Christian Ghasarian
(anthropologue) :
"valoriser la malbarité"
    
  
Christian Ghasarian est un des plus grands spécialistes internationaux du milieu indo-réunionnais, un de ses principaux thèmes d'étude. On connaît notamment son ouvrage Honneur, Chance & Destin, mais il est aussi l'auteur de nombreux autres travaux, dont vous pourrez retrouver une petite partie sur ce site, publiée par les Editions Virtuelles Indes Réunionnaises.

Interview      Bibliographie

Et un article à lire aux Editions Virtuelles Indes Réunionnaises


Interview

  • IR : Christian Ghasarian, pouvez-vous tout d’abord vous présenter aux visiteurs du site Indes réunionnaises ? 

    ChG : Je suis né en 1957 à Paris. Mes recherches anthropologiques portent sur l’Océan Indien, la Polynésie et la Californie. J’enseigne en ce moment à l’Institut d’ethnologie de l’université de Neuchâtel, en Suisse. Mes deux passions sont l’anthropologie et la musique.

  • IR : Quels sont vos liens avec La Réunion ?

    ChG : J’ai résidé à La Réunion de 1982 à 1984 puis de 1986 à 1991. Huit années durant lesquelles j’ai étudié le village de Salazie lors de mon premier séjour, puis les originaires de l’Inde, dans le cadre d’un doctorat en anthropologie sous la direction de Paul Ottino, un ethnologue brillant et discret qui nous a malheureusement quittés l’été dernier. Ma thèse fut soutenue à l’Université de La Réunion en 1990. J’ai eu une relation sentimentale pendant près de quatorze années avec une Réunionnaise d’origine indienne. Je passe sur la dimension personnelle de cette relation mais, au niveau anthropologique, cela m’a permis de voir et de vivre de l’intérieur des aspects importants de société réunionnaise. Ma compagne de l’époque n’y réside plus mais j’ai gardé   plusieurs relations amicales dans l’île, dans laquelle je m’efforce de retourner régulièrement.

  • IR : Pouvez-vous rappeler quel était le propos de votre ouvrage intitulé Honneur, Chance & Destin - La culture indienne à La Réunion ?

    ChG : Avant que j’entreprenne cette étude, d’autres recherches sur les originaires de l’Inde avaient été réalisées, notamment celles de Jean Benoist et de Christian Barat. Ces deux ethnologues ont particulièrement travaillé sur la religion hindoue à La Réunion et sur les influences qu’elle a subie dans l’île. Leurs interprétations de cet hindouisme se faisait en terme de "Créolisation". Mon intention était de dépasser la description des pratiques religieuses et d’entrer plus en profondeur dans le système de valeurs de la culture indienne à La Réunion. Je me suis donc concentré sur l’étude des représentations, discours et pratiques des familles endogames, c’est-à-dire celles dont les ascendants avaient autant que possible pu se marier entre Indiens en évitant le métissage ethnique. Il en est sorti ce livre, qui traite principalement des normes et valeurs de ce milieu culturel réunionnais que j’appelais au moment de ma recherche les "malabars traditionnels". Je me suis également efforcé de comprendre les dilemmes existentiels culturels quotidiennement posés aux originaires de l’Inde dans cette société où les modèles dominants sont occidentaux, en l’occurrence français.

  • IR : Comment se sont effectuées et déroulées les recherches nécessaires à la préparation de ce livre ?

    ChG : Mes recherches sur les Indo-réunionnais avaient différentes modalités. Elles consistaient tout d’abord en observation et en participation à des activités privées et publiques, communautaires et familiales. J’ai augmenté ces données observables et vécues d’entretiens approfondis avec certaines personnes. Le but de ces investigations était de comprendre ce milieu culturel de l’intérieur.

  • IR : Avez-vous mené d’autres travaux sur ces communautés indiennes de La Réunion ?

    ChG : Cette recherche sur les Indiens de La Réunion a pris fin en 1991. Depuis, mes centres d’intérêts à La Réunion se sont élargis aux dynamiques générales de la société réunionnaise.

  • IR : Avez-vous mené des travaux sur d’autres communautés comparables de par le monde ? Si oui, pouvez-vous dire en quoi peuvent s’établir ces comparaisons, en quoi il y a éventuellement une spécificité réunionnaise ?

    ChG : Après avoir étudié les originaires de l’Inde à La Réunion, j’ai effectué de 1992 à 1996 une recherche post-doctorale à l’Université de Californie-Berkeley, près de San Francisco, sur une autre population indienne en diaspora : celle des immigrants du sous-continent indien aux Etats-Unis et plus précisément en Californie. J’ai publié plusieurs articles dans des revues américaines sur les ajustements culturels et sociaux des Indiens en Amérique du Nord. Cette deuxième recherche sur des Indiens hors de l’Inde m’a aussi donné beaucoup de recul sur la situation tout à fait particulière des Indiens de La Réunion. Je crois avoir mieux compris ce qui se passait à La Réunion à travers ce décentrement ethnographique. Les conditions d’immigration et les populations concernées aux Etats-Unis et à La Réunion sont fort différentes. Aux Etats-Unis, ce sont principalement les statuts sociaux et les castes les plus élevées qui immigrent. Ils constituent en gros une population de "transnationaux" qui rentrent régulièrement en Inde. C’est aussi la minorité ethnique qui a les meilleurs formation et niveaux de vie aux Etats-Unis. A La Réunion, on sait aujourd’hui que ce que l’histoire a officiellement appelé "l’engagement" n’était que la reproduction d’une autre forme de "servilisme". Les processus de résurgence identitaires à La Réunion montrent également que la coupure rapide et nette des liens familiaux avec l’Inde dans le contexte de la société de plantation a favorisé le développement d’une représentation du pays d’origine largement réifié et mythifié. Du coup, la reformulation locale de l’indianité – dans une version brahmanique qui dénigre les pratiques ancestrales – entre en collision avec la religion malabar fondée sur la pratique des sacrifices d’animaux et la possession rituelle. Cette reformulation s’efforce paradoxalement de réaliser ce que l’acculturation métropolitaine n’avait pas réussi : éradiquer les croyances ancestrales. Outre les conditions d’implantation, la situation de la culture indienne aux Etats-Unis est très différente de celle de La Réunion dans la mesure où l’immigration n’a pas vraiment commencé que depuis 1965 aux Etats-Unis et que les Indo-américains ne sont jusqu’à aujourd’hui principalement que les première et deuxième générations, alors que les Indo-réunionnais sont entre la cinquième et la huitième génération d’Indiens dans l’île. Ce détail est important lorsque l’on sait que chaque génération suivant la population immigrée d’origine est marquée par des processus de socialisation continus à la société d’accueil.

  • IR : De vos recherches à La Réunion, avez-vous retenu des anecdotes, des images ou des découvertes qui n’entraient pas dans le cadre de votre ouvrage ? Si oui, lesquelles ?

    ChG : La Réunion touche profondément, d’une façon ou d’une autre, tous ceux qui s’y rendent. Cet espace géographique et culturel n’est pas anodin. Je suis frappé par l’intensité des vécus dans l’île. Tout cela se rapporte à l’histoire de sa constitution qui n’a pas été heureuse. Mais je préfère passer sur cette question car il y aurait trop de choses à dire…

  • IR : Avez-vous toujours actuellement un œil sur ces cultures indo-réunionnaises ? Constatez-vous une évolution, prévue ou surprenante, depuis l’époque de vos recherches ?

    ChG : Je continue bien sûr à observer l’évolution des pratiques quotidiennes et des résurgences identitaires dans le milieu Indo-Réunionnais. Je dois dire que mes recherches à la fin des années quatre-vingts me conduisaient à être plutôt pessimiste sur l’avenir de la religion populaire des "malabars traditionnels" face au "renouveau tamoul". Dix ans après, on constate que ce renouveau, qui semblait vouloir tout redéfinir avec ses références brahmaniques et modernes, n’a pas éradiqué les pratiques ancestrales. Des jeunes Indo-réunionnais ont compris leurs richesses ancestrales et s’efforcent de les préserver, même si celles-ci ne s’inscrivent pas dans la représentation occidentale la plus valorisée de la religion indienne.

  • IR : Comment envisagez-vous l’avenir d’une telle communauté : assimilation, acculturation, déculturation ? Ou au contraire reviviscence, épanouissement ?

    ChG : Tout d’abord je dois dire que je n’envisage pas la situation multiculturelle à La Réunion en termes de "communauté". Cette notion sous-entend des réalités (solidarité, unité résidentielle, etc.) qui, à mon sens, font défaut, notamment chez les Indo-réunionnais. La notion de "milieu" me semble plus appropriée pour rendre compte de la réalité sociale dans l’île. Le milieu est actualisé selon les circonstances par des individus qui évoluent entre différents contextes socioculturels dans leur vie quotidienne. Je vois personnellement d’un bon œil les volontés des originaires de l’Inde de reconnaître et de valoriser leur "malbarité". En effet, même si le terme "Malbar" est historiquement erroné pour qualifier des originaires du Tamil Nadu (Sud est de l’Inde) car il définit en principe les populations de sud ouest de l’Inde (la côte Malabar ), la culture adaptée qui s’est constituée à La Réunion est bien celle de ceux qui en sont venus à se revendiquer "malbar". Remettre en cause cela au profit d’un hindouisme des castes supérieures importé dans l’île, c’est en quelque sorte renier ses ancêtres et leurs résistances et accomplissements dans des circonstances difficiles. En revanche, revaloriser sa malbarité, c’est accepter d’être un "Indo-réunionnais citoyen français", c’est-à-dire assumer sa situation présente sans renier ses ancêtres. Cela me semble plus sain que de se projeter dans une vision (ou version) de l’Inde trop détachée de soi et de son vécu. Le risque de réification de la culture, c’est-à-dire de sa transformation en une chose qui perd pied avec le réel, accompagne toujours les résurgences identitaires qui doivent rester vigilantes sir ce point.

  • IR : Quels sont professionnellement vos projets ? Vous mèneront-ils une nouvelle fois sur les rivages réunionnais, ou dans d’autres lieux de culture indienne ?

    ChG : Je travaille actuellement sur plusieurs thématiques : le multiculturalisme, la culture New Age en Californie, le shamanisme, les pratiques sociales en Polynésie. J’ai, il y a quelques mois, effectué un long terrain à Rapa, l’île la plus méridionale de la Polynésie française. Je ne perds toutefois pas mon intérêt pour La Réunion. J’y retourne régulièrement et j’écris de temps en temps des articles sur certains phénomènes de la société réunionnaise. Je viens par exemple de terminer un article intitulé : "Acculturation, Créolisation et reformulations culturelles à La Réunion", qui doit paraître en fin d’année dans la revue Ethnologie française. Je suis aussi en contact scientifique avec les initiateurs du projet de création de la Maison des Civilisation et de l’Unité Réunionnaise. Cela devrait m’amener à retourner à La Réunion dans le courant de cette année, ce dont je me réjouis.

 

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"Cette photo a été prise en juillet 2001. Je rendais visite à Adda, 84 ans, qui vit dans le village de Salazie et chez qui j'ai résidé durant ma première étude à la Réunion sur ce village en 1982. La photo est prise devant sa case. Respect et affection..."

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Bibliographie de Christian Ghasarian
sur la Réunion

  • 1990 "Indianité à La Réunion : gestion d'une double identité", Vivre au Pluriel. Production sociale des identités à l'île Maurice et à l'île de La Réunion, J.L. Albert (ed.), URA 1041 du CNRS, Université de La Réunion, p 99-107.
  • 1991 Honneur, Chance & Destin. La culture indienne à La Réunion, Préface de Paul Ottino, Col. Connaissance des Hommes, L'Harmattan, Paris, 256p.

  • 1993 "La fécondité dans les familles indiennes de La Réunion", Actes du Colloque International "Fécondité et Insularité", Publication Scientifique, Saint-Denis de La Réunion, p 433-442.

  • 1993 "Honneur et Pureté Humain ou Divin...", L'Inde. Etudes & Images, M. Pousse (ed.), L'Harmattan, p 144-156.

  • 1994 "Dieu Arrive ! Possession rituelle et hindouisme populaire à La Réunion", Ethnologie Française. Mélanges, n° 4, Tome 24, p 685-693.

      
  • 1996 "Interpreting a Hindu rite : a critique of a psychoanalytic reading", Berkeley Journal of Asian Studies, Vol. VII, University of California-Berkeley, USA, p 79-86.

  • 1997 "Pressions acculturatrices et ajustements identitaires : le cas des Tamouls de La Réunion", Approches - Asie, n° 15, p 215-223.

  • 1997 "We have the best Gods ! The encounter between Hinduism and Christianity in La Réunion", Journal of Asian and African Studies, Vol. XXXII, n° 3-4, december, Leiden, Netherlands, p 286-295.

  • 1998 "Language strategies in La Réunion", Cahiers, University of Hull, England, n° 4.3, Autumn, p 7-18 .

  • 1999 "Patrimoine culturel et ethnicité à La Réunion : dynamiques et dialogismes", Ethnologie française, juil-sept., 99/3, p 365-374. A lire aux Editions Virtuelles Indes Réunionnaises.

  • 2000 "Réflexions sur la production anthropologique à La Réunion (ou de la nécessité du ‘champ large’)", Au visiteur lumineux. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, Ibis Rouge Editions, CEREC-Presses Universitaires Créoles, p 331-338.

  • 2001 "Reunion", in Melvin Ember & Carol Ember (eds), Countries and their cultures, New York, Macmillan Reference, New York, 2001, p 1833-1837.

  • Et : 1996 Tamoul pour débutants, 3 volumes: Grammaire (124p), Leçons (243p); Lexiques thématiques (121p), Librairie Orientaliste Paul Geuthner, Paris (traduction de Tamil for beginners. Part I (Grammar. 160p) & Part II (Reading & Writing. 202p), par Kausalya Hart, Department of South and South-East Asia, University of California-Berkeley, 1993).

 

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