient de mourir en martyrs. Ayant mis fin, de façon brusque et intempestive, à cette purification de l'inconscient collectif, l'ayant remplacé  par une coercition non-violente contre nature, Gândhî a livré le peuple à un état d'effervescence perpétuelle menant à l'éclatement de violence incontrôlé au moindre oui ou non. Gândhî semblait avoir reconnu vers la fin de sa vie qu'à moins de pratiquer le yoga de  transformation de la nature humaine prônée par Sri Aurobindo, la non-violence serait une utopie. Plusieurs  détails de sa vie laissent croire que le Gândhî intime était quelque peu étranger à la non-violence rêvée.

  • LNRI/IR : A-t-on selon vous surévalué et idéalisé à l'excès le rôle et la personne de Gândhî ?

PM : Le climat tropical est favorable à l'excroissance, ce qui veut dire une croissance inutile et démesurée. Les panthéons indiens ayant inventé des milliers de divinités, conservent toujours assez de niches pour improviser d'autres idoles prêts à adorer. L'on  attribue même des vertus infinies au toucher des vedettes - de l'industrie bollywoodienne, notamment - qui auraient incarné tel ou tel personnage significatif. A l'indépendance de l'Inde en 1947, plusieurs courants politiques, promoteurs de veau d'or, ayant reconnu la rentabilité du culte de Gândhî, ont procédé, à qui mieux mieux, à badigeonner des statues aussi hideuses les unes que les autres avec des couleurs de divinité. Il faudra des générations d'épuration pour parvenir à ressusciter le Gândhî, homme historique, par exemple tel que Jacques Attali l'a présenté dans sa biographie récente.

  • LNRI/IR : Quels sont donc les grands esprits qui ont permis la fermentation des idées propices par la suite à la mise en place effective de ce mouvement indépendantiste ?

PM : Le début du vingtième siècle en Inde, depuis le Cachemire jusqu'à Colombo, foisonnait encore avec les héritiers de la Renaissance  du dix-neuvième siècle : il s'agissait de génies appartenant à plusieurs disciplines scientifiques pures  et autres, qui étaient ouverts à une foule de pensées nouvelles. Ne nommer que quelques-uns parmi eux ferait preuve de partialité.  Sans prétendre tous les nommer, ma thèse évoque néanmoins un bon nombre de ces grands esprits dont la plupart, ayant reconnu le caractère révolutionnaire de l'action de Gândhî,  lui avaient tendu la main et avaient enrichi son projet considérablement. Avec une forte attirance gauchisante, Jawaharlâl Nehru avait appris à ses dépens - au nom de la conquête du pouvoir qui l'animait - à ne pas trop fréquenter les socialistes du genre M.N. Roy ou Subhâs Bose. L'on connaît la violente colère que celui-ci provoqua chez le Mahâtmâ, avant d'être pourchassé de façon inouïe.

  • LNRI/IR : Il est plus que probable que l'indépendance de l'Inde devait forcément trouver sa place au XXe siècle, comme ce fut le cas pour tous les pays colonisés d'Asie ou d'Afrique notamment : en quoi, alors, ceux qui ont creusé la terre indienne de ces "racines intellectuelles du mouvement d'indépendance" ont-ils eu un rôle déterminant à vos yeux ?

PM : Ces précurseurs de la lutte d'indépendance se disaient révolutionnaires : entrainés à agir sans attendre les fruits de leur action, ils trouvaient leur gratification dans le fait même d'avoir su mener le bon combat  au bon moment. Là s'arrêtait leur rôle déterminant. Nombreux parmi eux - dont JNM -, fidèles à leurs vœux de silence au sein d'une organisation clandestine, prenaient soin de ne laisser nulle trace de leur passage sur la plage du Temps. Par ce truchement, la postérité réserve souvent une profusion d'hommages à des imposteurs.  Mais, par-delà ces détails qui relèvent de l'ombre, l'indépendance de l'Inde - même mutilée - représente une grande victoire d'un peuple désarmé, désespérément assujetti jadis, qui a atteint son autonomie psychique lui permettant aujourd'hui de compter premier parmi les pays émergents, s'emparant de la direction intellectuelle et économique du monde contemporain.

  • LNRI/IR : Les "intellectuels" dont vous parlez ont-ils puisé leur inspiration indépendantiste à une source purement indienne, ou ont-ils recueilli les effluves d'une pensée plus universelle ?

PM : Râmmohun Roy (1772-1833), le Père de l'Inde nouvelle, avait rêvé d'un peuple qui aurait un pied solidement planté sur le sol spirituel de la patrie, puisant son inspiration de la source purement traditionnelle; et, à l'aide de l'enseignement dispensé en anglais qu'il allait introduire dans le pays, l'autre pied resterait posé sur le terrain de progrès révélé par l'Occident, autant  scientifique et technologique, que dans les sciences humaines et sociales. On l'appelait Râjâ ("Prince") à la fois pour la noblesse de son port et la distinction de sa personnalité. Ami de nombreux penseurs internationaux, dont l'Abbé Grégoire en France, Râmmohun, par son ouverture d'esprit, avait énormément facilité la circulation de la pensée  occidentale en Inde et l'inverse. La première génération d'intellectuels indiens formés à l'anglaise s'abreuvaient volontiers aux sources diverses : françaises, anglaises, germaniques, italiennes. Petit-fils d'un de ces enfants terribles, Sri Aurobindo, le fondateur du mouvement radical (connu dans l'histoire officielle comme "extrémiste"), désireux de mettre fin au régime colonial en Inde, citait l'exemple de la Révolution française, dès 1893. Tandis qu'une forte concentration de lettrés brahmaniques adhéraient au mouvement de l'indépendance, l'un d'entre eux,  auteur populaire du moment, Yogendra Vidyâbhûshan captivait l'imagination de  la jeunesse avec la biographie de grands révolutionnaires du monde : parmi ses titres les plus vendus étaient Mazzini et Garibaldi. En 1903, il confiera son jeune ami, JNM, à Sri Aurobindo qui cherchait à initier le Bengale à son culte révolutionnaire. Alors que Sri Aurobindo avait été élevé en Angleterre et représentait la fine fleur de lettres classiques européennes, au regard de ses contemporains, JNM - fortement marqué par ses rencontres avec Vivékânanda - était la pure personnification bengalie de la Gîtâ. C'est ainsi, à  l'usage des militants nationalistes, sur le socle spirituel de l'enseignement indigène de la Gîtâ - qui est réputée livrer le secret de l'action juste ("agir sans attendre les fruits de son action") -  que se dressa une pensée universelle.

  • LNRI/IR : A la page 90, vous écrivez : "Vivékânanda faisait allusion à la société indienne devant laquelle l'individu s'est toujours senti esclave...". Le mouvement d'indépendance, depuis ses précurseurs, a-t-il été aussi un mouvement de libération ou d'affranchissement de l'individu "esclave" de la société indienne ? Cette tentation individualiste n'est-elle pas paradoxalement une forme de colonisation idéologique occidentale et un reniement des valeurs indiennes ?

PM : La réforme principale de Râmmohun consistait à débroussailler le sol spirituel indien de toutes excroissances afin de réinstaurer la vision monothéiste du Védânta, héritier de la ferveur védique. J'ai démontré comment la dictature sociale post-védique - basée sur le système de castes et sur une certaine xénophobie - étouffait la vie initiatique. On ne naissait pas brâhmane, on le devenait par ses mérites. Nous avons des exemples de voyants - reconnus brâhmanes - qui étaient issus d'origine différente.  Le poète mystique Chandidâs avait chanté :
                       Ecoute, ô Frère, Homme :
                       L'Homme c'est la vérité ultime,
                                                                au-delà, il n'y a rien.

   S'emparant du balai réformateur de Râmmohun, Vivékânanda avait expressément encouragé JNM à vivre une véritable fraternité. Déjà, adolescent, JNM - fils de brâhmane - avait l'habitude de lutter au corps-à-corps avec des candidats de basses castes lors des championnats de sa commune de naissance. Sa mère Sharat-Shashi Dévi l'envoyait organiser la crémation de cadavres deux fois maudits : tout d'abord, parce qu'ils avaient été emportés par le choléra;  de surcroît ils avaient été des victimes intouchables. Chez son oncle maternel, lors des grandes fêtes, il y avait une variété de riz fin - blanc - réservé aux invités de marque, et une autre - rousse - pour les "autres" : un jour, après  moultes hésitations, un convive appartenant à la catégorie "autres" exprima auprès de JNM son envie d'y goûter. A partir de ce jour, JNM s'arrangea avec son oncle pour qu'on ne serve que du riz blanc à tous. Pendant les manifestations contre le projet de loi pour diviser le Bengale, en 1905, mû par sa conviction de fraternité, JNM avait servi des repas communautaires partagés par brâhmanes, musulmans et parias, assis côte à côte.   De son plein gré, après avoir porté le fagot d'herbe d'une vieille villageoise musulmane jusqu'à sa hutte, JNM s'était invité à partager avec elle, à même sa gamelle, une simple plâtrée de riz.  Camarade d'adolescence et collègue de jeunesse de JNM, Bhavabhûshan Mitra, fils de kâyastha, a raconté comment JNM s'était moqué des prêtres en enlevant son cordon sacré - preuve distinctive de brâhmane - pour en parer le cou de Mitra qui n'y avait pas droit, selon la convention orthodoxe. Ce fut pour de bon qu'il quitta son signe de naissance supérieure.  JNM avait l'habitude d'héberger chez lui plusieurs amis de toutes castes confondues.                                    

  • LNRI/IR : L'esprit "patriotique" des personnages qui parcourent votre étude est-il toujours de mise dans l'Inde d'aujourd'hui ?

PM : Malgré quelques tentatives timides de l'Etat indien indépendant de destiner de modestes allocations pour subvenir aux besoins de ces anciens combattants, l'indifférence générale à l'égard de leur patriotisme avait très tôt signifié aux jeunes générations l'opportunité de se méfier de ces sentiments nobles qui ne nourrissent pas son bonhomme. Des pseudo-gândhistes ont prouvé combien il est nécessaire de réussir à tout prix.
   Compte tenu d'une révolution d'élite qui trouva peu à peu des adhérents volontaires parmi le peuple, on peut deviner l'attitude d'une grande faction d'individus qui s'identifiaient davantage aux intérêts des colons - puissants - qu'au devenir des compatriotes en misère : ils n'avaient ni souhaité ni même imaginé que le régime impérial pût un jour  décliner. Nostalgiques de ce bon vieux temps, leurs descendants n'hésitent pas à accuser les patriotes d'avoir mis fin à l'état des choses douillet sous la protection de Sa Majesté.
   Répondant à l'irrésistible défi international des temps qui courent, secoué par la compétitivité de Pékin et la tergiversation d'Islamabad,  l'Inde d'aujourd'hui s'acharne à s'accommoder à la mutation de Bangalore en Vallée du Silicium. Je ne suis pas insensible à l'importance de  cette occasion de faire apprécier les talents indiens dans les domaines scientifiques et technologiques de pointe. C'est l'occasion rêvée de sortir des clichés de la misère, de la passivité et de l'idolâtrie auxquels on est habitué avec complaisance. Je tiens néanmoins à rappeler que ce n'est certainement pas l'âme de la spécificité indienne dans l'histoire. Chaque génération choisit dans son passé les valeurs qui lui assurent les meilleures chances de remporter la course. Les valeurs de mes personnages ne seront pas certes celles de tout le monde. Mon objectif est de laisser des traces de ces diplodocus  pour quelques historiens de demain.

  • LNRI/IR : Quel regard portez-vous sur la place des intellectuels dans la vie publique, politique et sociale de l'Inde d'aujourd'hui ?

PM : Je ne suis pas persuadé qu'ils soient tellement écoutés. D'où, une importante fuite de matière grise vers l'étranger. Il convient de reconnaître qu'après tout ce sont par ces racines intellectuelles que l'Inde est la plus grande démocratie au monde.

  • LNRI/IR : L'île de la Réunion, ou les Antilles Françaises, "départements français" où vivent des centaines de milliers de descendants d'Indiens, connaissent des mouvements politiques indépendantistes : qu'en pensez-vous ? Ces désirs d'indépendance sont-il légitimes à vos yeux et comparables à ceux de l'Inde d'il y a un siècle ?

PM : Ayant eu des amis ressortissant de ces "départements français", ayant pu visiter la Réunion pour un congrès, j'étais agréablement surpris par l'ardeur avec laquelle ces descendants d'Indiens s'accrochent aux valeurs qui les rattachent à cette patrie de l'âme.  Sans pouvoir généraliser la diversité de leurs aspirations, je peux avoir recours au bon sens comme guide et constater qu'à l'heure où la gestation de l'Europe fédérée pose tant de problèmes, il convient d'éviter les pentes faciles de balkanisation et se serrer les coudes, en attendant que la crise généralisée se calme. La vision traditionnelle indienne  de la "loi des poissons" nous rappelle que si les menus fretins sont les premiers reluqués comme gibier par des requins super-puissants, ce n'est nullement pour améliorer le sort des menus fretins. Je me suis souvent demandé : à qui profitent les malheurs srilankais ? les cauchemars kashmiriens ?
   Les contextes et les conjonctures mondialistes  d'aujourd'hui sont fondamentalement différents par rapport au mouvement d'indépendance de l'Inde. La maltraitance brutale de jadis pratiquée par l'homme contre l'homme est remplacée par des injustices beaucoup plus subtiles dont les remèdes ne sont pas disponibles dans la pharmacopée indépendantiste.
   De même que la perspective d'une fédération pan-africaine m'inspire beaucoup d'enthousiasme, je me réjouirai le jour où une fédération Inde-Pakistan-Bangladesh pourra s'affirmer, par-delà les litiges islamiques quelque peu anachroniques. Avant l'arrivée des Anglais, le sous-continent indien n'avait-il pas connu d'époques glorieuses de cohabitation communautaire pacifique et prospère entre les hindous, les musulmans et d'autres ?

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Le livre :
Les racines intellectuelles du mouvement
d'indépendance de l'Inde (1893-1918)

   Les éditions Codex proposent une publication qui devrait ravir tous les spécialistes et amateurs d'histoire indienne. Plus de quatre cents pages de haute volée pour explorer les prémices méconnues du mouvement indépendantiste indien, avant que n'intervienne la figure charismatique de la Grande Âme, Gandhi. On sait combien la connaissance du passé est un gage de compréhension du présent... Lorsque l'on touche à l'univers indien, si riche, si foisonnant, et par là-même si complexe et difficile à cerner, cette vérité apparaît plus éclatante encore. Et cet ouvrage ouvre donc des portes jusqu'ici insoupçonnées qui ne peuvent que nous permettre d'accéder à cette meilleure connaissance de l'Inde d'hier et d'aujourd'hui.
   Ce livre a d'abord été une thèse, débutée sous la houlette de Raymond Aron et terminé sous celle d'Emmanuel Le Roy Ladurie... Jacques Attali, quant à lui, en signe la préface... Quelques noms qui à eux seuls semblent déjà une garantie de la très haute qualité du travail de P. Mukherjee. A commander chez votre libraire ou aux
éditions Codex...

  

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