Interview
IR : Monique
Desroches, question désormais traditionnelle pour débuter : pouvez-vous vous
présenter aux visiteurs du site Indes réunionnaises.
MD : Depuis 1988, je suis professeur
dEthnomusicologie à lUniversité de Montréal où jassume aux côtés
de lenseignement, la direction du secteur Ethnomusicologie et du Laboratoire de
recherche sur les musique du monde, le LRMM. Ce laboratoire comprend une Collection
dinstruments de musique du monde, un Centre de documentation, une Station
mutimédia, et des activités de recherche et danimation.
Ma formation de base relève à la fois de la musique et des sciences
humaines, ayant dabord cotoyé le champ de linterprétation musicale
(principalement en piano) avant dentreprendre des cours en sciences humaines, (Bacc
ès Arts) puis, finalement en ethnomusicologie à lUniversité de Montréal, (M.A et
PhD) et à lUniversité de Londres (post-doctorat).
Mes principaux intérêts de recherche tournent autour de la problématique
identitaire et de la construction du jugement esthétique en musique. Ma démarche est
guidée par une conception dynamique de la recherche, cest-à-dire, quelle est
marquée par un va-et-vient incessant entre les niveaux musical, religieux, social et
culturel, entre aussi, les moments de collecte et les étapes danalyse. La démarche
est loin dêtre linéaire. À travers la lorgnette ethnomusicologique, la musique
nest pas alors vue comme un simple produit artistique; porteuse de valeurs, de
symboles, de fonctions propres à un individu, à un groupe donné, la pratique musicale
devient une porte dentrée exceptionnelle pour décoder le social.
Examinant plus spécifiquement depuis une vingtaine dannées, les
musiques créoles et indo-créoles des Antilles et des Mascareignes, jessaie donc de
comprendre comment sarticule la relation "pratiques musicales et stratégies
identitaires".
IR : Vous avez eu
loccasion de travailler sur le terrain à la Réunion : quand ces travaux
ont-ils eu lieu ? En quoi ont-ils consisté ?
MD : Mes premières
investigations à la Réunion remontent à 1987 alors que jentreprenais des études
post-doctorales sur les musiques rituelles tamoules aux Mascareignes. Alors aiguillée par
lethnologue Jean Benoist, spécialiste des ces aires détude, je voulais voir
dans quelle mesure le profil plus diversifié de la société tamoule des Mascareignes
avait ou non exercé un impact sur les pratiques religieuses et musicales de cette
communauté des îles de locéan Indien. Je pensais alors neffectuer
quun seul terrain pour une mise en perspective
Mais cest tout le
contraire qui sest produit ! Devant la richesse des musiques (tamoules et
créoles) et des rituels, jai décidé dy consacrer beaucoup plus de temps et
dénergie. Il faut dire également que la chaleur de laccueil des Réunionnais
a sûrement orienté ma décision! Cest ainsi que depuis 1988, je me suis souvent
retrouvée à la Réunion vers les mois de mai et juin pour y conduire des terrains de
recherche. Jai surtout concentré mes observations dans les milieux ruraux (surtout
les Hauts de St-Paul et de St-Gilles) et dans les bourgs du même nom, ainsi quà
Saint-André et à Saint-Denis. Mes techniques denquête sont très semblables à
celles utilisées par les anthropologues (entrevues, observation, descriptions
ethnogaphiques, enregistrements sonores et audio-visuels), sauf, évidemment, quune
emphase est mise sur lexpression musicale. Pour moi, la musique est un point
dobservation privilégié pour tenter de comprendre le social. Cest pourquoi,
les stratégies de production du matériau sonore sont tout aussi importantes que
les conduites découte et dappréciation musicale. Aussi, mes enquêtes
ne portent pas seulement sur les musiciens ou les prêtres, mais incluent également des
fidèles, des amateurs de musique. Le pôle intentionnel des musiques rituelles et
profanes occupe ainsi un temps dinvestigation aussi long que celui du pôle attentionnel.
Le terrain, comme lanalyse, suppose donc dans ma discipline, une approche dynamique,
interactive, entre les niveaux musical et social, sans laquelle, toute démarche
ethnomusicologique ne saurait être pertinente culturellement.
IR : Quels sont,
dans leurs grandes lignes, les enseignements que lethnomusicologue que vous êtes
avez retirés de vos recherches à la Réunion, dans le milieu particulier que vous avez
étudié ?
MD : Lethnomusicologie ma appris beaucoup
de choses. La première qui me vient à lesprit est peut-être celle de ne jamais
conclure en la disparition dune tradition avant davoir suivi sur de nombreuses
années le groupe pratiquant ou utilisateur. Des mouvements de revivalisme, de retours aux
sources, ou encore des recherches nouvelles dauthenticité font quun tradition
moribonde ou que lon croyait oubliée, rejaillit de ses cendres, souvent à des fins
autres que purement musicales, (identitaires par exemple) pour atteindre ensuite des
sommets insoupçonnés de popularité. Cette sorte de mise en veilleuse pour des raisons
politiques, sociales ou économiques, nattend en fait que les conditions propices de
réveil pour occuper le champ à nouveau. Cest ce qui sest produit à la
Réunion avec le maloya ou encore avec la lutte dansée ; ces deux formes musicales
rarement interprétées il y a 30 ans, connaissent aujourdhui une grande
popularité. Dans la même foulée, les musiques et les rituels tamouls des Antilles
françaises ont connu ces dernières années une recrusdescence incroyable que nul
naurait pu prédire il y a une vingtaine dannées. Des mouvements similaires
se sont produits dans le nord du Québec avec les jeux de gorge des Inuit, désormais
pratiqués par plusieurs jeunes dans les villages, en plus dêtre entendus sur les
scènes publiques non seulement au Québec, mais aussi en France!
Dans un autre ordre didées, ce qui me frappe à la Réunion,
cest la force vive de réinterprétation culturelle, caractéristique propre aux
milieux créoles ou métissés. Mais aussi, sans doute en raison de cette capacité
exceptionnelle dadaptation , on perçoit un souci dauthenticité culturelle
qui appelle les uns vers une forme de pureté, vers une certaine exclusivité sociale et
historique, (les Tamouls des grands bourgs, par exemple) et les autres, autour du maloya
notamment, qui, au contraire, recherche cette authenticité dans la rencontre des
cultures, dans la fusion, dimension qui caractérise également le milieu réunionnais.
Cest cette dynamique socioculturelle particulière qui me fascine à la Réunion. La
musique et les rituels agissent ici comme de véritables marqueurs identitaires, comme des
délimitateurs despaces symboliques.
IR : Votre étude
vous a-t-elle permis de faire des découvertes étonnantes ?
MD : Je dirais plus ici,
intéressantes, quétonnantes. Depuis quelques années, je me penche sur les
conduites découte, pôle de la réception des musiques. Jexamine par exemple
les critères à partir desquels les amateurs de musique apprécient et évalent les
musiques quils écoutent ; je regarde aussi comment les fidèles aux
cérémonies participent à leur manière aux activités musicales et pourquoi ils
sy adonnent de telle ou telle manière. Ce changement dangle
dobservation (celui de la production à la réception) ma permis de mettre en
relief des attitudes et des conceptions musicales jusqualors insoupçonnées. Je
pense entre autres, à ce que jappelle les "systèmes déquivalence"
opérés par les participants aux cérémonies malbares de plantations et aux cérémonies
malgaches. La présence fréquente de la transe ou de la possession, les procédés
musicaux semblables utilisés dans les deux types de cérémonies (patterns rythmiques
cycliques, par exemple), font que les utilisateurs de ces rituels interprètent à leur
façon le degré de parenté entre les deux modes musicaux . "Quand ça ne
fonctionne pas avec tel type de rituel, on va en voir un autre". Et cet autre
nest pas choisi au hasard. Lanalyse des musiques et des rituels effectuée
cette fois non pas à partir des acteurs mêmes mais des sujets utilisateurs, des
fidèles, donnera lieu à des publications prochaines. On verra sans doute surgir des
mécanismes de transfert ou déquivalence entre les deux types dactivités
rituelles et musicales, dimension quun regard axé uniquement sur les techniques de
réalisation (production) propres à chacun des cultes naurait pu révéler.
IR : Y aurait-il
éventuellement une ou deux anecdotes extra-professionnelles qui vous auraient
marquée ?
MD : À ce chapitre, ce qui me vient à lesprit
est un événement qui sest produit à la Martinique en 1979, au sein du groupe
tamoul. Je terminais mon séjour dune année de recherche et dadministration
au Centre de recherches caraïbes avant de revenir à Montréal, quand, quelques jours
avant mon départ, arrive au Centre de recherche où jhabitais, un prêtre que
javais plusieurs fois vu opérer lors de cérémonies tamoules et que javais
eu loccasion denregistrer. Spontanément, il me signale quil avait noté
mes présences répétées aux rituels, quil se faisait vieux, et que devant le
manque dintérêt de son fils pour la poursuite de cette tradition, il serait
disposé à minitier comme prêtresse ! Bien que flattée et honorée de la
confiance exprimée par ce prêtre, je nai pu donner suite à sa demande.
Dabord cela supposait une présence prolongée à la Martinique pour effectuer la
série dapprentissage et de rituels initiatiques que je ne pouvais assurer (cf,
notamment, la montée, pieds nus, sur un sabre). Ce qui ma étonnée est le fait
doffrir cette possibilité à une femme. Car selon la tradition, les femmes
demeuraient périphériques aux activités rituelles. Le fait dêtre étrangère me
procurait-il un statut qui me permettait de transgresser certains tabous ? Enfin, il
me fallait considérer un dernier aspect non négligeable au plan méthodologique, et qui
concerne le degré didentification à un groupe étudié. Dans quelle mesure cette
initiation éliminerait-elle ou non la distance minimale dobservation essentielle à
toute recherche de terrain. Dans quelle mesure également je minsérais malgré moi
dans une dynamique complexe de relations, à lépoque, difficiles, entre tamouls et
créoles avec lesquels je poursuivais toujours des recherches ? Devenir
"lAutre" ne mest pas apparu dans cette perspective, garant
dune meilleure ethnographie. Je suis donc rentrée chez moi, sans connaître les
secrets de linitiation, ce qui me permet par ailleurs de parler encore
aujourdhui librement de ces dimensions du culte et de la musique.
IR : Plus
généralement, quel regard portez-vous sur les cultures indiennes de la Réunion ?
MD : Quand on parle de cultures indiennes, il
mest difficile de dissocier le social et le culturel, du religieux et du sacré. Le
monde indien demeure fondamentalement guidé par une dimension spirituelle qui structure
la majorité des comportements mêmes les plus actuels (louverture dun
restaurant ou dune salle de cinéma est souvent précédée dune cérémonie
religieuse, par exemple). Face au monde créole, deux avenues sont empruntées :
lune privilégie un certain purisme qui tente déviter les rencontres et les
contacts ; lautre au contraire, favorise les échanges et les fusions.
Lune est tournée vers le passé, les racines; lautre vers la modernité et
lexpérience esthétique nouvelle. Je minterdirai ici de choisir entre les
deux avenues. Peut-être doivent-elles cohabiter ? Lune saurait-elle
dailleurs exister en ignorant la présence de lautre ?
IR : Avez-vous
mené des recherches comparables dans des milieux Indiens ou dorigine indien en
dehors de la Réunion ? Si oui, quelles comparaisons pouvez-vous établir ?
MD : Mes premières recherches sur les musiques et cultes indiens se sont déroulées aux
Antilles françaises. Dans ces îles, le groupe tamoul est beaucoup plus restreint que
celui des Mascareignes. À la Martinique, ils sont à peine 5 000 ! La dynamique
sociale est y donc différente. La majorité de la population des Antilles est de
descendance africaine. Jusquà tout récemment, les descendants des Tamouls
occupaient peu la scène politique et économique. Ils demeuraient au bas de la
hiérarchie sociale. Aujourdhui, ils accèdent petit à petit à des postes de
direction, à des professions libérales, etc
. Les tamouls qui délaissaient
massivement aux Antilles leur culte et leurs musiques au début des années 80, reviennent
maintenant à leurs racines. On ouvre des écoles de danse, on diversifie les expressions
musicales et cultuelles, on dispense des cours de tamoul, bref, on assiste là à une
renaissance spectaculaire dun patrimoine quon aurait qualifié de moribond, il
y a vingt ans, et qui aujourdhui, est marqué par une vitalité étonnante, En même
temps, ce revivalisme culturel pose des questions relatives à lidentité, à
lauthenticité et à lesthétique des pratiques. Car quel cadre de référence
adopter. Celui de lInde villageoise du X1Xe siècle, lieu et période de
larrivée des premiers tamouls aux Antilles françaises, ou celui dune Inde
contemporaine, diversifiée et moderne. Le débat est jusquà maintenant ouvert, et
je le suis avec grand intérêt.
IR : Vos travaux à
la Réunion ont abouti à la réalisation d'un CD audio et d'un cédérom. Pouvez-vous en
préciser la teneur et les objectifs ?
MD : Le cédé audio "Musiques de lInde en pays
créoles", fait en collaboration avec Jean Benoist, et le cédérom "Musique et
identité à la Réunion" visent à illustrer la richesse et la diversité des
musiques indiennes à la Réunion (et aussi à Maurice pour le cédé audio). Mais
au-delà de cette dimension musicale et esthétique, les deux réalisations tentent de
montrer combien les groupes tamouls réunionnais ne sont pas homogènes et que cahcun
deux est engagé dans la conduite dun projet identitaire qui place la
musique au coeur du débat. Investie de symboles spécifiques, la pratique musicale de
chacun des groupes participent à lédification dune "authenticité"
et dune identité culturelle qui répondent à des logiques religieuses, sociales et
culturelles distinctes, celle des cultes de plantation et celle des cultes des grands
temples urbains.
IR : Quels sont vos
projets professionnels ? Vous conduiront-ils une nouvelle fois vers les rivages
réunionnais ?
MD : Je mintéresse beaucoup ces temps-ci, au champ technologique du multimédia, de
linternet et des cours en ligne. Le multimédia est un outil approprié pour
lethnomusicologie puisquil permet dintégrer du texte, de la voix, des
documents visuels, sonores et audio-visuels, le tout, sur une plateforme interactive. Je
poursuis dans cette perspective la réalisation de cédéroms sur les musiques du monde
avec léquipe du Laboratoire de recherche sur les musiques du monde, ici, à la
Faculté de musique. Nous terminons un cédérom sur Madagascar (2002) et autre sur
lîle Maurice (2003). Pour en savoir plus sur ces projets, jinvite vos
lecteurs à consulter notre site internet à ladresse suivante : lrmm.musique.umontreal.ca
(sans les 3 W !).
Dici quelques mois, et devant lintérêt manifesté par
linstitution, nous proposerons à lUniversité de la Réunion, un cours en
ligne axé sur " lIntroduction à lEthnomusicologie" (hiver 2003).
Parallèlement à ces champs dintérêt, le terrain, cest-à-dire
les missions de recherche et la rencontre avec les musiciens ou autres acteurs du
culturel, demeurera toujours au cur de mes préoccuations et de mes projets futurs.
Dans cette optique, je devrais revenir régulièrement, et avec grand enthousiasme, dans
la zone de locéan Indien.
|