Interview
PM : C'est une histoire complexe, que je tâcherai
d'élaguer. Né en 1936, à Calcutta, durant la première dizaine d'années de ma
vie, j'ai vécu une série de bouleversements socio-politiques : le début d'une
guerre mondiale lorsque les V2 sillonnaient notre ciel; l'exode dans une zone
tranquille près de l'Etat du Bihâr où, en août 1942, mes cousins aînés faisaient
dérailler les trains pour signifier aux Anglais de décamper selon le mot d'ordre
de Gândhi, "Quit India !"; l'ampleur d'une famine artificielle qui dévastait le
pays; les nouvelles de l'Armée nationale de la Libération (INA) menée par "Nétâji"
Subhâs Bose qui frappait aux portes orientales de l'Inde britannique; l'émeute
communautaire visant à massacrer la population hindoue du Bengale, sous un
gouvernement régional à majorité musulmane; le génocide accompagnant la
gestation de l'Inde mutilée, menant à l'indépendance.
J'avais besoin de comprendre le pourquoi de ces
barbaries. J'avais une dizaine d'années lorsque, cinq mois avant sa mort,
Gândhiji accepta de me recevoir pour une journée auprès de lui. Tout hanté qu'il
fût par les événements qui le dépassaient, son regard avait quelque chose de
lumineux. Mais il n'avait pas de réponse pour m'apaiser.
En 1948 ma famille s'installa à l'Ashram de
Pondichéry où, en présence de Sri Aurobindo et, plus directement, de la Mère,
j'allais connaître et vivre progressivement, pendant une vingtaine d'années, une
spiritualité qui m'apprit beaucoup et qui sut me pousser vers un épanouissement
multiple : pluridisciplinaire, multilingue, pendant onze ans (1955-66) j'ai
enseigné au Centre International d'Education fondé par la Mère. Très tôt, j'ai
été reconnu comme un auteur de stature pan-indienne. J'ai consacré beaucoup
d'articles sur la littérature française et j'ai traduit également des auteurs
dont on entendait parler pour la première fois : Albert Camus, René Char,
St-John Perse...
En 1966, avec une bourse du Gouvernement
Français, je suis venu à Paris parfaire en Sorbonne mes compétences en tant que
professeur de français à l'étranger; en même temps, j'ai pris une inscription
pour écrire une thèse sur Sri Aurobindo. Après avoir soutenu cette thèse en
1970, je cherchais une occasion pour m'attaquer à une thèse pour le doctorat
d'Etat. S'agirait-il d'un sujet qui gravite autour d'études indiennes reconnues
- philosophies, littératures, linguistiques - Jean Filliozat, Professeur au
Collège de France, serait d'accord pour diriger mon travail : à mon intention,
il souhaitait même faire créer à l'INALCO une chaire de langue et civilisation
du Bengale. Mais, pour des raisons que j'évoquerai plus loin, j'avais décidé de
rédiger une thèse sur les origines intellectuelles du mouvement d'indépendance
de l'Inde d'avant Gândhî. Entre temps, encouragé par Filliozat - qui me
considérait comme un pont entre les cultures de la France et de l'Inde - j'ai
fait connaître en France de nombreux auteurs bengalis; accueilli par Etiemble,
j'ai publié une anthologie de mille ans de la poésie bengalie; sous le regard
bienveillant de Paul Demiéville et de Lilian Silburn, j'ai travaillé sur les
courants ésotériques de l'Inné (sahaj yâna) par le truchement des chants Charyâ
de bengali ancien (cités par Bernard Pivot dans sa Bibliothèque idéale) et des
Bâul; mon étude sur l'école philosophique du Sâmkhya fait partie de la lecture
préférée des adeptes du système de Yoga en France.
Ayant dispensé des cours à deux facultés
parisiennes, ayant diffusé des émissions pour Radio France comme Producteur
(1972-81), j'ai intégré le département d'ethnomusicologie du CNRS-Paris, UMR
7107 (1981-2003). Mon étude cognitive sur les échelles de la musique indienne a
été saluée de "monumentale" par son préfacier, le Pandit Ravi Shankar. Ayant été
reconnu très tôt comme poète par l'Académie des Lettres de New Delhi, j'ai
publié une soixantaine d'ouvrages et un nombre considérable d'articles en
bengali, français et anglais, touchant à différents aspects de la civilisation
indienne. Un de mes poèmes français a été mis en musique par Maître Henri
Dutilleux comme le premier épisode de son œuvre, Correspondance, pour voix et
orchestre.
PM :
En ce qui concerne la forme,
je dois tout d'abord rendre hommage à Monsieur Matthieu Boisdron des éditions
Codex pour avoir voulu se pencher sur cette thèse qui dormait, tranquille, au
fond de mes tiroirs depuis sa soutenance il y a un quart de siècle. Avec
conviction et rigueur, il m'a poussé vers la révision de l'appareil critique.
Pour le fond de cette
histoire, une machine à remonter le temps ne serait pas superflu.
J'étais trop jeune pour me
souvenir de ma grand'mère légendaire, Indubâla Dévi. En septembre 1915, elle
était prévenue que son époux, Jatîndra Nâth Mukherjee - que j'appellerai ici JNM
-, s'était donné la mort lors d'un soulèvement contre les forces de l'Ordre.
Complice de l'œuvre de ce révolutionnaire, elle avait dédaigné les signes
extérieurs du veuvage qu'imposait la société; elle était convaincue que fidèle à
sa promesse, son mari véridique, victorieux, lui reviendrait de sa mission. Par
respect de cette conviction, Vinodebâlâ Dévi ou Bordi - sœur aînée de JNM - et
les doyens de la famille avaient adopté, à sa mort en 1937, les rites funéraires
qui étaient réservés à une femme mariée.
Sœur du Tigre du Bengale ("Bâghâ"
Jatîn), Bordi n'en était pas moins une tigresse qui - au mépris d'intimidations
de l'Etat impérial - avait vaillamment protégé sa belle-sœur, élevé sa nièce,
Ashâlatâ, et ses deux neveux en bas âge : Tejendra (mon père) et Birendra.
Adorée par les admirateurs et les anciens collègues de JNM, cette grande dame
s'attirait autour d'elle des visiteurs en larmes venus commémorer le Héros.
Poète, idéaliste, veuve dès son adolescence, Bordi s'était engagée, avec des
amies appartenant à la famille Tagore, pour l'éducation et l'insertion sociale
de jeunes veuves.
En tant qu'alter ego de JNM,
persuadée qu'un jour la postérité aimerait mieux connaître la vie et l'œuvre de
son frère méconnu qui avait l'habitude d'accomplir ses rêves à l'insu de tous,
dans les coulisses, Bordi avait laissé d'amples notes biographiques écrites, à
l'appui de faits et de dates. Avide de comprendre l'identité de son frère tant
aimé, je lui posais des questions et, frères et cousins, nous l'écoutions
raconter les exploits de son petit frère. Dès 1955, après avoir longuement
consulté les carnets de Bordi, je me suis tourné vers les personnages qui
avaient concrètement connu JNM.
Encouragé par une
correspondance abondante et par ces entretiens, je trouvai comme infatigable
conseiller et guide Bhûpendra Kumâr Datta, éminent disciple de JNM et meneur
honorable du parti révolutionnaire. Dès 1963, Datta ouvrit devant moi les
arcanes de rapports laissés par des Agents de l'Administration coloniale,
conservés dans les Archives régionales (Calcutta, Bhubaneswar) et Centrale (New
Delhi). A la lumière de son vécu, de ses propres renseignements et ses
réflexions, il m'apprit le parti à tirer à partir de ces informations. Grâce à
une autorisation spéciale du Premier Ministre Jawaharlâl Nehru, j'eus le
privilège d'éplucher - le premier - les microfilms confidentiels concernant le
Complot indo-germanique qu'avait conçu JNM pendant la Première Guerre : il
s'agissait de dépêches interceptées par les services de contre espionnage
américain et, jusqu'alors, conservés aux Archives Nationales à Washington. En
1965 parut ma première biographie de JNM, en tribune hebdomadaire dans un
célèbre journal de Calcutta, saluée par des spécialistes, ensuite publiée par
l'Etat du Bengale-Occidental.
Depuis 1966, arrivé à Paris
avec une Bourse du Gouvernement Français, j'ai pu consulter de nombreuses
archives européennes. En 1974, Raymond Aron accepta mon projet de thèse pour le
doctorat d'Etat, le qualifiant de "maillon manquant de notre histoire"; et il
me proposa une esquisse de chapitres à rédiger.
Au terme d'un petit
demi-siècle consacré à étudier ce mouvement d'indépendance pré-gândhien, il
m'est permis aujourd'hui de cerner JNM - par-delà l'individu exceptionnel qu'il
fut - comme le symbole même d'une époque, d'un peuple et d'une aspiration
spirituelle intense. Ce symbole que Raymond Aron avait caractérisé de "Penseur
en Action".
PM : Ayant eu déjà un bagage
suffisamment riche de données, au moment de mon inscription à l'Université de
Paris IV, je n'avais que l'embarras d'une mise en page et de viser la bonne
problématique. Aron m'a discrètement guidé vers cette réalisation. Par ailleurs,
devinant que j'étais livré à plusieurs activités pour joindre les fins du mois
en tant que père de famille, vivant chichement, il m'avait trouvé une petite
allocation de recherche du CNRS qui m'assurait quelques heures de tranquillité
par semaine. De surcroît, sachant que j'étais en quête de renseignements
complémentaires, en 1981, c'est lui qui me facilita l'accès aux archives
américaines grâce à une Bourse de la Fondation Fulbright.
Parmi les difficultés les plus
importantes, la première venait de partisans de l'historiographie réclamant
Gândhi comme l'alpha et l'oméga du mouvement d'indépendance de l'Inde. Raymond
Aron était formel que quelqu'un venant d'Afrique du Sud qui ordonnerait à un
peuple assujetti depuis des siècles, "Lève-toi et marche!" pour déclencher un
mouvement de masse, relèverait d'un miracle incroyable, tout en avouant qu'il
avait toujours attendu les preuves précises du contraire, dont je faisais état.
Sans sa protection - je pèse mes mots - et sans la bienveillance de l'Université
de Paris IV, je n'aurais jamais pu rêver d'une telle thèse. La deuxième
difficulté provenait d'une image magnanime du ménage idyllique que l'Angleterre
aurait vécu avec sa colonie de l'Inde, une image qu'elle avait fait miroiter
devant les nations occidentales : cette vision excluait soigneusement tout
soupçon d'exploitations, de mépris, de bassesse dont les indigènes auraient pu
souffrir sous le ciel toujours clément de Sa Majesté. Une vision qui alimentait
fortement, par exemple, l'anglophilie du Président Woodrow Wilson, au grand dam
des patriotes "hindous" qui étaient à l'œuvre sur le sol américain depuis le
début du vingtième siècle.
PM : La fable que le programme
non-violent de Gândhî ait valu à l'Inde son indépendance - sans jamais devoir
verser une goutte de sang - se situe bien loin de la réalité, tant de près que
de loin. De près, le traumatisme du génocide aveugle de 1947 menant à cette
indépendance d'une nation mutilée demeure encore présent dans la mémoire des
peuples du monde. De loin, même étouffées par une stratégie injustifiable de les
ignorer, les contributions de patriotes pendant les vingt-cinq ans - entre 1893
et 1918 - qui précédaient et préparaient, à petits pas, l'avènement du
mouvement de masse que Gândhî allait mener, se rendent de plus en plus
évidentes.
Pouvant jauger à partir de la
courte durée de l'Occupation en France, le lecteur français saura plus aisément
évaluer l'ampleur des dégâts causés en Inde par presque deux siècles de
domination par un peuple - les Anglais - qui ignorait tout de l'Inde. Tandis
qu'en Chine l'opium faisait ravage, en Inde la plantation forcée de l'indigo -
pour faire oublier la finesse exemplaire de la cotonnade du Bengale - comptait
parmi les calamités : l'on s'amusait bien à faire éclater les foies en
inflammation des ouvriers victimes d'indigo, à l'aide d'un léger coup de pied
botté. Ce qui prédominait partout c'était la peur de vivre, la peur de déplaire
et de mourir, la peur de tout. Vivékânanda préconisait l'utilité de mourir pour
une cause. Des siècles de colère refoulée dans l'inconscient cherchait à
s'affirmer, à exprimer sa douleur. Même un ver de terre, blessé, lève son
capuchon pour protester. Les précurseurs de Gândhî canalisaient cette colère
en carburant, non seulement contre l'oppresseur mais - avant tout - pouvant
vaincre la faiblesse lovée dans la moelle du peuple et la peur de mourir. Ils
conseillaient de mourir en martyrs. Ayant mis fin, de façon brusque et
intempestive, à cette purification de l'inconscient collectif, l'ayant remplacé
par une coercition non-violente contre nature, Gândhî a livré le peuple à un
état d'effervescence perpétuelle menant à l'éclatement de violence incontrôlé au
moindre oui ou non. Gândhî semblait avoir reconnu vers la fin de sa vie qu'à
moins de pratiquer le yoga de transformation de la nature humaine prônée par
Sri Aurobindo, la non-violence serait une utopie. Plusieurs détails de sa vie
laissent croire que le Gândhî intime était quelque peu étranger à la
non-violence rêvée.
PM : Le climat tropical est
favorable à l'excroissance, ce qui veut dire une croissance inutile et
démesurée. Les panthéons indiens ayant inventé des milliers de divinités,
conservent toujours assez de niches pour improviser d'autres idoles prêts à
adorer. L'on attribue même des vertus infinies au toucher des vedettes - de
l'industrie bollywoodienne, notamment - qui auraient incarné tel ou tel
personnage significatif. A l'indépendance de l'Inde en 1947, plusieurs courants
politiques, promoteurs de veau d'or, ayant reconnu la rentabilité du culte de
Gândhî, ont procédé, à qui mieux mieux, à badigeonner des statues aussi hideuses
les unes que les autres avec des couleurs de divinité. Il faudra des générations
d'épuration pour parvenir à ressusciter le Gândhî, homme historique, par exemple
tel que Jacques Attali l'a présenté dans sa biographie récente.
PM : Le début du vingtième siècle
en Inde, depuis le Cachemire jusqu'à Colombo, foisonnait encore avec les
héritiers de la Renaissance du dix-neuvième siècle : il s'agissait de génies
appartenant à plusieurs disciplines scientifiques pures et autres, qui étaient
ouverts à une foule de pensées nouvelles. Ne nommer que quelques-uns parmi eux
ferait preuve de partialité. Sans prétendre tous les nommer, ma thèse évoque
néanmoins un bon nombre de ces grands esprits dont la plupart, ayant reconnu le
caractère révolutionnaire de l'action de Gândhî, lui avaient tendu la main et
avaient enrichi son projet considérablement. Avec une forte attirance
gauchisante, Jawaharlâl Nehru avait appris à ses dépens - au nom de la conquête
du pouvoir qui l'animait - à ne pas trop fréquenter les socialistes du genre
M.N. Roy ou Subhâs Bose. L'on connaît la violente colère que celui-ci provoqua
chez le Mahâtmâ, avant d'être pourchassé de façon inouïe.
-
LNRI/IR :
Il est plus que probable
que l'indépendance de l'Inde devait forcément trouver sa place au XXe siècle,
comme ce fut le cas pour tous les pays colonisés d'Asie ou d'Afrique notamment :
en quoi, alors, ceux qui ont creusé la terre indienne de ces "racines
intellectuelles du mouvement d'indépendance" ont-ils eu un rôle déterminant à
vos yeux ?
PM :
Ces précurseurs de la lutte
d'indépendance se disaient révolutionnaires : entrainés à agir sans attendre les
fruits de leur action, ils trouvaient leur gratification dans le fait même
d'avoir su mener le bon combat au bon moment. Là s'arrêtait leur rôle
déterminant. Nombreux parmi eux - dont JNM -, fidèles à leurs vœux de silence au
sein d'une organisation clandestine, prenaient soin de ne laisser nulle trace de
leur passage sur la plage du Temps. Par ce truchement, la postérité réserve
souvent une profusion d'hommages à des imposteurs. Mais, par-delà ces détails
qui relèvent de l'ombre, l'indépendance de l'Inde - même mutilée - représente
une grande victoire d'un peuple désarmé, désespérément assujetti jadis, qui a
atteint son autonomie psychique lui permettant aujourd'hui de compter premier
parmi les pays émergents, s'emparant de la direction intellectuelle et
économique du monde contemporain.
PM : Râmmohun Roy (1772-1833), le
Père de l'Inde nouvelle, avait rêvé d'un peuple qui aurait un pied solidement
planté sur le sol spirituel de la patrie, puisant son inspiration de la source
purement traditionnelle; et, à l'aide de l'enseignement dispensé en anglais
qu'il allait introduire dans le pays, l'autre pied resterait posé sur le terrain
de progrès révélé par l'Occident, autant scientifique et technologique, que
dans les sciences humaines et sociales. On l'appelait Râjâ ("Prince") à la fois
pour la noblesse de son port et la distinction de sa personnalité. Ami de
nombreux penseurs internationaux, dont l'Abbé Grégoire en France, Râmmohun, par
son ouverture d'esprit, avait énormément facilité la circulation de la pensée
occidentale en Inde et l'inverse. La première génération d'intellectuels
indiens formés à l'anglaise s'abreuvaient volontiers aux sources diverses :
françaises, anglaises, germaniques, italiennes. Petit-fils d'un de ces enfants
terribles, Sri Aurobindo, le fondateur du mouvement radical (connu dans
l'histoire officielle comme "extrémiste"), désireux de mettre fin au régime
colonial en Inde, citait l'exemple de la Révolution française, dès 1893. Tandis
qu'une forte concentration de lettrés brahmaniques adhéraient au mouvement de
l'indépendance, l'un d'entre eux, auteur populaire du moment, Yogendra
Vidyâbhûshan captivait l'imagination de la jeunesse avec la biographie de
grands révolutionnaires du monde : parmi ses titres les plus vendus étaient
Mazzini et Garibaldi. En 1903, il confiera son jeune ami, JNM, à Sri Aurobindo
qui cherchait à initier le Bengale à son culte révolutionnaire. Alors que Sri
Aurobindo avait été élevé en Angleterre et représentait la fine fleur de lettres
classiques européennes, au regard de ses contemporains, JNM - fortement marqué
par ses rencontres avec Vivékânanda - était la pure personnification bengalie de
la Gîtâ. C'est ainsi, à l'usage des militants nationalistes, sur le socle
spirituel de l'enseignement indigène de la Gîtâ - qui est réputée livrer le
secret de l'action juste ("agir sans attendre les fruits de son action") - que
se dressa une pensée universelle.
-
LNRI/IR :
A la page 90, vous écrivez
: "Vivékânanda faisait allusion à la société indienne devant laquelle l'individu
s'est toujours senti esclave...". Le mouvement d'indépendance, depuis ses
précurseurs, a-t-il été aussi un mouvement de libération ou d'affranchissement
de l'individu "esclave" de la société indienne ? Cette tentation individualiste
n'est-elle pas paradoxalement une forme de colonisation idéologique occidentale
et un reniement des valeurs indiennes ?
PM : La réforme principale de
Râmmohun consistait à débroussailler le sol spirituel indien de toutes
excroissances afin de réinstaurer la vision monothéiste du Védânta, héritier de
la ferveur védique. J'ai démontré comment la dictature sociale post-védique -
basée sur le système de castes et sur une certaine xénophobie - étouffait la vie
initiatique. On ne naissait pas brâhmane, on le devenait par ses mérites. Nous
avons des exemples de voyants - reconnus brâhmanes - qui étaient issus d'origine
différente. Le poète mystique Chandidâs avait chanté :
Ecoute, ô Frère, Homme
:
L'Homme c'est la vérité ultime,
au-delà, il n'y a
rien.
S'emparant du balai
réformateur de Râmmohun, Vivékânanda avait expressément encouragé JNM à vivre
une véritable fraternité. Déjà, adolescent, JNM - fils de brâhmane - avait
l'habitude de lutter au corps-à-corps avec des candidats de basses castes lors
des championnats de sa commune de naissance. Sa mère Sharat-Shashi Dévi
l'envoyait organiser la crémation de cadavres deux fois maudits : tout d'abord,
parce qu'ils avaient été emportés par le choléra; de surcroît ils avaient été
des victimes intouchables. Chez son oncle maternel, lors des grandes fêtes, il y
avait une variété de riz fin - blanc - réservé aux invités de marque, et une
autre - rousse - pour les "autres" : un jour, après moultes hésitations, un
convive appartenant à la catégorie "autres" exprima auprès de JNM son envie d'y
goûter. A partir de ce jour, JNM s'arrangea avec son oncle pour qu'on ne serve
que du riz blanc à tous. Pendant les manifestations contre le projet de loi pour
diviser le Bengale, en 1905, mû par sa conviction de fraternité, JNM avait servi
des repas communautaires partagés par brâhmanes, musulmans et parias, assis côte
à côte. De son plein gré, après avoir porté le fagot d'herbe d'une vieille
villageoise musulmane jusqu'à sa hutte, JNM s'était invité à partager avec elle,
à même sa gamelle, une simple plâtrée de riz. Camarade d'adolescence et
collègue de jeunesse de JNM, Bhavabhûshan Mitra, fils de kâyastha, a raconté
comment JNM s'était moqué des prêtres en enlevant son cordon sacré - preuve
distinctive de brâhmane - pour en parer le cou de Mitra qui n'y avait pas droit,
selon la convention orthodoxe. Ce fut pour de bon qu'il quitta son signe de
naissance supérieure. JNM avait l'habitude d'héberger chez lui plusieurs
amis de toutes castes confondues.
PM : Malgré quelques tentatives
timides de l'Etat indien indépendant de destiner de modestes allocations pour
subvenir aux besoins de ces anciens combattants, l'indifférence générale à
l'égard de leur patriotisme avait très tôt signifié aux jeunes générations
l'opportunité de se méfier de ces sentiments nobles qui ne nourrissent pas son
bonhomme. Des pseudo-gândhistes ont prouvé combien il est nécessaire de réussir
à tout prix.
Compte tenu d'une révolution
d'élite qui trouva peu à peu des adhérents volontaires parmi le peuple, on peut
deviner l'attitude d'une grande faction d'individus qui s'identifiaient
davantage aux intérêts des colons - puissants - qu'au devenir des compatriotes
en misère : ils n'avaient ni souhaité ni même imaginé que le régime impérial pût
un jour décliner. Nostalgiques de ce bon vieux temps, leurs descendants
n'hésitent pas à accuser les patriotes d'avoir mis fin à l'état des choses
douillet sous la protection de Sa Majesté.
Répondant à l'irrésistible
défi international des temps qui courent, secoué par la compétitivité de Pékin
et la tergiversation d'Islamabad, l'Inde d'aujourd'hui s'acharne à s'accommoder
à la mutation de Bangalore en Vallée du Silicium. Je ne suis pas insensible à
l'importance de cette occasion de faire apprécier les talents indiens dans les
domaines scientifiques et technologiques de pointe. C'est l'occasion rêvée de
sortir des clichés de la misère, de la passivité et de l'idolâtrie auxquels on
est habitué avec complaisance. Je tiens néanmoins à rappeler que ce n'est
certainement pas l'âme de la spécificité indienne dans l'histoire. Chaque
génération choisit dans son passé les valeurs qui lui assurent les meilleures
chances de remporter la course. Les valeurs de mes personnages ne seront pas
certes celles de tout le monde. Mon objectif est de laisser des traces de ces
diplodocus pour quelques historiens de demain.
PM : Je ne suis pas persuadé qu'ils
soient tellement écoutés. D'où, une importante fuite de matière grise vers
l'étranger. Il convient de reconnaître qu'après tout ce sont par ces racines
intellectuelles que l'Inde est la plus grande démocratie au monde.
-
LNRI/IR :
L'île de la Réunion, ou
les Antilles Françaises, "départements français" où vivent des centaines de
milliers de descendants d'Indiens, connaissent des mouvements politiques
indépendantistes : qu'en pensez-vous ? Ces désirs d'indépendance sont-il
légitimes à vos yeux et comparables à ceux de l'Inde d'il y a un siècle ?
PM : Ayant eu des amis
ressortissant de ces "départements français", ayant pu visiter la Réunion pour
un congrès, j'étais agréablement surpris par l'ardeur avec laquelle ces
descendants d'Indiens s'accrochent aux valeurs qui les rattachent à cette patrie
de l'âme. Sans pouvoir généraliser la diversité de leurs aspirations, je peux
avoir recours au bon sens comme guide et constater qu'à l'heure où la gestation
de l'Europe fédérée pose tant de problèmes, il convient d'éviter les pentes
faciles de balkanisation et se serrer les coudes, en attendant que la crise
généralisée se calme. La vision traditionnelle indienne de la "loi des
poissons" nous rappelle que si les menus fretins sont les premiers reluqués
comme gibier par des requins super-puissants, ce n'est nullement pour améliorer
le sort des menus fretins. Je me suis souvent demandé : à qui profitent les
malheurs srilankais ? les cauchemars kashmiriens ?
Les contextes et les
conjonctures mondialistes d'aujourd'hui sont fondamentalement différents par
rapport au mouvement d'indépendance de l'Inde. La maltraitance brutale de jadis
pratiquée par l'homme contre l'homme est remplacée par des injustices beaucoup
plus subtiles dont les remèdes ne sont pas disponibles dans la pharmacopée
indépendantiste.
De même que la perspective
d'une fédération pan-africaine m'inspire beaucoup d'enthousiasme, je me
réjouirai le jour où une fédération Inde-Pakistan-Bangladesh pourra s'affirmer,
par-delà les litiges islamiques quelque peu anachroniques. Avant l'arrivée des
Anglais, le sous-continent indien n'avait-il pas connu d'époques glorieuses de
cohabitation communautaire pacifique et prospère entre les hindous, les
musulmans et d'autres ?
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