Interview
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IR : Florence
Callandre, pourriez-vous tout d'abord vous présenter aux visiteurs du site ?
FC : Après avoir suivi des études de sociologie à Aix-en-Provence, DEUG, licence et
maîtrise, et fait des recherches en Australie et au Pérou, je me suis installée à la
Réunion, en 1988, où j'ai poursuivi mon cursus en anthropologie. J'ai commencé mes
enquêtes de terrain au Brûlé de Saint-Denis, en 1990, en vue d'obtenir un D.E.A.. Le
sujet de ce mémoire portait sur l'histoire de vie de deux familles, locales depuis
plusieurs générations, une famille d'origine aristocratique française et une famille
d'origine malgache, malbare, «zoreille»... C'était une approche anthropologique du
métissage culturel lié ou non au métissage biologique.
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IR : Quelles ont été les motivations dans
le choix du thème de recherches qui vous a conduit à la rédaction de votre livre Koylou
?
FC : Après mon D.E.A. j'ai attendu pendant plus d'un an une
motivation, quelque chose d'assez passionnant pour me tenir en haleine pendant les longues
années de doctorat. Christian Barat qui avait dirigé mon D.E.A. travaillait depuis
plusieurs années avec René Robert sur le meilleur dictionnaire créole qui soit : «Le
dictionnaire illustré de La Réunion». Il a publié dans ce dictionnaire, sous forme
d'articles, une grande partie de mon D.E.A. et m'a commandé pour illustrer certains
articles, des photos du temple de Colosse et de celui de la rue Maréchal Leclerc à
Saint-Denis. Il m'a également confié un cours d'anthropologie de l'espace à l'Ecole
d'Architecture de Saint-Denis, dans lequel je traitais des problèmes d'orientation, de
fondation et de limites interprétés selon différentes cultures aussi bien antiques que
contemporaines. Je pense que ce sont ces photos ainsi que le travail fourni pour préparer
ces cours qui m'ont révélé mon sujet de doctorat.
Je me suis réveillée un matin avec une vision très nette de ce que j'allais faire :
travailler sur l'architecture sacrée de l'hindouisme réunionnais, répertorier toutes
les représentations des divinités, les matériaux et les techniques utilisées,
interviewer les sculpteurs, les peintres, les prêtres... J'ai aussitôt proposé mon
sujet à mon directeur de thèse qui l'a d'abord refusé, me disant que ce n'était pas un
sujet d'anthropologie. Puis au fil de la discussion, il a été convaincu et par la suite
s'est autant passionné que moi pour le sujet d'autant qu'il avait lui même déjà
travaillé sur les pratiques rituelles de l'hindouisme réunionnais.
J'ai soutenu mon doctorat à L'INALCO, à Paris, en juillet 1995, avec dans mon jury :
Christian Barat, Professeur d'anthropologie, Directeur de l'ILA et passionné de langues
et cultures régionales et orientales, Bernard Champion, philosophe de formation et
Professeur d'anthropologie à la Réunion, François Gros, Directeur de l'Ecole Française
d'Extrême Orient à Pondichéry et Professeur à l'EHESS de Paris, et enfin Pierre
Vérin, Président de l'Université du Pacifique, Directeur du centre de recherches sur
l'Océan Indien à L'INALCO, spécialiste de Madagascar. J'ai obtenu la mention «Très
honorable avec les félicitations du jury», c'est-à-dire à l'unanimité avec
l'autorisation de publier ma thèse en l'état. En fait, après une formation de cent
heures en p.a.o. pour contourner les difficultés techniques et financières de la mise en
page, j'ai réorganisé le texte et rajouté des illustrations pour en faire un ouvrage le
plus esthétique possible en conformité avec l'expression artistique des hindous
réunionnais. En 1998, j'ai été qualifiée par le C.N.U. (Conseil National des
Universités) sur la liste des maîtres de conférences, renouvelée en 2002 (ces
qualifications ne sont valables que quatre ans) et je ne suis toujours pas maître de
conférences aujourd'hui. Les postes en anthropologie sont rares et les chemins pour y
arriver mal éclairés.
Je rajoute quand même que la surprise de découvrir une statue à Sainte-Marie du Mahatma
Gandhi, dont le point de vue sur la non-violence a marqué mon imaginaire de lycéenne,
est aussi pour quelque chose dans mon choix.
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IR : Quelle a été votre méthode de travail
?
FC : Au début de mes recherches, j'ai suivi la méthode
sociologique que mes professeurs m'ont enseignée à Aix-en-Provence, celle d'Emile
Durkheim qui consiste à faire la critique préalable des pré-notions pour s'en dégager,
rompre avec les idées reçues afin de voir une problématique se dessiner. Faire la
critique des pré-notions c'est se dire par exemple : «Que veut dire malbar ? Originaire
de la côte malabare ? Le Malbar est-il le Réunionnais hindou qui a des représentations
éloignées de celles de la norme ? Que veut dire tamoul ? Le Tamoul vient-il du Tamil
Nadu ? Est-il le Réunionnais qui rapproche ses pratiques d'un hindouisme prétendument
orthodoxe ? Seul le terrain peut répondre. Recouper les informations est nécessaire pour
ne pas prendre pour une vérité un avis isolé. Le concept de créolisation était déjà
utilisé par les linguistes concernant la formation de la langue, mais c'est une force qui
donne aussi aux autres formes de la culture une spécificité locale. J'ai nommé
tamoulisation le processus inverse qui depuis le début des années '70 tend à
«réorthodoxiser» les pratiques hindoues et agit comme une force réactive. Le corps du
travail est proprement anthropologique. Je me suis efforcée d¹appréhender la manière
dont les hindous de La Réunion inscrivent leur architecture sacrée dans le monde de la
nature et la société en se laissant guider par leur culture.
Comment les recherches se sont-elles déroulées ?
Globalement, j'ai surtout utilisé les techniques d'enquête de l'anthropologie, récits
de vie, journal de terrain dans lequel je notais tout ce qui pouvait m'aider à répondre
à mes questions. La majeure partie de mon travail est qualitative mais pas la totalité.
Pour me faire une première idée de l'importance de la tamoulisation, j'ai téléphoné
à la Préfecture pour obtenir le nombre de permis de séjours accordés à des Indiens
cette année-là, 1991. L'employé Pondichérien, qui m'a répondu, m'a conseillé de
venir consulter les dossiers des associations. Et là, je dois avouer que j'ai trouvé
quatre mines d'or, préfecture et sous-préfectures, dans lesquelles j'ai passé de
longues heures passionnantes. Toutes ces déclarations officielles d'associations m'ont
permis d'analyser de manière quantitative les objectifs culturels, les catégories
socio-professionnelles des membres fondateurs, les noms donnés aux divinités, parfois
treize noms différents pour la même déesse, Pandialé, Dolvédé, Draupadi..., les
règles de fréquentation des espaces sacrés, les contrats de travail des prêtres, les
querelles officielles et les prises de pouvoir internes, la place des femmes dans les
bureaux etc. Parallèlement, j'ai photographié et dessiné toutes les formes de
représentation des divinités présentes à La Réunion. J'ai dessiné les plans au sol
des temples principaux et des chapelles quand cela m'était autorisé. Sur les conseils de
Christian Barat, j'ai rangé mes 2500 photos et mes 200 dessins selon le sens faste qui
est celui de la circumambulation dans les temples, sens des aiguilles d'une montre. Ainsi,
j'ai fait le tour de l'île en partant arbitrairement de Saint-Denis. J'ai pu enfin de
manière exhaustive définir les attributs de chaque divinité, les couleurs qui leur sont
associées, noter les cohabitations dans le même espace sacré...
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IR : Dès le début de votre
ouvrage, vous évoquez donc ces deux phénomènes importants : créolisation et
tamoulisation : quels ont été ou sont les effets de ces deux phénomènes sur
l'architecture et la statuaire religieuses hindoues à la Réunion ?
FC : Les effets de la créolisation sur l'architecture sont
étroitement liés aux conjonctures économiques et historiques de l'île. Les premiers
koylou étaient des paillotes en matériaux périssables, comme les premiers temples de
l'Inde finalement. Ils ont été construits sur l'espace de la plantation quand le
directeur d'usine autorisait leur construction et on les appelle les «sapèl mars
dann fe», chapelles de la marche sur le feu, dédiées aux grama devata,
déesses villageoises de l'Inde que sont Pandialé, Karli et Marliémin. Ils ont ensuite
été remplacés par des constructions en dur réalisées avec les matériaux disponibles
sur le marché, tôle, pierres artificielles, carrelage en faïences aux dessins chargés
des années '60, fer forgé... La plupart suivent maintenant la dynamique de
reconstruction des grands temples urbains, résultante de la tamoulisation, à savoir
utilisation du savoir-faire d'artistes dravidiens, stapathi, silpi,
maîtres sculpteurs, importation d'objets de culte indiens, invitation de brahmanes pour
les kumbabishegam, les inaugurations... Il existe toutefois des chapelles dont
les membres utilisent délibérément une statuaire locale, en bois, pâte à bois ou
ciment, ornent les plafonds de lambrequins créoles, représentent des divinités grâce
à la technique populaire de la peinture sur verre.
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IR : Peut-on noter, dans
cette architecture et ces représentations de divinités, des influences indiennes autres
que tamoules ?
FC : On trouve quelques représentations de Kali la noire
originaire de Calcutta, à Saint-Gilles-les-Hauts et à Savannah. Dans les temples de la
Ravine-Blanche et de Saint-Louis réalisés par l'architecte Jean Albany, l'inspiration
qui affiche une volonté de faire oriental est inconsciemment catholique et arabisante. On
trouve de plus en plus souvent des représentations de Siddartha Gautama et pas seulement
dans les ashrams mais aussi dans des petits temples privés, au Guillaume, à
Saint-Gilles-les-Hauts. Mais ce sont des détails. Rien ne permet de dire que les koylou
construits avant le début de la tamoulisation soient d'inspiration exclusivement
tamoule. Ayanar qui est un personnage divinisé tamoul n'a pas trouvé sa place à
la Réunion.
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IR : Sauriez-vous dire s'il
existe des spécificités architecturales et artistiques réunionnaises par rapport à ce
que l'on trouve dans des sociétés comparables (diaspora indienne à Maurice, Antilles
françaises, Trinidad, Guyana, Surinam...) ?
FC : Je serais tentée de dire d'emblée que ces
spécificités architecturales existent et sautent aux yeux. Les sculptures réalisées
par des Réunionnais ne sont pas le produit d'une école, ne répondent à aucune
contrainte, aucun canon artistique. Par conséquent elles affichent de manière unique le
caractère et la dextérité de celui qui les modèle. Pour en être convaincu, il suffit
de visiter la «Chapelle La Misère» du Camp Villèle par exemple. A la Réunion, la
réindianisation des temples se tourne vers le Tamil Nadu : restructuration de l'espace
sacré, gopuram pyramidal, statuaire codifiée, couleurs du spectre lumineux, et ignore
l'architecture bengalie ou celle du Karnataka. Par conséquent, la tamoulisation
réunionnaise est aussi une spécificité en soi.
De manière générale, les stapathi tamouls employés pour l'orthodoxisation
architecturale construisent des kovil qui paraissent semblables aux Seychelles,
à Maurice ou à La Réunion, mais du fait qu'ils répondent à une demande locale, ils se
conforment forcément à cette demande et se plient à certaines tendances ou exigences
différentes et parfois même aux contraintes de l'espace. C'est ce qu'on découvre en
dessinant les plans, en observant les relations de proximité des sanctuaires, etc. Le
choix et l'importance accordée aux divinités ne sont pas non plus étrangers à
l'architecture et à l'art. A la Réunion, il n'existe pas comme aux Seychelles, de koylou
public dont la divinité principale est Ganesh, pas de garbagriha dédié à Saï
Baba comme à Grand Baie, à Maurice. Pour ce qui concerne les Antilles il faudrait poser
cette question à Jean Benoist. Si la créolisation opère dans tous ces lieux de
présence hindoue, chacun offre obligatoirement des spécificités liées à l'histoire et
aux influences étrangères différentes. Et puis enfin, c'est mon rêve de chercheur de
pouvoir mener des enquêtes comparatives des diverses évolutions architecturales :
Kerala, Bengale, Seychelles...
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IR : Est-il possible
d'établir une typologie de l'architecture religieuse hindoue à la Réunion
(chapelles/temples, milieu rural/milieu urbain, réalisations anciennes/récentes, cas
particulier des ashrams...) ?
FC : Il me semble avoir fait sérieusement dans mon ouvrage
la différence entre les sapèl tablisman, ou sapèl mars dann fe,
construites dans l'enceinte des anciens établissements sucriers par des travailleurs
agricoles et consacrées aux divinités villageoises et les temples urbains érigés pour
les «grands dieux», Shiva, Vishnou... ou Mourouga, fils dravidien de Shiva, construits
sur la commande de commerçants ou propriétaires terriens. Je pense avoir aussi précisé
que les ashrams sont nés de l'orthodoxisation des pratiques. Ceci dit, établir une
typologie stricte me paraît illusoire dans le sens où, sur l'espace des temples urbains,
au fond du jardin comme à Saint-Paul, on trouve également des sapèl mars dann fe pour
Maryamèn ou une sapèl pour Karli comme à Saint Louis... Le Kali Kampal Kovil a
pour divinité principale une forme de Kali qui est représentée tenant une canne à
sucre, ce qui prouve qu¹il n'y a pas de frontière entre la ville et la Plantation...
C'est la leçon que je tire de l'approche anthropologique et c'est pourquoi je la
préfère à celle de la géographie. Le terrain montre qu'il est vain et presque un
leurre, rassurant mais inexact, de vouloir à tout prix classifier.
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IR : Vos travaux rapportés
dans "Koylou" se sont achevés en 1998. Depuis lors, avez-vous pu observer des
évolutions notables dans les pratiques architecturales et artistiques, dans les
comportements socio-religieux... ?
FC : J'ai remarqué que la dynamique de reconstruction des
koylou s'est accélérée.. Les espaces sociaux de regroupement comme les salles de
mariage, kalianom mandébom ou mandapa, se sont agrandis souvent au
détriment de véritables jardins botaniques et sacrés. Je vois disparaître sous la
reconstruction tamoule des paysages et des objets auxquels je m'étais attachée malgré
moi. L'architecture tamoule à l'esthétique indiscutable dévore parfois des
constructions de valeur historique qui à mon sens devraient être protégées par les
conservateurs du Patrimoine autant que les collections des musées.
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IR : Vos recherches vous ont
amenée à observer le vécu religieux des "hindous" réunionnais (les
guillemets se justifient-ils ?) ; comment le caractériseriez-vous : foi, formalisme,
spiritualité, superstition, syncrétisme, traditionnalisme... ?
FC : Les termes tels que «formalisme», «superstition»
appliqués aux croyances et aux pratiques ne sont que des jugements de valeur négatifs et
parfois méchants. Je ne fais pas la différence entre le vécu religieux des hindous,
celui des bouddhistes chinois ou celui des catholiques, adventistes, etc. La religion
m'intéresse en tant que véhicule de valeurs de respect et de tolérance. L'important
c'est ce qu'elle apporte à ceux qui la pratiquent et pas seulement en matière de gains.
La notion de foi ne concerne que celui qui la ressent et ne se mesure pas par le biais de
la recherche universitaire. Paul Ottino disait que les pratiques elles-mêmes
incluant des apports
divers, malgaches, indiens, chinois ou français ne peuvent pas être proprement
qualifiées de syncrétiques dans le sens ou il n'y a pas naissance d'une nouvelle
religion. On est pour l'instant au stade des interférences.
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IR : Le public connaît assez
bien les principales divinités du panthéon hindou, mais tel n'est pas le cas de
divinités populaires rurales que vous avez eu l'occasion de "côtoyer" lors de
vos travaux. Pourriez-vous évoquer quelques unes d'entre elles (Pétiaye, Mini, Kartéli,
Kalpou...) ?
FC : Christian Barat est plus familier que moi avec ces
divinités et esprits. A la page 370 de Nargoulan, il dit que Pétiay est l'une
des formes de la sakti de Shiva, objet de cérémonies appelées «servis poul noir»,
au cours desquelles on sacrifie une poule noire en hommage à la divinité et pour garder
la santé des enfants. C'est lui qu'il faudrait interroger à ce sujet..
Kartéli est à la frontière entre dieux et esprits.
Il m'est arrivé de voir un maître silpi, artiste indien confirmé, occupé à
sculpter un kalpou utilisé dit-on dans une forme de sorcellerie. C'est là
une illustration d¹une vulgarisation de la «norme».
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