Interview
PM : Je suis sitariste, et depuis la session
1984, j’enseigne la musique du nord de l’Inde (musique hindoustanie) et
l’improvisation modale au Conservatoire National Supérieur de Musique et de
Danse de Paris (CNSMDP). J’ai effectué un cursus complet à la Faculty of Performing Arts
de l’Université Hindoue de Bénarès entre 1970
et 1983, jusqu’au doctorat de sitar. Au Conservatoire de Paris, j’enseigne dans
les départements de jazz/musiques improvisées et de pédagogie : mes étudiants
sont des musiciens classiques et de jazz de très haut niveau, ainsi que de
futurs professeurs de musique des conservatoires. J’admire ces jeunes artistes
et je suis comblé de les fréquenter ! Par la musique hindoustanie, ils
apprennent à se mouvoir — et à s’émouvoir — dans un domaine musical qui leur est
étranger.
PM :
À l’exception peut-être de mes racines turques,
auxquelles je dois mon goût pour les musiques orientales, rien ne me préparait à
me vouer à la musique indienne. Pendant ma jeunesse à Lyon, je jouais de la pop
music à la guitare et à l’orgue Hammond. À cette époque, mon seul gourou,
c’était le Hot Club de Jazz de Lyon ! J’ai eu une adolescence tumultueuse, je
fréquentais peu l’école, et les musiciens du Hot Club, au lieu de me regarder
comme un jeune perdu, m’ont toujours accueilli avec un œil sympathique et m’ont
donné la possibilité de m’asseoir au piano et de jouer ce que je voulais, sans
me juger. Ils ont été de formidables professeurs sans le savoir. J’ai gardé de
cette période un amour profond du jazz, ou plutôt des jazz. Un peu plus tard,
j’ai découvert chez un ami un disque de musique indienne. J’ai été ébloui : je
vivais au milieu d’instruments électroniques, et avec le sitar, un « simple »
instrument fait de bois, d’une gourde et de cordes, on pouvait jouer ces sons
incroyables, qu’aucun synthétiseur ne permettait de faire entendre. Je ne savais
rien de l’Inde ni de sa musique, mais très rapidement, je suis parti à Bénarès
pour étudier le sitar. Auprès de mon maître K. C. Gangrade, je suis resté
quatorze ans
dans cette ville, où j’ai suivi un cursus complet, jusqu’au doctorat de sitar.
Je n’avais pas l’intention de rentrer en France. À la fin des années 1970, un
Français, Maurice Fleuret, est venu faire une étude sur l’enseignement de la
musique en Inde. Je n’ai plus entendu parler de lui pendant plusieurs années, et
j’ai reçu une longue lettre un beau jour de 1983 : il était devenu le directeur
de la musique au Ministère de la Culture de Jack Lang et me proposait un poste
de professeur au Conservatoire de Paris. L’époque était à l’ouverture, la
curiosité, et Maurice Fleuret (à qui nous devons entre autres la Fête de la
Musique) avait une vision audacieuse et profonde de l’enseignement musical. J’ai
donc démarré une nouvelle vie à Paris.
PM : Lorsque je suis arrivé à Bénarès,
à l’âge de dix-huit ans, mon professeur m’a dit que du point de vue
culturel j’avais autant d’années de retard par rapport à un Indien, et
qu’il me faudrait travailler dur pour être accepté, et même en savoir
plus que les autres. Tout d’abord, apprendre l’hindi m’a semblé une
évidence ; j’avoue mieux connaître l’argot de Bénarès que le sanskrit !
Ce parcours a-t-il été facile ? Je dirais qu’il a été exigeant, souvent
contraignant, mais quand on aime un professeur, quand on aime une
matière, tout devient simple. Adolescent, j’étais allergique à toute
discipline scolaire, mais en Inde, j’ai accepté des règles du jeu bien
plus strictes essentiellement avec bonheur. J’ai fait miennes les règles
de cette nouvelle vie de la même manière que j’ai accepté celles de la
musique indienne : ce sont des contraintes, mais des contraintes
choisies et épanouissantes, qui permettent d’être encore plus libre. De
retour en France, j’ai rencontré des obstacles différents ... et en
premier lieu un décalage de quatorze ans avec la
culture européenne. De plus, la musique indienne était un « objet sonore non
identifié » au Conservatoire de Paris : à cette époque, on n’enseignait à peine
la musique baroque, et même pas encore le jazz ! J’ai donc été confronté à
l’hostilité de certains professeurs conservateurs, mais j’ai finalement été
accepté assez rapidement, et la musique hindoustanie a acquis une légitimité
dans cette institution.
PM : Il joue toujours un rôle essentiel pour moi,
jusqu’à aujourd'hui. Nous n’avons jamais cessé d’être en contact depuis 1970,
c’est un lien indéfectible. Lorsque je l’ai rencontré, il venait lui-même de
changer de vie : jusqu’alors, il était le grand patron du département d’anatomie
de l’Université. À l’appel de Lalmani Misra, le grand joueur de vichitra vina,
il a abandonné cette carrière prestigieuse pour diriger le conservatoire, une
profession pourtant moins reconnue et lucrative. Dr Gangrade est un sitariste
très virtuose et brillant, qui possède une immense connaissance des ragas. À
partir du moment où je suis devenu son élève, il s’est occupé de moi sans
faille, à tous points de vue : il m’a donné des cours de musique
quotidiennement, à l’Université et chez lui, mais il m’a également logé, nourri
et vêtu, ainsi que mon épouse et mes enfants. J’ai eu la chance de bénéficier
d’un enseignement traditionnel au sein d’une institution. Au-delà de la musique,
Dr Gangrade a pris en main toute mon éducation : il est devenu un second papa,
et un papa hors pair !
PM :
Ce livre est un condensé des règles du jeu
principales d’un raga, et je pense qu’il éradique un certain nombre de fausses
idées que les gens se font sur la musique du raga. Par exemple, l’heure
d’exécution a donné lieu aux théories les plus fantaisistes, or cette idée
apparaît très tardivement dans les textes et ne repose sur aucun fondement
musical ; c’est devenu une habitude culturelle, toute comme on ne jouerait pas
une marche funèbre à un mariage, ni plus ni moins. Je m’emploie à recentrer le
discours sur la musique elle-même, sans habillage para-musical, malheureusement
plus attrayant pour beaucoup de gens. Cette musique elle est géniale, elle est
intrinsèquement belle. En musique indienne, on dit que « svara », la note de
musique, est « ce qui brille de sa propre lumière » : cette définition pourrait
aussi s’appliquer à la musique hindoustanie elle-même.
Ce livre s’adresse à toute personne qui a le désir de comprendre la
musique hindoustanie. Certes, les premiers chapitres, qui sont les plus
techniques, expliquent la notation de la musique en hindi : cela me
semble nécessaire pour aller au-delà, et puis l’apprentissage de douze signes
n’est pas insurmontable si l’intérêt pour la musique est sincère ! De plus, le
système de notation occidental est incapable de rendre compte de ce que l’on
joue réellement, et le rôle de l’écrit en musique indienne n’est que celui d’un
aide-mémoire, pas d’une référence pour reproduire à l’identique. Hormis ces
aspects pragmatiques, j’utilise à dessein un langage simple et accessible à tous
pour aborder la construction d’un raga, pour savoir ce que fait réellement un
musicien lorsqu’il joue la musique hindoustanie. À titre d’exemple, je consacre
une section à l’improvisation : ce mot n’existe pas en hindi ; les Indiens
utilisent les termes « fabriquer, construire et développer » : c’est une vision
beaucoup plus honnête de la chose.
-
IR/ LNRI :
Votre approche, technique et
précise, se veut débarrassée de tout un exotisme de mauvais aloi autour de la
musique indienne, et vous avouez dans votre préface à la deuxième édition que
d'aucuns ont pu vous reprocher d'avoir cassé des rêves bâtis autour de cette
musique... Que leur répondez-vous ?
PM : Tout simplement que la musique hindoustanie
est belle et admirable en elle-même et qu’elle peut susciter l’émerveillement
rien qu’en la contemplant toute nue. Elle n’a certainement pas besoin des
colifichets dont on veut souvent l’affubler et qui la défigurent ! Je casse sans
doute des rêves ... mais j’invite surtout à rêver beaucoup plus loin.
-
IR/ LNRI :
A l'inverse, votre livre compte
un bon nombre d'admirateurs, pour lesquels il est une référence et qui vous ont
poussé à cette nouvelle édition : quels sont selon vous les atouts de cet
ouvrage, et notamment dans sa nouvelle version ?
PM : Depuis la première édition en 1987,
vingt-cinq années se sont écoulées, durant lesquelles je n’ai pas cessé
d’enseigner. J’ai beaucoup appris de mes élèves, plus qu’ils ne l’imaginent, et
à leur contact ma façon de transmettre a évolué. Je défends l’idée qu’il est
possible de parler de choses complexes avec humour et décontraction, et je me
suis forgé un vocabulaire personnel pour expliquer les bases de la musique
indienne. Dans cette nouvelle version, j’ai abordé des notions qui ne figuraient
pas dans le livre de 1987 : l’improvisation, les familles de raga, les
micro-intervalles (sruti), et surtout un paragraphe qui m’a demandé une certaine
maturité, consacré à ce que j’appelle l’anthropologie de la note et du raga. En
outre, il était nécessaire d’actualiser la discographie et la filmographie, car
les supports ont bien changé !
PM :
Évidemment, je ne rejette pas toute la
littérature en bloc : outre les textes fondamentaux des grands auteurs indiens,
comme Pandit V. N. Bhatkhande, il existe quelques ouvrages de grande qualité en
langue anglaise, mais sur des sujets très circonscrits. Malheureusement, il y a
par ailleurs un magma de très mauvais livres. Je vois trois raisons principales
à cette situation : des traductions erronées de textes en sanskrit et en hindi,
une vision coloniale de certains auteurs anglais de la deuxième moitié du 19e
siècle et enfin la méconnaissance pure et simple des auteurs de référence. D’une
part, d’éminents sanskritistes occidentaux, allemands en particulier, ont
traduit des textes musicologiques à contresens parce qu’ils n’avaient pas les
outils pour comprendre leur sens musical. D’autre part, les premiers textes en
anglais sont dus à des officiers britanniques de l’armée des Indes : Fox
Strangway, Captain Willard, Ethel Rosenthal (la femme d’un officier). Ces
auteurs écrivaient sur la musique avec des critères d’appréciation occidentaux
et sont complètement passés à côté du système musical hindoustani. Enfin,
beaucoup de musiciens, sous prétexte que l’interprétation de cette musique se
transmet de façon orale, se dispensent d’étudier les textes fondamentaux, ce qui
les conduit par exemple à mélanger plusieurs ragas par ignorance, donnant à
entendre une espèce de monstre musical. Il est triste qu’une erreur mille fois
répétée finisse par passer pour une vérité...
PM : Le disque a suivi à peu près la même
trajectoire qu’en Occident : au début du 20e siècle, enregistrer
était un événement exceptionnel, et cela s’est complètement banalisé
aujourd'hui. Il m’est arrivé de voyager en train plusieurs dizaines d’heures
pour obtenir un seul 78 tours auprès d’un collectionneur indien ! En Inde, un
concert peut durer jusqu’à trois heures, sur un seul raga. Les premiers
enregistrements, à partir de 1902, n’excédaient pas trois minutes, ce qui
exigeait de l’interprète qu’il joue l’essentiel du raga dans une sorte de haïku.
Aujourd'hui, comme en Occident, tout le monde (et parfois n’importe qui) peut
faire un disque. Rouennais d’adoption, je vous ferai donc une réponse de
normand : il y a du très bon, du très mauvais, et tous les niveaux de gris
intermédiaires ! J’aimerais donner une précision : contrairement à l’usage
occidental, un musicien indien n’est pas censé retoucher un enregistrement, ce
sont des conditions de concert. On considère que même s’il y a une erreur, cette
erreur fait partie de la musique : elle humanise l’enregistrement qui est
immuable. Pour exemple, j’ai produit 6 ou 7 disques du Pandit Hariprasad
Chaurasia, qui a toujours respecté cette éthique musicale indienne.
-
IR/ LNRI :
Dans la discographie sélective
que vous proposez dans votre livre, on retrouve toutefois des artistes bien
connus, tels que Zakir Hussain, Hariprasad Chaurasia ou même l'incontournable
Ravi Shankar... Y a-t-il par ailleurs de grands musiciens méconnus que vous
souhaiteriez évoquer et recommander ici ?
PM : Certainement : je pense à deux musiciens,
qui malheureusement ont peu d’enregistrements à leur actif. Il s’agit de Balaram
Pathak, un merveilleux sitariste, et de Sya Ram Tiwari, un très grand chanteur
de dhrupad. Balaram Pathak, s’il n’a pas joui d’une réputation comparable à
celles de Ravi Shankar ou de Vilayat Khan, est pourtant un très grand musicien.
Il a véritablement inventé un style de jeu au sitar, notamment le jeu en
harmoniques. Il a une main gauche exceptionnelle, un style aérien, une grande
poésie.
PM :
Jusqu’au 10e siècle environ, les deux
systèmes musicaux étaient les mêmes. Puis il y a eu une scission en raison de
controverses sur le calcul des intervalles et l’interprétation de certains
textes théoriques. Au nord comme au sud, on joue des ragas, et il y a des cycles
rythmiques (les talas), mais ce ne sont pas les mêmes cycles, et ils
s’organisent différemment. Les divergences sont aussi esthétiques : les Indiens
du sud pensent que l’influence des musulmans au nord à partir du 11e
siècle a profondément détourné la musique de son modèle originel, tandis que les
Indiens du nord estiment que la musique carnatique est trop systématiquement
ornementée. De plus, la musique du sud est d’une certaine façon plus
polyphonique : les musiciens sont plus nombreux sur scène, il y a plus de
groupes, alors que la musique du nord est restée une musique de soliste.
PM : En effet, je souhaite publier plusieurs
ouvrages à plus ou moins court terme. Lorsque je préparais mon doctorat de
sitar, j’ai rédigé deux livres en anglais, publiés quelques années plus tard.
Ils sont aujourd'hui quasiment épuisés, et je prévois d’en donner une nouvelle
édition. Ces livres sont nés d’une nécessité personnelle et ont rencontré leur
public : il s’agit d’une étude comparative des plus grands ragas du répertoire,
classés par famille, et d’un index qui couvre des centaines de ragas, basé sur
75 ouvrages de 33 auteurs des 19e et 20e siècles. C’est
une sorte d’immense bibliographie des ragas, qui permet de gagner du temps
lorsque l’on cherche une référence. Parallèlement, je termine un livre qui
s’apparente à un travail monastique ! C’est une base de travail pour les
musiciens : un répertoire de toutes les permutations et combinaisons de notes,
une espèce de Rubik’s Cube pour fabriquer. Sans rentrer dans de fastidieux
détails, je dirai juste que nous avons tous tendance à répéter des clichés
guidés par notre mémoire digitale et que ce travail sur des permutations permet
de s’en échapper. Le principe en est simple, car ces transformations sont
factorielles : je peux jouer do-ré, ou ré-do, et il y a de même 6 permutations
de 3 notes, 24 de 4 notes, 5 040 de 7 notes. Je finalise également un recueil de
thèmes musicaux pour les instrumentistes. À plus long terme, j’aimerais mettre
en forme les notes des 8 années de cours théoriques que j’ai suivis à Bénarès
(évolution et symbolique des instruments, esthétique, histoire des musiciens,
etc.). Enfin, je travaille au développement de mon site internet,
http://moutal.eu,
qui propose gratuitement des centaines d’enregistrements audio et vidéo et
recèle de véritables trésors. Vive la curiosité !
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