Mimlu Sen :

"C’est notre bénédiction que la culture baul continue à exister encore, des océans de chants et contes qui perdurent"

      
  

   Quelle existence que celle de Mimlu Sen ! Quel parcours que celui de cette Indienne du Bengale, depuis Shillong, sa ville natale au pays des nuages, jusqu'aux bouillonnements culturels et idéologiques du Paris existentialiste, des prisons de Calcutta aux scènes qu'elle partage musicalement avec son compagnon Praban Das Baul ! Son livre Les Vagabonds enchantés (The Honey Gatherers, traduit de l'anglais par Béatrice Vierne) est pour nous l'occasion d'une rencontre avec cette femme exceptionnelle.


Interview  -  Le livre  -  Extrait  -  Vidéo


Interview

  • IR : Mimlu Sen, pourriez-vous commencer par vous présenter à nos visiteurs ?

MS : Je suis Mimlu Sen, musicienne, compositrice  et écrivaine de nationalité indienne. Je vis entre la France et l’Inde depuis 1975. J’ai deux enfants français, Krishna, mon fils, qui a trente-trois ans et Duniya, ma fille, qui a trente-et-un ans. A travers eux, par le biais de mes trois petits-enfants, je suis liée au Maroc et à l' Océanie. Donc j'ai mes racines à l'envers, dans les DOM TOM aussi !

  • IR : Votre existence est et a été à la fois atypique et d'une richesse rare. Quelles expériences vous ont marquée de plus profondément : votre fréquentation des milieux artistiques et intellectuels dans le Paris de la "grande époque", votre engagement politique et ses conséquences, votre expérience de journaliste... ? Je ne parle pas encore de votre rencontre avec les Bauls, que nous évoquerons plus tard.

MS : Les influences que vous évoquer ici sont venue quand j’étais jeune femme déjà. Tout d’abord, ce sont les influences de mon enfance  qui sont très fortes.
   Mes parents  m’ont élevée pour toujours tout mettre en question, et c’est eux qui m’ont influencée en premier. Ils  m’ont exposée très tôt à de multiples cultures : la leur, la culture de la « renaissance »  Bengali. J'ai donc effectué un apprentissage très tôt dans le chant, la dance, le méditation et le yoga. Ensuite, il faut évoquer l'influence de mes enseignants, des nonnes catholiques de l’ordre de Loreto, donc un apprentissage précoce là aussi de la musique classique et populaire de l’occident, ainsi que des chants et les cantiques, une plongée en profondeur dans le littérature anglo-saxonne, française (mon professeur de piano était une dame qui s’appelait Mme De La Nougrède) et puis il faudrait ajouter l'influence la société très évoluée et féminine de la tribu  Khasi, population indigène de Shillong, pays de ma naissance et celui de ma mère.

  • IR : On vous présente comme - au moins à une époque - "révolutionnaire maoïste" : qu'est-ce qui vous a amenée à ces convictions ?

MS : J’ai quitté cette enfance si riche et pleine de rêves, j’ai quitté ce pays magnifique dans les collines au pied des Himalayas pour  immigrer dans les années soixante dans la mégapole de  Kolkata dans les plaines du Bengale Occidental. Ma rupture avec mon enfance et le pays de mes origines a été un choc, Ma descente  d’un monde silencieux et rempli de rêves vers un monde cacophonique, d’une société libre qui favorisait les femmes vers une société  urbaine mais patriarcale a été violente. La société à Kolkata ne me semblait pas être une société dans laquelle je pouvais m’intégrer. J’ai donc regardé autour de moi pour voir ce que les gens disaient et mon attention s'est portée vers  les ‘maoïstes » en question. Ils me semblaient être les seuls à réclamer des valeurs tandis que tout autour je ne voyais que la corruption et la décadence et une société basée fondamentalement sur la hiérarchie.

  • IR : Conservez-vous ces valeurs ?

MS : Je ne peux pas répondre en deux mots.
   Je me rends compte, comme beaucoup d’autres, que la société indienne n’a pas changé fondamentalement depuis son indépendance. Les dirigeants du pays ont simplement mis les pieds dans les chaussures des prédécesseurs coloniaux  britanniques.
   J’avais vite compris que les maoïstes aussi respectaient la système des castes. La plupart des leaders venait des plus hautes castes. Il y a donc en Inde un système sous-jacent et qui traverse la société entière. Aujourd’hui encore l’Inde entière accepte la système des castes. Il est devenu une facteur important pour la réussite économique de l’Inde.
   J’étais bouleversée par la violence et la cruauté  déchainée par les maoïstes ainsi que par le gouvernement. Aujourd'hui encore je suis touchée par la violence et la corruption des agents de police en Inde, qui continuent à opprimer  une population vulnérable... Et à Kolkata, même aujourd’hui, les mœurs coloniales ont laissé leurs résidus : les hommes doivent toujours être habillés en chaussures fermées dans certains Country Clubs,  mais les joints circulent aux terrasses des clubs. C’est la décadence. Il y a deux jours où il y a eu un  nouveau trou noir à Kolkata... vous avez surement vu cela dans la presse internationale. Quatre-vingt-seize personnes sont morte d’asphyxie dans l'incendie d’un hôpital.. Il vaut mieux ne pas tomber malade à Kolkata car c’est très dangereux de se faire soigner ici... Parmi les morts, quatre-vingt-douze patients et quatre personnes en service hospitalier. Tous les médecins et les employés se sont enfuis laissant les patients mourir ! Les patrons se sont rendus à la police mais ils échapperont aux poursuites, comme y à échappé DSK !

  • IR : Que pensez-vous du mouvement naxalite[1] tel qu'il existe et agit dans l'Inde d'aujourd'hui ?

MS : Aujourd’hui même, il y a une guerre entre  le gouvernement indien et les Naxalites. J’ai vu et vécu des choses identiques il y a déjà quarante ans. Le mouvement naxalite est simplement la conséquence de la non existence d’un  système politique qui convienne à  la population. Les leaders de la « révolution maoïste » indienne ne connaissaient pas forcement l’origine de leurs propres  idées et cela me désole toujours. Il  y a quarante ans, je raisonnais comme Arundhuti Roy. Arundhuti pense aujourd'hui qu'il n y a pas d'autre solution que la confrontation violente des classes opposées. Elle donne raison à la violence et au militarisme maoïste car elle considère qu'il n y a pas d'autre solution que la violence pour résoudre le problème de la fracture sociale en Inde. Mais en le disant, elle se retranche dans une posture qui est néfaste et étroite. Bien sûr qu'il y a des  solutions et rien est unilatéral.

  • IR : Votre attirance pour l'art et l'art de vivre des Bauls remonte, je crois, à des prémices anciennes : pouvez-vous nous en parler ?

MS : Je lisais ce matin en faisant une recherche sur la tradition de troubadours en occident que le mot venait non pas de verbe « trobar » en Latin  mais le mot  «Trb »  en Arabe ; «Trb », Tarab et Taraf en Bengali.. « Celui qui aiment écouter les sons ». Je pense que j’avais déjà le déclic dans la ventre de ma mère qui, elle, chantait des chansons bauls pendant que j’étais dans son ventre. 

  • IR : Votre livre Les Vagabonds enchantés évoque votre parcours auprès des Bauls ; s'agit-il d'un témoignage strictement biographique ou d'une ouvrage qui laisse une place à la fiction ?

MS : J’ai raconté mes souvenirs.  Donc il y a bien sûr il y a un part de subjectivité et de fiction dans mon récit. Mais mon livre est basé sur mes périples réels dans monde baul.

  • IR : Pourquoi ce titre ?

MS : Le titre a été choisi par mes éditeurs. En Grande-Bretagne il est paru sous le titre The Honey Gatherers en 2010 et en Inde il est paru sous le titre Baulsphere en 2009.

  • IR : Ce livre est aussi un hommage à ces Bauls... Qu'est-ce qui vous fascine le plus en eux : la liberté de leur existence, une certaine manière de pratiquer l'art et de le vivre, la dimension spirituelle de leur démarche...

MS : C’est notre bénédiction que la culture baul continue à exister encore, des océans de chants et contes qui perdurent. C’est une culture orale ;  les relations entre les gens ne sont pas définies par l’argent mais par la dévotion. Il y avait autrefois une population en occident, il y a déjà longtemps, qui vivait d’une manière similaire. Le monde des trouvères et celui de soufis ont presque été entièrement décimés en Occident, et avec violence, il y a déjà des siècles.

  • IR : Sur le plan de l'écriture et de la conception même du livre, on est entre autre frappé par l'abondante présence de passages poétiques, versifiés, dans votre livre, reproduisant des chants bauls. Est-ce à dire que cette écriture et cette conception sont le signe d'une volonté de proposer un livre que l'on puisse lui-même qualifier de baul de par sa nature et son "esprit" ?

MS : Que dire ?
   J’ai essayé de transmettre les paroles qui m’ont touchée profondément et qui résonnent toujours chaque fois que je les entends. « Baul, baul, dit un chant baul.. qui est baul ? Celui en qui bourgeonnent les fleurs est un baul et les autres sont des jaseurs ! » La culture baul est sonore et orale à la base. J’ai écrit pour faire connaître cette culture et j’espère que mon livre agira comme un pont vers les poètes et prophètes bauls et fakirs qui se sont enfuis dans le monde rural du Bengale.

  • IR : Dans votre épilogue vous écrivez : "Dans le climat contemporain, nous cherchons la réincarnation de l'art des Bauls et de leur mode de vie, une quête qui n'a jamais paru aussi évidente, aussi nécessaire et aussi urgente." Qu'est-ce qui vous fait affirmer cette évidence, cette nécessité et cette urgence ?

MS : La façon de conserver une culture et une philosophie est sa pratique. Les chants bauls doivent être chantés pour que le monde se souvienne de leur connaissance. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas mais se dévoilent au fur et à mesure de l’expérience que la vie nous apporte. Les chants bauls sont de cet ordre. Les chansons sont comme des cristaux, des énigmes, telle la vie, qui se révèle peu à peu. Il n y a pas de short cut, de raccourci. Il est urgent, pour l’équilibre de l’environnement de  notre planète, de quitter des idées reçues. Il est  urgent que chaque être humain puisse s'explorer soi-même et trouver un espace pour se transformer et devenir soi-même.

  • IR : Pour changer de sujet, vous jouez de l'ektara[2] : pouvez-vous nous en dire plus sur cet instrument, sur ce que vous apporte sa pratique... ?

MS : La joie et le paix. C’est ma façon de participer au monde baul. J’en ai déjà parlé dans mon livre, décrit l’instrument et ma relation avec cette instrument.

  • IR : Quels sont aujourd'hui vos projets, littéraires ou autres ?

MS : J’écris un nouveau livre basé sur trois portraits : de ma grand-mère, de ma mère et de moi-même en tant que jeune femme. Je continue de  travailler en tandem avec Paban Das Baul, Nous écrivons et composons des nouvelles chansons. Nous développons en tandem un terrain près de Shantiniketan, à 200 kilomètres de Kolkata, à la campagne. Nous y avons déjà créé un festival avec les bauls et les fakirs en synergie avec les gens de la campagne.
  
Nous suivons aussi le parcours de mon livre qui va paraitre prochainement au Kerala.


[1] Il s'agit d'un très important mouvement révolutionnaire d'inspiration communiste né au Bengale Occidental dès les années '60. [Retour au texte]

[2] Instrument de musique traditionnel, monocorde. [Retour au texte]

 

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Le livre

 
       
  

    Présentation de l'éditeur :
   Un soir de 1982, Mimlu Sen, jeune Indienne en rupture de ban, entend à Paris un concert exceptionnel, donné par un groupe de musiciens mystérieux, vagabonds mystiques de l’Ouest du Bengale : les Bauls. Foudroyée net par leur prestation, sa vie en sera changée. 
Enfant rebelle de la haute bourgeoisie de Calcutta, elle y a connu la prison, avant de se joindre à un groupe de jeunes gens en partance pour l’Europe. Elle arrive à Paris en mai 1968 où elle vit un temps avec un homme mariée et son épouse. Mais voici que cette musique éveille en elle de tels échos que laissant tout, elle décide de retourner en Inde, et de partager la vie misérable et glorieuse des Bauls musiciens – et surtout celle du leader du groupe Paban, qui deviendra son mari. Il lui faudra pour cela descendre très loin en elle-même, pour pénétrer dans une des cultures les plus mystérieuses et fascinantes de l’Inde…
   Mystiques et iconoclastes, musiciens vagabonds n’acceptant aucune autorité, vivant parmi les plus basses castes dans un orgueilleux dénuement, n’agissant que selon leur bon plaisir, les Bauls se revendiquent d’une tradition orale née de la rencontre entre les sages tantriques sahajiya et les mystiques soufis qui voyageaient il y a plus de mille ans de la ceinture transcaucasienne au fin fonds des plaines du Gange. Leurs chants ont inspiré la création poétique de Rabindranath Tagore et ont été en 2005 proclamés « chef d’œuvre du Patrimoine oral et immatériel de l’Humanité ».

 

   Ce livre est le récit d’une double découverte : d’une femme par elle-même à travers un voyage tout à la fois physique et spirituel, et d’une communauté fascinante, jusque là peu connue, dont elle pénètre les arcanes secrètes en partageant leur vie vagabonde dans les villages et les bidonvilles de l’arrière-pays Bengale, courant les festivals perchés sur le toit de bus bondés ou serrés dans des trains surpeuplés. « Un roman d’amour, écrit Dalrymple, tout à la fois un récit de voyage, un livre de dévotion, un travail exceptionnel d’ethnographe, dans un monde à peu près inconnu en Occident »
   Une réussite exceptionnelle par son écriture tout simplement splendide, son honnêteté et sa passion.


Mimlu Sen
Les Vagabonds Enchantés
14 X 22,5 cm, 380 p.
ISBN : 9782-84230-395-2
Paru le 21/04/2011
20€
Site de l'éditeur :
http://www.hoebeke.fr

 

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Extrait


Chapitre 1 : Une vie à cheval sur deux continents

    L'esprit bourdonnant de mille pensées, j'étais assise près de ma fenêtre, après la fermeture des cellules. J'avais toujours beaucoup de mal à m'endormir avec les lumières allumées, mais telle était la règle à la prison de la Présidence, à Kolkata[1]. Il n'y avait pas un souffle d'air et la nuit de juin était étouffante.
   Dehors, les criquets stridulaient sans discontinuer dans l'obscurité. De temps à autre, j'entendais le sifflet aigu d'une taupe filant sur le sol pour se gaver de ce qui restait dans nos assiettes, empilées près de la porte. Les deux détenues avec qui je partageais la cellule, toutes deux très jeunes, dormaient d'un sommeil paisible, mystérieusement drapées dans les couvertures et saris blancs réglementaires qui leur donnaient l'aspect de deux légumes géants.
   La maison d'arrêt n'était, au fond, qu'une réplique de la société que j'avais laissée derrière moi, en ville. Le quartier des femmes était une prison à l'intérieur de la prison. Et le quartier des politiques une prison à l'intérieur de la prison à l'intérieur de la prison... il s'agissait donc d'un triple enfermement. De l'autre côté des barreaux de la fenêtre, une austère phalange de gardiennes se dressait entre nous et la ville, nous isolant de l'univers des hommes. Une lune brillante argentait tout ce qu'elle éclairait.
   Tout près de l'endroit où j'étais assise, à un kilomètre et demi à peine, sur le Hooghly, la sirène d'un gigantesque chalutier a fait entendre la note héraldique de sa voix de basse, en quittant le quai pour gagner la mer d'Andaman. Comme j'aurais voulu être à bord d'un de ces bateaux et descendre le fleuve jusqu'aux eaux profondes de la haute mer.
   Tout à côté rugissaient les tigres du Bengale du zoo d'Alipur, situé juste en face de la prison. Derrière ma cellule, le quartier des détenues de droit commun bourdonnait de bruits divers : toux, jurons, plaintes, geignements et chants de deuil. Je ne rêvais que de silence.
   Et puis, comme par miracle, à minuit, une voix de contralto, aussi douce que du velours, a entonné une chanson lente, une voix puissante, fière, limpide et mélodieuse. D'un seul coup, tous les autres bruits ont paru s'éteindre. Une percussion dansante, scandée sur un broc, recréait le bruit de lourdes gouttes d'eau, et un instrument à une seule corde, dont le bourdon répété inlassablement déployait dans l'air une vaste spirale de vibrations, accompagnait le chant, montant et descendant comme les vagues d'une mer profonde et tranquille.

Sur les rives de ce fleuve qu'est la vie,
Mon cœur balance et ma vie aussi,
Je me noie et suffoque dans les courants
Hors de portée de la noble pensée
Mon cœur balance et ma vie aussi...
Personne ne sera toujours à vos côtés,
Nous suivrons tous le même chemin
Vieux ou jeunes.
Qui sommes-nous? D'où venons-nous?
Où irons-nous?
Nous nous abusons, dit Bhaba le fou,
Exultant à ses heures de rire, de larmes et de jeu.
Nous nous noierons dans des eaux sans fin,
Prisonniers de ce mandala terrestre d'illusion
   et de désir.
Mon cœur balance et ma vie aussi[2].

Mimlu SEN - Les Vagabonds enchantés (pages 7-9) - © Editions Hoëbeke - 2011


[1] Anciennement Calcutta.
[2] Bhaba Pagla, XXe siècle.

 

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