J.-C. Carpanin Marimoutou :
"
La richesse de cette culture vernaculaire est impressionnante ; elle a nourri la culture réunionnaise"
      
  

   Nous avions déjà rencontré Carpanin Marimoutou pour évoquer l'épineux sujet de la Maison des Civilisations et de l'Unité Réunionnaise. Nous voici de nouveau à son écoute pour parler à présent avant tout de son action, de son œuvre, du regard qu'il porte sur la culture malbar, et sur la culture réunionnaises de manière plus large.


Interview  -  "Mon nasion" (texte de Carpanin Marimoutou)


Interview

  • IR : Monsieur Marimoutou, nous vous connaissons comme écrivain, universitaire, chercheur, éditeur, activiste culturel : ces "étiquettes" parviennent-elles et suffisent-elles à vous cerner ? Comment vous présenteriez-vous personnellement ?

    CM : Je suis un intellectuel réunionnais. Je tiens à ce terme, en particulier par les temps qui courent, caractérisés ici par le populisme, la démagogie poujadiste, l’anti-intellectualisme. Je crois que toutes mes activités ont une cohérence. Je mène, en effet, différentes activités, mais elles sont toutes liées, me semble t-il. La question qui me lancine depuis longtemps est celle du rapport des Réunionnais(e)s à leur terre et à la façon qu’elles/ils ont de l’habiter ou de ne pas l’habiter. Je pense que l’expérience réunionnaise est une expérience singulière et assez mystérieuse. Nous sommes un peuple issu de migrations nombreuses et diverses, dans un laps de temps finalement assez court. Le peuple réunionnais a connu une histoire extrêmement violente (esclavage, engagisme, colonialisme post esclavage, assimilation…) et, en même temps, elle a su construire une culture commune — avec ses différents niveaux, ses espaces secrets ou réservés, interdits parfois — parfois méprisée, rejetée, déniée par ceux-là mêmes qui en sont les héritiers, ou alors revendiquée dans quelques-uns de ses fragments, dans un enfermement excluant, alors que nous vivons, pensons, créons sans cesse dans le cadre de processus complexes de créolisation. Cette question me préoccupe sans cesse. C’est à cela que je tente d’apporter des réponses — ou des éléments de réponse —, certaines théoriques, d’autres poétiques, d’autres pratiques, à travers mes différentes activités. En résumé, je ne cesse de me demander pourquoi nous vivons tant dans le refus de notre espace, de notre histoire, de notre créativité ; pourquoi nous refusons tant d’être autonomes à tous les niveaux.
     

  • IR : Vos racines réunionnaises sont des racines nourries notamment de la terre culturelle malbar : votre enfance et votre jeunesse ont-elles été particulièrement imprégnées de culture indo-réunionnaise ? Comment cette culture malbar vous a-t-elle marqué ?

    CM : Je n’utilise pas le terme « indo-réunionnais ». Je préfère « malbar » parce que, pour moi, c’est en soi une indication de réunionnité. J’ai grandi dans un rempli au quotidien de la présence de cette culture et de ses interactions vivantes avec les cultures venues d’autres espaces. Je côtoyais tous les jours des personnes qui chantaient le maloya et des romanss, marchaient sur le feu, racontaient des zistoir (contes), étaient danseurs du narlgon. C’étaient les mêmes qui faisaient cela, et cela ne leur posait aucun problème de références ou d’identité. C’était leur culture vivante et quotidienne. J’ai grandi à la campagne, dans un univers rythmé par les cultures vivrières, la canne à sucre et les usines sucrières. Mon grand-père était un érudit en langue et culture tamoules. Il recevait régulièrement des amis avec qui il parlait et chantait en cette langue. Les marches sur le feu, les diverses cérémonies religieuses, les « bals tamouls » faisaient partie de ma vie au même titre que le créole, le maloya, la cuisine ou les jeux avec les enfants de mon âge. Je suis personnellement athée, mais il est évident que les rituels alimentaires et les tabous culinaires de mon enfance ont eu une influence certaine sur moi. Plus tard, j’ai davantage compris la richesse de ces savoirs, de ces savoir-faire, et surtout des personnes qui, contre vents et marées, contre les moqueries, les anathèmes, les interdictions de toute sorte, avaient su et voulu conserver cette culture, la transmettre, la partager, la créoliser. Le Koylou, mais aussi les champs et l’usine ont été des espaces d’accueil, de diffusion, de transmission, y compris à des gens qui n’étaient absolument pas originaires de l’Inde, et qui ont intégré des éléments de cette culture dans leur propre vis, leur rapport au monde, leurs créations. Cette culture a, bien entendu, nourri profondément la langue créole. C’est pour cela qu’aujourd’hui, je suis plutôt rétif à tous les discours autour de la culture tamoule (que les tenants de ladite culture opposent à la culture malbar), à toutes les valorisations d’une indianité revival ou, sur le plan religieux, d’un désir « d’authenticité hindoue ». Nos ancêtres sont venus avec une culture de village, une culture de pauvres, de « subalternes », comme on dit. La richesse de cette culture vernaculaire est impressionnante ; elle a nourri la culture réunionnaise. De ce point de vue, elle est fondamentalement créole.
     

  • IR : Quel état des lieux feriez-vous des cultures indo-réunionnaises d'aujourd'hui ?

    CM : Si vous parlez de « cultures indo-réunionnaises », il faut y inclure l’islam apporté par les Indiens venus du Gujerat, ainsi que leurs habitudes alimentaires et vestimentaires. Tout cet apport s’est diffusé dans l’espace public réunionnais et a été partagé. Nul, à La Réunion, ne peut désormais dire que la mosquée, le topi, le kurta-pyjama ou le samoussa lui est étranger. Cela fait partie de la culture de toutes et de tous. Il en est de même pour les apports des engagés indiens. Cela dit, il existe depuis quelques années, de la part en particulier d’une petite et moyenne bourgeoisie d’origine malbar, une étrange volonté d’effacer cet héritage pour lui substituer une espèce de fondamentalisme religieux, alimentaire, vestimentaire. Ces deux courants sont présents sur l’île. D’un côté une « créolité malbar », de l’autre un indianisme/hindouisme réunionnais. Cela se voit dans l’architecture des lieux de culte (en particulier urbains), dans l’existence d’ashrams, dans la création de cours de danse classique (Bharata Natyam)… D’un côté donc, une volonté d’affirmer à tout prix une différence excluante avec une référence systématique à une Inde mythique et « orientaliste », celle qui plaît tant au monde occidental. De l’autre l’affirmation d’une culture vernaculaire réunionnaise et créolisée, où le vivre ensemble se fonde sur le partage.
     

  • IR : Vous êtes, bien évidemment, sensible à des aspects plus particuliers de la culture malbar, notamment le narlgon, auquel vous avez consacré un ouvrage : en quoi cette réalité du "bal tamoul" vous semble-t-elle représentative ? Cette tradition vous semble-t-elle par ailleurs suffisamment solide pour perdurer ?

    CM : C’est d’abord l’un des grands ravissements et l’une des grandes émotions de mon enfance. Ce sont les premières représentations théâtrales auxquelles j’ai assisté. Je voyais des gens que je côtoyais tous les jours — mes oncles, des travailleurs agricoles, des ouvriers d’usine — se transformer soudain en rois, reines, princesses, déesses, dieux,  guerriers. Je les voyais revêtus d’habits chatoyants. Ils devenaient danseurs et chanteurs. C’était magique. Plus tard, je les ai vus construire les décors, coudre les costumes, fabriquer les masques, décorer les lieux de représentation avec les feuilles de cocotier ou de sagou, des bananiers… C’était un enchantement. Je comprenais comment on pouvait transformer le monde. Je prenais conscience de leur immense créativité, de leurs profondes connaissances, de leur ferveur et de leur enthousiasme. Cette conscience-la, je ne l’ai jamais oubliée.  J’ai moi-même été initié à un moment aux pas du narlgon.
       Le narlgon est, à mes yeux, l’un des signes les plus forts et les plus aboutis (au même titre que le conte créole et le maloya) de la culture vernaculaire créole. Il est l’une des métonymies des processus de créolisation dans le champ culturel. Le choix des pièces (bal) jouées me paraît représentatif à la fois du lien fort que les malbar gardent avec l’héritage de leurs ancêtres engagés, de leur inscription en terre créole (ce sont des pièces, qui parlent de l’exils, de la bonne souveraineté, des conflits de l’espace public, de la difficulté et de la nécessité de vivre ensemble, de l’éthique), et de leur volonté de partage. Le fait que le vartial résume et commente en créole le texte qu’il va ou vient de chanter me paraît, à cet égard, révélateur.
       Certaines mélodies du narlgon ont été reprises dans des maloya, et les textes mêmes du maloya gardent aussi la mémoire de ces histoires.
       On assiste aujourd’hui à une revivification du narlgon. De plus en plus de jeunes créent des troupes. Je pense que c’est une pratique culturelle qui va se développer de plus en plus, en lien d’ailleurs avec le maloya.

  • IR : Quelles sont, selon vous, les autres traditions les plus dignes d'intérêt dans le patrimoine culturel malbar ?

    CM : Je pense que toutes ces pratiques, tous ces savoirs sont dignes d’intérêt. Je n’aime pas le terme « tradition », parce qu’il semble figer les pratiques et les enfermer dans le passé. Or elles sont toujours vivantes, modernes, contemporaines. Elles se réinventent sans cesse en intégrant de nouvelles données. Le karmon qui se déroule au Gol, par exemple, est un exemple particulièrement net de ces adaptations au monde contemporain.

  • IR : Selon vous, dans quel(s) sens pourraient et devraient évoluer les cultures indo-réunionnaises et, plus généralement, indo-créoles ?

    CM : Sincèrement, je n’ai pas de réponse pertinente à cette question. Les évolutions culturelles, surtout dans les mondes créoles (en situation d’interculturalité donc), sont assez imprévisibles. Qui aurait pensé, il y a une vingtaine d’années, que le dipavali serait un moment fort de la vie réunionnaise ?

  • IR : Quelles sont, justement, les relations privilégiées que vous entretenez avec le monde culturel indo-créole ?

    CM : Je ne pense pas entretenir de relations privilégiées. Disons que c’est un domaine que je connais assez bien, dont je crois arriver à saisir les enjeux, les pratiques, les changements. C’est, de mon point de vue, un élément important du monde réunionnais tant il a participé à sa culture au sens large.

  • IR : Vous reconnaissez-vous dans le concept de coolitude ? Quelles sont, d'après vous, sa légitimité et ses limites ?

    CM : Non, je ne me reconnais pas dans ce concept, pas plus d’ailleurs que dans ceux d’indo-réunionnité, indo-créolité, diaspora indienne. Je pourrais, à la limite, me définir comme un Réunionnais d’origine malbar. Mais ce ne serait qu’une petite partie de ma réalité. Je suis aussi indiaocéanique, européen. Les mondes africain, asiatique, malgache, comorien, font aussi partie de mon univers quotidien et proche.

  • IR : En tant qu'homme de lettres, pouvez-vous dire qu'il existe une scène littéraire indo-réunionnaise ? Si oui, pouvez-vous nous en parler et préciser quelle y est votre place ?

    CM : Je n’utiliserai pas ce terme. Il existe un champ littéraire réunionnais complexe, une scène littéraire réunionnaise, sans doute. Comme les problématiques identitaires, généalogiques, de filiation, d’héritage, de questionnement du lieu et de l’histoire y sont importantes, les thématiques liées aux pratiques, savoirs, récits, textes, originaires de l’inde y sont bien évidemment présentes ou questionnées dans des textes appartenant à tous les genres (y compris le maloya et d’autres formes de chant), que ce soit en français ou en créole.

  • IR : A Maurice, aux Antilles, des romans remarqués (de Nathacha Appanah, de Raphaël Confiant...) ont abordé de front la thématique de l'engagisme : la Réunion ne mériterait-elle pas une œuvre ambitieuse sur ce même thème ? Ne seriez-vous pas le mieux placé pour écrire une telle œuvre ?

    CM : Il y a déjà eu plusieurs romans ou courts récits qui abordent la question de l’engagisme. Ils ne sont pas nécessairement écrits par des Réunionnais qui se définissent comme malbars. Il est vrai qu’ils n’ont pas connu la notoriété des romans de Nathacha Appanah, de Confiant ou d’Amitav Gosh. Axel Gauvin a cependant publié aux éditions du Seuil Faims d’enfance qui aborde aussi cette thématique.

  • IR : Pouvez-vous nous parler de votre travail de poète : comment le concevez-vous, le vivez-vous ?

    CM : C’est un travail qui a nécessairement évolué au fil du temps. Au départ il y avait une urgence liée à la nécessité de produire des écrits qui déconstruisaient le récit doudouiste ou assimilationniste sur La Réunion. C’est ce qui explique à la fois la dimension militante de ces textes, leur rapport à l’histoire et à l’affirmation d’une identité réunionnaise complexe et singulière. Cela fait toujours partie de mon travail, mais disons qu’au fil du temps j’ai accordé une importance de plus en plus grande à l’écriture. Il est aussi clair que la dimension malbar a pris une place plus grande qu’au début, et que mes textes se fondent aussi davantage sur les littératures orales vernaculaires de La Réunion, les contes, les légendes, mais aussi les épopées ou les mythes venus de l’Inde. Le fait que j’ai été amené à écrire des textes pour Ziskakan a aussi joué un rôle. Je me rends compte aussi que l’écriture tend à intégrer des éléments plus intimes, plus corporels. Je crois que ma fréquentation de la poésie sonore, de la poésie élémentaire, de la poésie visuelle a aussi changé mon travail.
       J’écris dans les deux langues que j’ai à ma disposition : le créole réunionnais et le français. Sauf commande (textes pour Ziskakan, par exemple), je ne sais pas à l’avance dans laquelle des deux langues je vais écrire. Il n’y a pas de thématique particulière liée au choix de telle ou telle langue. J’éprouve le même plaisir à écrire dans les deux ; et elles se mêlent parfois, souvent même.

  • IR : Il y a quelque temps, nous vous avons interviewé sur le sujet de la MCUR : où en sont les choses aujourd'hui ?

    CM : Le Conseil Régional a mis fin au projet initial. La construction du bâtiment est donc suspendue. Sa reprise dépend de l’évolution politique. En revanche l’association MCUR Recherche Action continue, à sa mesure, le travail de l’ancienne équipe scientifique et culturelle. Nous avons fêté le 10 mai et le 31 octobre (hommage aux ancêtres morts sans sépulture). Nous essayons de développer des activités en commun avec d’autres associations autour d’événements précis. Nous poursuivons le travail d’édition et de valorisation entrepris autour du maloya, du narlgon.

  • IR : Quels sont désormais vos projets ?

    CM : Je suis revenu à l’université. Je travaille sur les migrations forcées, sur la fabrication des « personnes jetables » par les pouvoirs étatiques et économiques (dans l’histoire et aujourd’hui) et j’essaie de comprendre comment ces problématiques s’inscrivent dans le texte littéraire et transforment l’écriture comme le discours. Je poursuis des recherches autour des formes vernaculaires réunionnaises. Je m’intéresse aussi de plus en plus aux questions liées à l’inscription de l’empire colonial dans la littérature française. Le problème de la puissance d’agir des « subalternes » – à travers leurs créations artistiques, discursives, littéraires surtout
    se situe de plus en plus au centre des mes réflexions, de mes recherches, de ma production.

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"Mon nasion"
(texte de Carpanin Marimoutou pour le groupe Ziskakan)

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