Interview
FMP : Je suis né en 1969
à Marseille, de père français et de mère italienne, et j’ai grandi dans le sud
de la France, à Arles, terre marquée par l’antiquité et le mélange des cultures,
non loin des Saintes-Maries de la Mer. Si l’on estime qu’une bonne partie des
gitans sont d’origine indienne, cela fait de la Camargue une sorte de delta
indien par moments, une sorte d’autre terre promise pour ce peuple
d’intouchables – de par sa propre volonté – à sa façon… Sara la Kali, - « Sara
la noire », « déesse » de ce peuple, et le rite proche de l’abishekam de son
immersion dans la mer, à l’instar de ce qui est pratiqué au Bengale à Deevali,
est parlante en elle-même.
Parenthèse
refermée, j’ai fait des études littéraires, classes préparatoires, ai obtenu dés
que possible, en 1991, un Capes d’italien et après avoir enseigné dix ans, entre
Lyon, l’Ardèche, la Bretagne et l’Isère, j’ai démissionné pour revenir à mes
vocations d’adolescence : voyage, écriture, photographie. Non que la profession
d’enseignant me répugnait, au contraire, mais j’avais l’impression d’y avoir
pris et donné tout ce que pouvais, et que je devais passer à autre chose.
J’étais très critique, et le suis toujours, sur le système scolaire ne
permettant pas aux élèves de comprendre véritablement le monde qu’ils habitent
pour le transformer vers la justice et la connaissance, le Dharma véritable en
quelque sorte. J’ai pu travailler très vite avec deux agences de voyages comme
accompagnateur, dont une de « tourisme responsable », et publier une série de
reportages sur le bouddhisme dans Bouddhisme Actualités. J’ai travaillé ainsi
pendant sept ans sur l’Europe, l’Inde, le Proche-Orient et l’Amérique Centrale
comme guide, tout en remplissant des carnets de voyages qui étaient mes
réflexions sur les civilisations, l’histoire, l’art, l’évolution du monde.
Ce métier que j’exerçais m’obligeait à entrer profondément dans l’histoire de
l’Europe comprise entre le Portugal, l’Irlande jusqu’à la Hongrie, et me
laissait aussi sur place de longs moments pour contempler, méditer, et pratiquer
l’écriture comme un art du décryptage, de l’interprétation de ce rêve qu’est le
monde, rêve conjoint du Brahman et des hommes, où le Dharma et le drame se
mêlent tant.
J’avais déjà pas
mal voyagé dans ces régions-là et ailleurs alors, mais le voyage était pour moi
plus une contemplation qu’un apprentissage intellectuel, que je refusais pour
laisser mes sens et mon âme simplement résonner sans ce filtre. Je me suis rendu
compte que le savoir pouvait enrichir cette résonnance et, bien utilisé et au
service de la recherche de la vérité, qu’il affinait le regard, l’intelligence,
la sensibilité, qu’il remettait les pièces du puzzle de l’humanité, de
l’histoire de sa conscience.
Parallèlement,
je reprenais une activité d’enseignant dans un lycée expérimental très libre
pour élèves raccrocheurs, où jeunes et profs recrutés étaient volontaires, où je
croisais beaucoup de parcours abimés, de souffrance mais aussi de richesse
intérieure : phobiques scolaires, délinquants, surdoués inadaptés,
primo-arrivants aux vies très difficiles. J’ai aussi enseigné trois ans le
français et une année le latin, en collège.
Dans les mêmes
années 2000, je montai avec des amis sur Grenoble un espace salon de thé-boutique-expo de commerce équitable, la première structure de ce type en
France, un scoop qui fut l’occasion de rencontrer les acteurs encore émergents
de cette économie alternative.
J’ai également
beaucoup travaillé sur les mécanismes économiques du monde, l’écologie, la
mondialisation, ses racines très anciennes, coloniales et bien au-delà aussi, à
l’occasion de dossiers et conférences réalisés sur le tourisme responsable, la
mondialisation en Inde, ou pour préparer l’animation de forums alternatifs lors
de festivals de l’Inde (musique, danse, chant, philosophie, cinéma, stages… )
dont j’étais responsable à Grenoble avec une association : Ashvattha, arts et
pensée de l’Inde, qui avait aussi un engagement fort, solidaire et écologique,
non-violent dans l’esprit de Vandana Shiva, Medha Patkar, Rajagopal, Muhammed
Yunus, Amarthya Sen… sans oublier bien sur Gandhi. Pendant deux ans, avec un ami
philosophe, co-fondateur de cette association, nous avons aussi animé une
émission de radio sur la culture indienne classique : All India Monthly, avec
des invités.
Je publiai aussi
en 2001 les textes poétiques d’un livre portfolio : Angkor, La Pierre et la
Prière (ed Alzieu, achetable sur internet ) avec le photographe Matthieu
Verdeil, et une traduction de l’italien : Le Rivage des Dieux (édition Louise Courteau ) en 2007. Et des articles, interviews ou photos dans des revues comme
L’Essentiel, Monades, 3ème millénaire.
Je m’étale un peu
sur cette dizaine d’années, peut-être trop, simplement pout expliquer que ce
regard sur le monde développé dans mon livre est le fruit de ces expériences à
la rencontre des civilisations, de l’humain dans son intimité, et aussi de
rencontres avec moi-même à travers tout cela. Lorsque j’ai démissionné de
l’Education Nationale pour désaccord de sens, j’ai dit que je me mettais à
disposition de la vie, et tout s’est enchainé très vite, et j’ai pu explorer pas
mal de domaines où j’ai été en contact avec des choses magnifiques mais aussi
très dures qui me font citer souvent la phrase de Camus : « Il faut jurer une
double fidélité à la beauté et aux opprimés ». L’Inde est le pays qui nous
pousse le plus à le faire, pour ce qui est de mon expérience. Mais le monde
entier est ainsi, si on ne s’en protège pas : plein de joyaux et de souffrance,
et l’essence de la poésie est de le montrer et de contribuer à ce qu’il y ait
plus de joyaux que de larmes.
FMP
: Dés que j’ai gagné ma vie, à vingt-deux ans, j’ai commencé à voyager en Inde, en 1992. Beaucoup de voyages
plus ou moins longs, en individuel et comme guide, couvrant tous les états, sauf
les territoires du Nord-Est. Lors du premier voyage, dans le nord, la réaction
fusionnelle a été remplacée par le rejet, puis à nouveau la révélation, le jour
du départ, avec la visite du Fort Rouge à Delhi. Quelques séjours en ashram dans
les années 90, chez Satthya Sai Baba, mais les ashrams ont toujours été pour moi
des lieux de frustration, tant je considère que l’Inde est un gourou toute
entière. Je ne suis pas prêt à renoncer encore à tous ses enchantements et ses
claques. C’est un pays à la fois magnifique et extrêmement violent, lieu de paix
et de dureté impitoyable. Je me suis interrogé sur le syndrome indien me
concernant. Je pense qu’il faut être très vigilant dans son rapport personnel à
l’Inde, qui est une grande mère, un sage et une dévadasi à la fois.
Elle offre
l’éternité mais aussi toutes les régressions.
Le nord est
particulièrement intense, avec les traces de tous les peuples qui s’y sont
succédés, on y ressent quelque chose d’immense, entre plaine du Gange et
Himalaya.
Je me suis pongé
dans la culture indienne depuis 1999 : mythologie, histoire, de l’antiquité
jusqu’à la contemporaine, société, systèmes philosophiques, arts, rites,
symbolisme, Je ne suis pas sanskritiste ni même érudit, même si je considère
que les racines de cette langue, la connaissance des étymologies, sont une clef
de compréhension des sources de la pensée, de la psychologie humaines, une sorte
de code génétique de l’humanité.
La pensée
indienne… rappelons-nous que le mot hindouisme est occidental, que le terme Inde
est celui donné par les conquérants arabes au pays. Il y a toutes sortes de
pensées en Inde, toutes sortes de systèmes philosophiques d’époques et
d’origines diverses, syncrétistes ou pas, qui se contredisent ou se complètent,
selon qu’on cherche le relatif ou l’absolu. Mais ce qui me fascine en Inde, dans
le shivaïsme du Cachemire par exemple, c’est l’abolition de la dualité
corps-esprit, et cette idée que le monde est le rêve de Vishnou, Brahma ou
Shiva : que tout est Maya mais aussi Lila, à la fois mirage, jeu et
enseignement. Que chaque jour terrestre ou cosmique est l’interprétation d’un
raga éternel. L’art indien qui mêle sensualité et spiritualité, donne son sens à
la fois à l’incarnation et à son dépassement.
J’ai pas mal
côtoyé les Indiens comme organisateur de voyages, mon rôle étant de faire se
connaître l’occident et l’Inde, en quelque sorte, et rencontrant toutes sortes
de transporteurs, du rickshaw à bras au patron d’agence de voyages, les
hôteliers, les guides, les leaders, les travailleurs sociaux, les naxalites
repentis, les sages, les occidentaux expatriés dans des actions de solidarité et
d’humanitaire, les représentants de toutes les religions, des artistes etc…
La lecture de la
Bhagavad Gita traduite par Alain Porte en 1992, des Sept Upanishads traduites
par Jean Varenne, en 1997, ont été des révélations. N’étant pas sanskritiste, je
ne peux guère les comparer objectivement à d’autres que je connais, mais leur
beauté a été un choc, une ouverture, la libération d’un rasa de paix, le Shanta
rasa peut-être. J’ai beaucoup aimé le livre La Poésie Future,
d’Aurobindo, qui parle surtout de poésie occidentale, mais qui théorise
magnifiquement l’essence de la poésie comme expression de la Joie divine,
Ananda, de la Vérité, Sathya, de la beauté, Sundara (je crois). Savitri me
touche beaucoup. J’apprécie beaucoup Tagore également. Le Bengale m’a toujours
fasciné, comme le Cachemire, lieux de mélange à la mémoire si ancienne, où les
frontières s’abolissent, rendant l’homme paradoxalement, à sa souveraineté, et à
son immensité. C’est l’essence de la poésie.
-
IR :
Vous
venez de publier un ouvrage à la fois érudit, fin, sensible et vibrant, intitulé
Poésie et Éveil ? Quel y est votre propos, et pourquoi ce titre ? La
poésie serait-elle selon vous la voie d'un éveil spirituel ?
FMP : Dans ce livre, je
ne fais que rappeler ce que disent les textes les plus anciens, partout, ce que
répètent les Eveillés modernes. La parole dominante scientifique, froide,
détachée, tenant à la fois de la recette de cuisine et de la formule chimique,
est récente. Bien sûr, il y a toujours eu des représentants parlant ainsi des
voies spirituelles, mais je dis que l’expérience du sacré est
transformatrice et réveille en nous la vibration, l’hommage. Cette expérience a
un goût, une saveur, rasa, indissociable.
Poiesis
signifie en grec création, et ce mot se situe dans la Création-manifestation et
la Création artistique, avec pour point commun le Verbe originel, le Nada
Brahma.
Il faudrait aussi
définir l’Eveil… et quand on écoute les sages eux-mêmes, c’est loin de converger
souvent. Pour moi, l’Eveil, c’est la participation de la conscience individuelle
à l’Univers, l’union du Brahman et de l’Atman, une union où se révèle l’Être, la
Conscience, la Béatitude, Sat Chti Ananda. Poésie et Eveil, c’est la volonté de
dire qu’effectivement la pratique poétique peut nous rapprocher de l’Eveil si
elle est recherche et expression de la vérité par l’amour. Lorsque le regard sur
le monde, son écoute, sont profonds, vastes, sans refus ni a priori, alors la
parole devient fidèle, belle ou tragique, elle le reflète, elle exprime les rasas de l’art indien. Mais il s’agit autant de quelque chose de spontané
parfois que d’une ascèse. La poésie pour moi n’est pas fin en elle-même, ce
n’est pas de l’art pour l’art, le beau pour le beau n’est pas du beau. En nous,
il y a toutes les cordes. J’ai un peu connu Ustad Usman Khan et certains de ses
disciples, et avant un concert, il dit qu’il faut accorder les cordes de l’être
pour résonner avec celles du sitar.
Le monde est
création, déploiement, dissolution, et la poésie offre ces trois dimensions.
Lorsqu’on exige de
soi le regard juste, le mot juste, qu’on a à la fois dans le détachement et
l’amour de l’œuvre, qu’on se laisse du temps, qu’on laisse venir le monde à soi,
alors on peut commencer à trouver le filon, le flot souterrain. C’est un Yoga.
De même que le
sculpteur nous montre qu’à partir d’un bloc de pierre il peut faire émerger une
forme si pleine de beauté qu’elle nous fera comprendre une beauté encore
au-delà, et graver en elle une harmonie de lois mathématiques qui nous
communiquera celle du Cosmos, de même qu’à partir de boyaux animaux, d’une
courge, d’os de dromadaire, de bouts de bois, un musicien va nous procurer une
extase mystique en faisant résonner la plus grande beauté de cadavres ou de
morceaux d’animaux… la poésie nous fait ce pari de transformer nos mots, ces
sons chaotiques, ce souffle vibrant sur nos cordes vocales pleines d’humeurs
dans tous les sens du terme, en monuments, en temples de la vérité et de la
beauté. En réalité, quand nous jetons l’anathème sur la matière, nous oublions
que c’est à nous de révéler depuis le plus profond d’elle-même la vibration, la
forme, le sens qui y dort comme une princesse endormie, une rivière ensevelie…
L’art est le prolongement, la perpétuation de l’œuvre de la Création, qu’on lui
attribue une origine naturelle ou divine.
Il possède ce
pouvoir extraordinaire de rendre présente – re-présenter – la vision de
l’artiste, véritable échelle de corde jetée, nous demandant de remonter avec
elle. C’est là ensuite tout le travail à faire, pour ne pas rester un simple
esthète…
La poésie qui
cisèle le son ou le laisse, c’est selon, couler à travers elle, est ouverture et
offertoire de soi, comme l’est le corps dansant de la Devadasi. Quand elle est
respect, connaissance, communion à la parole, alors oui, dans l’acte d’art qui
consiste à chercher le sacré dans cette matière qui n’est que le rêve densifié
de l’Esprit, matière de soleil et d’étoile refroidie, et à le mettre au monde,
par le sens de ce qui est dit, et la beauté dont c’est dit, dans cet acte, on
s’approche de l’Eveil parce qu’on se rappelle que tout est sacré.
La voie poétique
est autant celle qui descend de l’Eveil, qui l’exprime, que celle qui y mène.
Lorsque les
anciens Grecs énonçaient la philosophie, l’histoire et la poésie comme chemins
vers la connaissance objective, ils soulignaient en la poésie la voie de
l’inspiration par les dieux, voie utilisant le symbole et s’adressant, pour
parler en termes modernes, à notre cerveau droit, à notre cœur, siège de
l’intelligence en d’autres temps, alors que la philosophie était la voie de la
raison, et l’histoire celle de l’expérience. Et cette connaissance poétique est
à entendre dans le sens biblique : union amoureuse à l’objet de son amour.
Le livre consacre
de nombreuses pages à la femme, dans la mesure où elle est l’inspiratrice par
excellence, la porteuse de la beauté, de l’amour et de la mort, à l’instar de
Kali, donc la grande initiatrice. Son corps est celui de l’Univers, comme le
célèbrent les rituels tantriques, mais aussi la poésie courtoise, ou le Cantique
des Cantiques, ou encore l’histoire de Leïla et Majnoun, et la recherche de
l’union est celle de l’âme individuelle recherchant l’extase cosmique.
La contemplation
de la nature donne à voir la façon dont les lois de la nature sont aussi celles
de l’esprit. La métaphore, le symbole, sont une science dont l’astrologie est un
exemple, science qui affirme le lien secret des choses. Secret est un bien grand
mot, car il se révèle à tout observateur attentif. La poésie aide à réveiller
cette intelligence symbolique, si discréditée, mais que nous possédons tous, et
qui cherche, comme le rêve nocturne, à nous enseigner à travers les grilles de
la raison et les conditionnements.
FMP : Le cygne, ou l’oie
sauvage, oiseaux migrateurs, sont des symboles universels, très riches. Ils
sont le Hamsa, le symbole de l’âme qui quitte sa terre vers des contrées
inconnues pour les hommes, et y revient. C’est aussi le bruit que fait le
souffle dans la méditation, et devient un mantra quand on le répète et quant
l’expiation et l’inspiration se succèdent : So-Ham : Je suis cela : l’âme dans
le souffle.
Mais le cygne est
aussi la monture de Sarasvati, parèdre de Brahma, déesse donc créatrice, par la
parole Vac, comme elle est même parfois appelée, par l’éducation, par les arts
et la poésie en particulier. Or, la Sarasvati est cette mythique rivière qui se
serait perdue sous les sables du Rajasthan… et rejoindrait pourtant le Gange et
la Jamuna à Allahabad.
Le voyage
terrestre est aussi un voyage entre les mondes, puisque le cygne et l’oie
plongent sous les eaux, nagent et volent, reliant les Trois Mondes : Bhur,
Bhuvah, Swaha, comme dans la Gayatri, qui est un autre nom de Sarasvati.
La poésie, comme
parole inspirée, est ainsi le fleuve perdu à retrouver, sous le « désert du
réel », ou sous sa glace, qui ne sont pas le Réel. Elle est le véhicule de
l’âme, la shakti permettant au rêve de Brahma de se manifester par la beauté, la
passeuse entre les mondes.
Par ailleurs,
Sarasvati signifie : « Celle qui coule » : la rivière, mais aussi la Kundalini,
l’inspiration, etc… C’est tout un système symbolique autour du flux, de sa sève,
de l’eau, de l’irrigation du monde et de l’homme, qui parcourt les ères et
l’aire indo-européenne et le monde dans des termes et des métaphores très
proches. Il faut bien comprendre que le monde antique fonctionne selon une
pensée analogique, et lorsqu’un dieu est associé à tel arbre, tel métal,
telle profession, tel animal, c’est parce qu’il existe une relation symbolique,
au niveau de leurs couleurs, de leurs rythmes, de leurs mœurs, de leurs
métamorphoses, relation qui fait que ces parties de la création s’éclairent
mutuellement et nous enseignent simultanément sur l’essence d’une idée, d’une
loi de l’univers. Le rêve, le savoir astrologique fonctionnent ainsi. Nous
sommes dans le domaine de la synchronicité, de l’interrelation des choses. La
pensée poétique unit et reflète, désigne les choses comme étant des fractals,
comme l’Atman et un fractal du Brahman qui le décline et l’interprète à sa
façon, sans l’appauvrir. Elle refuse de disséquer et dessécher les choses en
laissant le monde à un règne d’experts qui le violentent sans chercher à le
comprendre de façon sensible.
Au début du livre,
je cite la Sarasvati Upanishad, qui promet l’illumination et une inspiration
inépuisable, prose et poésie, à celui qui méditera six mois sur la déesse. Jean
Varenne la cite dans L’Enseignement secret de la divine Shakti, qui développe le
rapport entre Brahman et Maya, et précise que le nom et la forme, bases de la
poésie, doivent être abandonnées à un certain moment pour aller vers l’Ultime :
la poésie est comme le radeau du Bouddha, le mandala de sable à disperser, une
fois son enseignement acquis.
-
IR :
Vous
déclarez dans votre avant-propos : "Ce livre est parti d’une idée : celle que la
poésie, comme les mathématiques, pourrait être une façon de comprendre
l’Univers..." Je crois que vous ouvrez une porte sur cette compréhension de
l'univers, par votre livre : quelles "vérités", ou du moins quelles beautés (les néoplatoniciens ne tendaient-ils pas à "confondre" les deux ?)
trouvons-nous en l'ouvrant avec vous ?
FMP : Dans le livre, je
cherche à réconcilier Emotion et Eveil, car il me semble qu’un certain nombre de
voies ont détourné la sagesse en insensibilisation progressive, et ce n’est pas
récent.
Régulièrement,
dans tous les arts, partout dans le monde, des personnes ont capté des œuvres,
eu des visions plus ou moins abouties, élaborées, complexes. Berlioz, lors de
crises nerveuses, entendait des mélodies indescriptibles qu’il n’arrivait pas à
retranscrire ensuite. La musique céleste fait partie des constantes de
l’expérience mystique.
La Vérité est
presque devenue un gros mot, un tabou, depuis que nous sommes rentrés dans
« l’ère du soupçon » pour reprendre une expression de Nathalie Sarraute, depuis
que « Dieu est mort », comme disait Nietzsche en prédisant aussi la mort de
l’art… Nietzsche en voulait beaucoup à Socrate et au christianisme. Pourtant, le
grand historien de l’art Ananda Coomaraswamy avait compris le philosophe
allemand en disant que c’était avant tout un mystique. N’oublions pas que
Dionysos, que cherchait tant Nietzsche, et Shiva ont beaucoup de points
communs, comme Apollon et Krishna.
Aujourd’hui, la
Vérité est confisquée par les sciences dures, le reste étant défini le vaste
champ des « sciences humaines » qui tendent à être elles-mêmes de plus en plus
dures.
Eduqués et
conditionnés par l’Université et les autorités diverses, échaudés par les échecs
et les catastrophes des idéologies et des clergés divers, les totalitarismes
dont le raz de marée ultralibéral n’est pas le moindre, les penseurs modernes
évitent, bien dressés, de parler du Beau, du Bien, du Vrai et de l’Amour,
effectivement.
Pourtant, l’art
est bien cela, ce que vous dites : le Beau au service du Bien et du Vrai, et
c’est la base de la pensée socratique, revendiquée comme socle de la pensée
occidentale avec Descartes. Raison socratique en réalité beaucoup plus proche
des présocratiques et de l’Inde que de notre raison des Lumières.
La poésie est une
façon de comprendre l’Univers parce qu’elle coule d’une contemplation physique,
ou d’une vision mystique de sa beauté, et elle vise à être l’écho, comme un
musicien ou un peintre, de sa mélodie, de sa lumière.
Il y a des lois à
la Création, des Harmonies, et lorsque la parole, je me répète, s’accorde, est
fidèle et amoureuse, comme une épouse s’accorde et reste amoureuse, alors ces
lois s’expriment à travers elle. Les figures de rhétorique, comme les mudras,
les asanas du yoga, ou les karana de la danse, sont des archétypes, des lois de
la création. Chaque darshana, chaque yoga, qu’il soit art, méditation, amour
divin, service, connaissance, peut-être le réceptacle et le véhicule de l’Absolu
s’il s’en rend perméable. Dans le système de l’Ashtanga védique, le dressage de
l’éléphant lui-même était un résumé du travail spirituel.
C’est la très
belle métaphore du Filet d’Indra, que je raconte dans le livre : le Bouddha
rencontra un jour Indra dans son ciel, et vit un grand filet. A chacun de ses
nœuds brillait un joyau différent, qui reflétait pourtant la totalité des
autres. C’est cette idée qui est le fondement de la pensée métaphysique antique,
que rejoint aujourd’hui la physique quantique.
On accuse souvent
les Indiens d’être polythéistes, donc primitifs… En réalité, la pensée indienne
est beaucoup plus non-dualiste, et même moniste que l’Occidentale dominante et
telle qu’elle est devenue, s’entend. Bien sûr, il faut distinguer le génie
de l’Inde de ses mauvais interprètes. Personnellement, j’aime beaucoup la pensée
d’Aurobindo, si inclusive et solaire.
Je consacre la
dernière partie du livre à établir des rapports entre la physique quantique et
l’espace de la conscience créatrice. Des physiciens comme Planck, Heisenberg,
David Böhm, Sir James Jeans, Trin Xuan Thuan, nous somment de repenser notre
conception de l’Univers, de la matière, de l’espace et du temps, et au fond de
leur voyage dans la matière, découvrent la lumière, la vacuité, l’ordre, la
liberté absolue et les lois de cette liberté pour ainsi dire… Il y a une
oscillation entre la particule et l’onde qu’exprime la transmigration du cygne,
son séjour terrestre et céleste, sa demeure estivale ou hivernale. Aujourd’hui,
les formules mathématiques ont remplacé les métaphores et les hymnes, mais les
lois restent les mêmes.
J’insiste sur
cette convergence, qualifiée à tort de concordisme par les critiques, parce que
c’est à la fois de cette lecture du monde que nous venons, et vers laquelle nous
allons. La séparation des savoirs date en gros de l’âge des Lumières, avec
l’hégémonie de la raison philosophique et scientifique, au détriment de
l’expérience spirituelle et de l’art. La Renaissance, la pensée médiévale de
l’âge d’or de l’islam ne séparaient pas les voies.
En réalité, si
l’on étudie l’homme, il est le lieu de coexistence et de mélange de sensibilité,
de raison, de création artistique, de mysticisme, d’instinct… c’est un être où
convergent sans s’exclure beaucoup de choses. En ce sens, une pensée qui reflète
l’homme doit elle-même être porteuse de cette richesse et de cette communication
de ses paysages. Les fleuves ignorent nos frontières. Ce sont les hommes qui
dressent les leurs sur leurs rives.
-
IR :
Tara
Michaël, qui a préfacé l'ouvrage, écrit quant à elle : "L’auteur cherche à nous
arracher à cette insensibilité, engendrée par la force de l’habitude, et qui est
une sorte de torpeur, de sommeil ou d’inconscience." Portez-vous un regard
pessimiste sur le monde actuel et sur l'état de conscience de l'homme actuel ?
La poésie n'est-elle pas alors aussi une échappatoire ?
FMP : Je cite
effectivement Hésiode qui dans Les Travaux et les Jours résume les différents
âges de l’humanité. On retrouve plus ou mois les yugas hindous, les cinq soleils
aztèques, les prophéties hopies etc.
Je suis
pessimiste, même si engagé, sur notre époque, mais pas sur l’humanité à plus
long terme. Nous sommes à un moment où chacun doit choisir son camp, se
polariser, pour ou contre la main mise de quelques uns sur le monde, sa culture,
son agriculture, son économie, et cela se réalise par des choix de vie, de
consommation, d’ouverture sur les autres, de dialogue interreligieux, des
boycotts nets et des soutiens aussi nets, sans se perdre dans le combat matériel
pour autant.
C’est tout
l’enseignement de la Bhagavad Gîta, qui a été une des grandes synthèses et un
pivot de la pensée indienne, entre Védas, Upanishads et Vedanta. Dans ce poème
philosophique au cœur de l’épopée du Mahabharata, Krishna dit à Arjuna qu’il
doit combattre le mal, c’est son Dharma, mais en restant toujours détaché au
cœur de son action qui doit être aussi parfaite que possible, mais détachée de
ses fruits. Chacun de nos actes doit refléter le Dharma. La beauté de l’Inde,
c’est aussi cette attention à chaque geste présent comme rappelant un geste
mythique, hommage aux dieux, à la création et permettant de la perpétuer, alors
que l’acte « adharmique » la met en péril. Cette reliance donne à l’homme sa
grandeur et son humilité, sa profondeur et sa légèreté. Nous ne respectons plus
aujourd’hui ni la Terre, ni le Ciel, et dans cette absence de repère, nous nous
sentons tout puissants, mais nous sommes égarés. Cette crise d’adolescence est à
risque, elle peut être suicidaire, être un Kali Yuga. Tous les signes de notre
âge sont ceux du fer et du noir : charbon, pétrole, acier, voies ferrées,
voitures, café… Ceux qui dirigent l’humanité avec sa soumission ne laisseront
pas le pouvoir comme ça : trop d’orgueil et de peur.
Quoi qu’il en
soit, la poésie telle que je la conçois est une façon de regarder le réel en
face, avec toute sa souffrance aussi, mais de rappeler ce qu’il y a au-delà. Ce
n’est pas une fuite : elle part du réel et y ramène. Lorsque le Bouddha dit que
tout est souffrance, lorsque Shankara enseigne à mépriser le corps, c’est pour
accéder à ce qu’il y a au-delà. La poésie contemple toute l’illusion et la
dimension cosmique de l’être. Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Hugo, Valéry
étaient à la fois très lucides sur les hommes et le monde et très conscients de la
Vraie vie qui les appelait, faite de Beauté.
En revanche, si la
poésie est un jeu narcissique sur les mots ne visant pas à trouver de solution à
la question humaine, à sa quête, ou s’y substituant de façon fantasmée,
effectivement, il y a fuite. Cela a toujours existé, c’est toujours un piège
possible, comme celui du raisonnement fin en lui-même ou de toutes les
addictions et les divertissements.
Et il faut dire
que la tendance officielle est celle-là : si vous parcourez les arts
contemporains, la poésie contemporaine, vous trouverez beaucoup de jeu
intellectuel, de concept, un engagement en parole contre les injustices du
monde, beaucoup de représentation de l’horreur … mais une façon de vivre de ceux
qui ont en main et font l’opinion, les marchands d’art, les directeurs
artistiques, les éditeurs… absolument semblable à ceux qu’ils dénoncent, ou à
ceux qui subissent l’injustice en la nourrissant. Et surtout, il est interdit
d’apporter des solutions, de proposer autre chose : on déplore, on dénonce dans
le vague, sans toucher aux sponsors quand même, n’allons pas trop loin… mais on
refuse les outils. Cela amène à la fois au nihilisme et à l’opportunisme,
puisqu’en l’absence de valeurs, et de solution, tout est permis. Ce n’est pas un
procès contre la modernité, mais contre l’interdiction du sens imposée à l’art
aujourd’hui, sous prétexte que le Beau, le Bien, le Vrai, c’est dépassé, on ne
sait plus ce que c’est, du fait qu’on ne peut plus penser comme au XIXème siècle
depuis le passage de certains philosophes ou certaines découvertes scientifiques.
C’est simplement une façon de se maintenir au pouvoir intellectuel.
L’Inde a ceci
d’extraordinaire, comme toute véritable tradition, qu’elle aura toujours une
éternité d’avance sur la modernité. Prenez un raga : millénaire, il est à la
fois art abstrait dans l’Alap, figuratif dans le Jhor, paroxysmique et
dissolutif dans le Jalla… il dit toutes les phases et les phrases de la Création
et du Verbe, il raconte l’histoire de l’Univers. La poésie peut toucher à cela :
les Upanishads comme l’Isha, la Kéna, la Brihadaranyaka ont la beauté de l’aube,
la puissance du zénith, l’appel du crépuscule, la profondeur de la nuit. Là, ce
n’est pas une échappatoire, c’est une participation au monde et une
transcendance. L’Isha Upanishad dit :
Et celui qui discerne
que tous les êtres sont dans l’âme
et que l’âme est en tous les êtres,
celui-là ne
s’en détache plus.
Et encore :
Qui fait confiance au Non-Savoir
entre dans la ténèbre aveugle,
et dans ténèbre plus épaisse
celui-là qui fait confiance au savoir.
C’est que Cela est différent
du Non-Savoir et du savoir
ainsi que l’ont dit les prophètes
dont nous suivons l’enseignement
Le Non-savoir et le Savoir,
Cela est les deux à la fois ;
qui le sait passera la mort
grâce au savoir et par le Non-Savoir
gagnera
l’immortalité !
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IR :
Votre
voyage poétique nous emmène notamment dans l'univers des textes anciens et
sacrés que sont les Védas, que l'on connaît surtout pour leur contenu
religieux, ritualistique, spirituel, mais dont on oublie la dimension
poétique... Pouvez-vous nous parler de celle-ci ?
FMP : Rappelons que Véda
signifie Vision et Savoir. Pour pouvoir rendre la révélation de leurs visions,
les Rishis, les voyants, et les brahmanes anciens ont forgé le sanskrit, dont
les lois expriment celles du monde. Je précise que je n’ai pas lu tout le Véda,
loin de là, encore moins en sanskrit. Dans le livre, je cite les hymnes védiques
qui rendent grâce à la création, à la beauté de façon extrêmement vibrante,
incluant tous les règnes de la création, les troupeaux, la Terre, la pluie etc.
Il y a les
rythmes, les mètres qui permettent de les scander de façon précise, et la beauté
de la langue. Le sanskrit fait partie de ces langues qui sont encore empreintes
de lettres qui résonnent, qui vibrent, qui soufflent, qui glissent, où consonnes
et voyelles ouvertes alternent de façon équilibrée comme le plan physique et le
plan spirituel ici-bas. A la manière du sitar, le sanskrit est l’instrument
extrêmement élaboré qui permet de manifester sur la plan physique la vibration
du Nada Brahma, du son qui soutient l’Univers depuis toujours.
L’homme antique,
le poète, le sage, celui qui vit relié et non replié, se tait, parle humblement,
chante, passe sa vie à rendre grâce ou à faire en sorte de résoudre par son
existence toute la question de la condition humaine. Il accorde donc une
importance énorme à ses paroles.
C’est toute la
question du Concert Universel, appelé Sama’ chez les soufis, harmonie des
sphères chez Pythagore.
Lorsque l’homme
est dans le Dharma, qu’il écoute et s’accorde, il peut commencer à percevoir la
musique, la beauté qui soutient l’Univers. Les Rishis les ont perçus, leurs
hymnes en témoignent. Et lorsqu’on perçoit cela, on ne peut en rendre compte
qu’avec le plus grand respect, en cherchant à en être l’écho.
Les
Védas me font
l’effet d’habits constellés des plus belles pierreries : le choix des mots, les
images, les comparaisons y sont matérielles et exaltées à la fois, touchant au
monde des dieux, au monde des hommes, au monde invisible. On y ressent une sorte
d’âge d’or, celui d’une harmonie entre tous les règnes de la Création, grâce à
une façon de vivre qui respecte tout, qui reconnaît la conscience en toute
chose. C’est fondamental, cette façon de voir le divin en tout, de s’adresser
aux arbres, aux vaches, aux fleuves, aux montagnes, aux plantes, aux esprits.
Les hymnes
védiques s’émerveillent du monde, mais dans une émotion calme et dorée. On y
sent un ravissement qu’on peut qualifier d’enfantin, mais aussi de l’héroïsme,
de l’érotisme, de la sagesse, une paix enracinée dans le savoir et la relation
quotidienne de l’homme à la nature.
Les éléments
naturels sont conviés constamment, car le peuple du Véda, ces Indo-aryens
dirons-nous, étaient encore entre nomadisme, habitat non construit et villes.
Tout cela est très débattu : quel âge ont Mohenjo-Daro et Harappa ? Qui y
vivait ? Les Védas étaient-ils déjà dans le Sous-continent ou ont-ils été
apportés par les tribus indo-européennes ? Quoi qu’il en soit, cette poésie
s’ancre dans le contact à la nature, cet im-médiateté qui nous relie au corps, à
l’élément, à nous-mêmes, ébranle ou apaise notre pensée, la ressource, la
redessine.
C’est cela aussi
l’Eveil : si nous ne savons pas faire cela, nous dormons, parce
qu’objectivement, il en est ainsi : tout est conscient, tout aime, tout souffre
aussi, et le rôle de l’homme, dans la pensée antique, traditionnelle, est non
pas d’être le maître, mais le gardien de la Terre. C’est ce que dit encore par
exemple le peuple Toda des Nilgiti Hills. L’homme védique, comme le taôiste ou
l’Amérindien, cherchait en l’homme la cause des déséquilibres naturels. Il
savait que l’homme avait le plus grand pouvoir, donc la plus grande
responsabilité ici-bas.
Le sanskrit était
considéré comme le monument de l’ « Hindouisme » à l’heure où ce mot n’existait
pas encore, et où les hindous n’avaient pas de temple, ni de bois, ni creusé, ni
bâti :
Le monde était le
temple : montagne devenue gopura, forêt ou banyan devenus mandapa, lac devenu
sarovar, grotte devenue garbha griha etc…. Dire qu’une langue par son
architecture est un temple, c’est suggérer que celui qui construit et habite la
parole est un artisan, un artiste, un prêtre. Le temple hindou comme le sanskrit
sont des microcosmes.
Arrêtons-nous un
instant sur le terme Cosmos qui signifie en grec à la fois la parure, l’Univers,
et l’ordre cosmique : la création est le joyau du corps de la Prakriti et
l’harmonie de ses formes : parure et parèdre du Purusha. C’est pourquoi aussi la
parole et la poésie sont Sarasvati, shakti, puissance permettant à Brahma de
nommer les choses, et sans laquelle il serait impuissant.
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IR :
Au fil
de vos pages, vous convoquez Platon et Arthur Rimbaud, les Celtes et les Soufis,
le Tao Te King aussi bien que les Saintes Écritures chrétiennes... Que
faut-il comprendre dans cette démarche universaliste ?
FMP : J’ai étudié ces
textes et rencontré des représentants de pas mal de traditions, voyagé dans ces
pays, pratiqué certaines voies, et comme tout le monde, et à ma manière, j’ai
vécu. Ce qu’il m’est apparu à travers tout cela, c’est que l’homme est
fondamentalement l’homme. Mais chaque peuple et chaque individu, à la manière
des joyaux d’Indra, est comme un instrument qui va interpréter la mélodie
divine à sa façon. Il y a les flûtes, il y a les percussions, il y a les
cithares et les sitars, il y a les chanteurs et les danseurs. Il y a les épopées
et les aphorismes, ceux qui disent tout en 100 000 vers ou en une phrase, un
haiku.
Le soufisme,
qu’est-ce, sinon l’élaboration progressive d’une doctrine riche de ses
nombreuses tariqa ("chemin", "route" en arabe), à travers les conquêtes,
les voyages, les rencontres des musulmans dés le début de l’hégire. Les soufis
prenaient ouvertement pour modèles les Grecs de Byzance, les rumis (« romains ») de l’ancienne Constantinople, les gnostiques. Les conquérants
musulmans de je ne sais plus quelle dynastie avaient mis le siège sur la
capitale de l’Empire romain d’Orient parce que les Byzantins refusaient de leur
livrer un livre, tant leur soif de connaissance était grande. Il y a une part
originale dans le soufisme, et une part reprise et transmise d’autres traditions
allant de la Méditerranée à la Chine, et on ne peut pas parler du soufisme sans
parler de cela. Attention, je ne dis pas qu’il faut savoir pratiquer le
soufisme, mais pas du tout. Je dis qu’il faut faire attention et être tolérant
quand aujourd’hui on méprise le syncrétisme, les mythologies ou quand on met en
garde contre eux. Sincèrement, quelqu’un qui compare les Evangiles avec la somme
théologique de Thomas D’Aquin doit se demander comment on est passé de l’un à
l’autre et doit s’avouer que c’est en récupérant les mythologies, les
philosophies, les rituels, les théologies de tout le bassin méditerranéen et de
l’Orient. Une étude comparée des mythes et dogmes le fait apparaître
instantanément. Le catholicisme, l’islam, le judaïsme, le bouddhisme tibétain,
l’hindouisme… sont des religions syncrétistes bâties au cours des siècles. Il
faut distinguer la révélation des prophètes, éveillés, yogis, saints… du corpus
théologique ou dogmatique.
Ce sont les hommes
qui divisent l’expérience après coup, par ignorance ou en raison de
conditionnements très forts dans lesquels la révélation est reçue et filtrée.
Les mystiques, les
philosophes, les artistes et les scientifiques véritables, s’ils cherchent la
vérité, chercheront forcément à comprendre l’expérience de l’autre.
Peut-on prétendre
que deux personnes vraiment illuminées diront des choses contradictoires sur le
divin ? Alors, cela signifie que l’une d’elles, ou les deux, ne sera pas
illuminée. Ce sont les clergés, et ceux qui n’ont eu qu’une expérience
partielle, c'est-à-dire généralement ceux qui en savent le moins, qui parlent et
divisent le plus, parce que leur position est établie sur la croyance et la
persuasion et elle a besoin de cela pour se perpétuer.
L’inquisition
religieuse aujourd’hui en Occident est remplacée par une laïque et scientiste
arrêtée au positivisme d’Auguste Comte, qui bloque la construction de ponts
entre science et religion.
Le mot universaliste a plusieurs sens. Je ne veux surtout pas noyer
les différences et dire que tous disent la même chose, car il y a bien des
différences. J’ai cherché à mettre à jour la dimension poétique de l’expression
prise spontanément par l’Eveil, en montrant que l’Eveil n’était pas qu’une extinction. Shiva,
associé à la dissolution, est le dieu de la danse, de l’amour de la transe, et
le shivaïsme du Cachemire est une voie très poétique qui réconcilie relatif et
absolu, et fait de toute expérience physique, en lui redonnant son sens sacré,
le creuset alchimique de l’Amour divin. C’est une constante de l’Eveil que cela.
La poésie des
Evangiles, faite de tendresse et d’exigence, de détachement et de contemplation,
d’analogies et de non-dualité, n’est pas loin des Upanishads, qu’on les relise
tous deux. Que savons-nous vraiment des Rishis ? Que savons-nous vraiment de
Jésus ? A Srinagar, Rosabal, j’ai visité sa tombe présumée, et cela ne dérange
ni les musulmans, ni les hindous.
Faute de les avoir
connus, il faut lire et relire les textes, et essayer de les comprendre avec les
paroles des maîtres contemporains, avec notre expérience, au fur et à mesure.
Les grands textes, les grandes œuvres d’art, sont polysémiques et vraies à
plusieurs niveaux. Ce qui est certain, c’est qu’on ne pourra pas comprendre les
choses que nous n’avons pas encore vécues.
L’Awen poétique
des druides, cette inspiration et illumination qui se libère par l’ascèse, la
connaissance, l’épreuve, chacun peut en percevoir des éclats à son niveau à
certains moments, par la contemplation, la communion à la nature, l’émotion
artistique l’amour de la connaissance ou l’état amoureux. Les druides disent que
toutes choses sont reliées par le fil de la poésie. C’est une image magnifique :
la poésie comme une voie lactée, vacuité reliant par le silence et la beauté, la
claire lumière, toutes choses.
Toutes les voies
étudiées dans mon livre ne cherchent pas forcément la même chose, ne visent pas
au même « salut », mais chacune propose une évolution à l’être humain et, vécues
intelligemment elles ne s’excluent pas.
Ce que je dis,
c’est que ceux qui cherchent à s’accorder à la manifestation, à la création ou à
l’Univers, ou simplement à un arbre ou eux-mêmes, vont toucher à des dimensions
communes. Aujourd’hui, on parle souvent avec Jung d’inconscient collectif,
d’archétypes. Platon parlait des idées, mot qui signifie en fait images, c’est important… Certains y ont accès, et vont ensuite rendre leur
vision en métaphores, car jusqu’à preuve du contraire, ce monde qui nous entoure
est fait de couleurs, de formes, de proportions, de cycles, de métamorphoses.
Ils le feront dans leur langue, avec les références de ce qui les entoure. D’où
la difficulté de voir parfois, pour ceux qui s’attachent à la lettre, la
communion des expériences.
Il y a eu aussi
toutes ces migrations indo-européennes, jusqu’à l’Irlande d’un côté, jusqu’au
Bengale de l’autre. Des migrations aussi à travers le détroit de Behring. Les
traversées du Pacifique vers l’Inde sans doute de certains peuples, et d’autres
vers l’Amérique du Sud.
Quand on se penche
vraiment sur les textes sacrés, sur les mythes, sur les langues, sur les
monuments et sur le physique des peuples, quand on écoute ce que les sages de
ces pays racontent eux-mêmes, au lieu de sourire ou d’en faire une thèse qui
réduit leur parole à un objet d’étude proche de l’entomologie, on a quelques
chocs… sans compter ce qu’on peut découvrir par soi-même par la pratique
méditative, artistique, le rêve etc.
Mon point de vue
est qu’il y a différentes causes aux similitudes entre les expériences mystiques
et leurs expressions poétiques : humanité commune, répétition des scénarios,
influences réciproques à travers le commerce, le voyage, les confréries et
compagnonnages, migrations, inconscient collectif.
Il y a quelques
années, des historiens nationalistes indiens avaient accusé Homère de plagiat en
comparant le Ramayana et le Mahabharata à l’Iliade et l’Odyssée. Il y a des
similitudes troublantes, mais beaucoup de choses peuvent les expliquer et nous
sommes sûrs d’une chose apparemment aujourd’hui : Troie a bien existé, en
Turquie, et ça ne veut pas dire que ce sont alors les Indiens qui ont emprunté
aux Grecs, car entre la vérité historique et le mythe, il y a des différences.
Que ce soient mes
voyages, mes rencontres, mes lectures, tout m’a amené à jeter des ponts entre
les choses. Concernant la
frontière entre poètes et mystiques, ou éveillés et poètes, entre philosophe et
sage, elle oscille souvent : il y a des expériences, il y a des illuminations
qui durent plus ou moins. A partir de combien ou de quand est-on vraiment un
sage ou un éveillé. Ce sont nos actes qui le disent, notre vie…
Il ne suffit pas
de porter un habit ou d’être reconnu par une hiérarchie, d’apprendre des rituels
pour être ou ne pas être un homme religieux. La religion véritable est communion
au monde.
C’est
véritablement ce qui relie les époques et les latitudes parcourues par mon
étude. Et si l’on y regarde bien, ces communiants au monde sont souvent les
excommuniés du monde, les marginaux, les exilés, les incompris : ermites, fous
de Dieu, moines errants, soufis, peuples premiers, tribus exterminées, amoureux
réprouvés, ésotéristes pourchassés, alchimistes secrets, poètes maudits, exilés
comme Dante, Hugo, Baudelaire, Neruda… L’exil et l’errance semblent le destin du
poète dont Apollon est le dieu : lui-même exilé par Zeus qui craignait d’être
détrôné, suite à une prophétie, c’était un dieu errant, dieu de la vérité, de la
beauté, aux amours malheureuses.
Il y a, dans le
même ordre d’idée, un lien entre pauvreté, dénuement, et poésie qui vient du
fait que le Réel ne nous touche vraiment que dans l’abandon, l’ouverture totale.
Les anciens
mettaient la barre beaucoup plus haut qu’aujourd’hui.
Swami Lakshman Ji,
maître contemporain du shivaïsme du Cachemire, dit que celui qui touche à la
conscience divine peut devenir un grand poète pour le reste de sa vie.
Souvenons-nous du mythe de la déesse Ganga, comment le roi Baghirati l’attira
sur terre au terme d’années de sacrifices et de rituels, jusqu’à ce que Shiva
reçoive cette voie lactée dans ses cheveux.
La poésie, c’est
une constante dans les traditions, s’obtient comme fruit d’une ascèse. Ce n’est
pas une construction humaine, c’est un flot que l’homme libère, et auquel il
donnera ensuite des formes spécifiques. Il y a le travail de renoncement du moi,
mais ce même moi agit aussi en utilisant la mémoire, l’acquis, pour donner une
forme à cette révélation. L’art touche à la fois à la réceptivité dite féminine
et à l’activité dite masculine. L’artiste reconstitue l’androgyne originel,
constante des mythes anciens, parfois avec sa variante de la gémellité, en
recevant l’inspiration, en accouchant et en bâtissant l’œuvre.
Prenons un
exemple concret d’ascèse: Rimbaud : il a vécu dehors, couché à la belle étoile,
communié avec les éléments, il n’a pas eu peur de se frotter à la solitude ou à
toutes sortes de personnes, il a suivi sa recherche de voyance jusqu’au bout. Ce
n’est pas un hasard s’il a fini cartographe, continuant de tracer les plans de
domaines pour nous inexplorés. Il a eu de véritables visions, pas uniquement
dues à l’alcool ou à différents psychotropes, il a dépassé quelques illusions et
connu des révélations. Rappelons son appel à se faire voyant, son « je » est un
autre », changer la vie. Il état bourru et entier comme certains sâdhus.
Si la vérité et la
poésie sont un fleuve, toutes sortes de personnes y puisent par moments,
certains y sont immergés.
FMP : Bien cruel
effectivement : les tortures anciennes sont les meilleures. Tout en cherchant la
réponse, je peux vous dire que le livre, c’est l’île déserte entière : les vagues
de la mer, les arbres, le chant des oiseaux, le soleil, le chant du vent : tout
cela est un texte, toutes ces métamorphoses enseignent beaucoup de choses. Cela
me rappelle le conte soufi Le vivant fils du bienheureux, de Ibn Ghazali,
où un homme qui a toujours vécu seul sur une île arrive à comprendre l’existence
de Dieu et ses métamorphoses, la danse de Shiva, en contemplant la nature à
l’œuvre. Sinon, sincèrement, je ne sais pas : le Vijnanabhairava tantra,
l’Anthologie du soufisme d’Eva de Vitray-Meyerovitch, la Bhagavad Gîta, les
Evangiles…
FMP : Oui, je pratique
l’écriture, j’ai toujours écrit un peu, mais ça s’est déclenché lors de la
première année de mes débuts de méditation, j’essaie de le faire comme un yoga.
J’ai hésité avant d’écrire au début de ma pratique spirituelle (méditation pour
résumer), pour ne pas me disperser, être dans le mirage, car l’acte artistique
peut nous noyer dans maya, renforcer et déployer l’égo comme une pieuvre à
travers l’œuvre. Il faut être vigilant et je le souligne plusieurs fois dans mon
livre, en citant les mythes de Narcisse et d’Hermaphrodite, l’exemple des poètes
maudits. Il faut donner la priorité à la vie, à la transformation personnelle
sur l’œuvre. Mais l’œuvre transforme aussi l’être, elle est la matière première
donnée à l’humain pour faire progresser le Beau, le comprendre, être co-créateur,
garder l’espoir dans la manifestation. Lorsqu’on touche vraiment à
l’inspiration, on le sent, c’est comme un vent qui rend tout plus léger, un état
de grâce.
FMP : J’essaie de
pratiquer la photo dans le même esprit. La photographie, c’est se rendre compte
que le monde vient vers nous en lumière, lumière qui se dépose sur le film –
diapositives pour la plupart de mes photos. J’ai travaillé jusqu’à l’an passé
avec des Nikon FM2 et F3, manuels ou semi-automatique, sans autofocus, et des
objectifs fixes, 50mm, 28mm, un doubleur, très lumineux, où l’électronique ne
se mettait pas au milieu de mon rapport à l’image. J’utilisais des films Velvia,
Provia, Sensia ou Kodak, plus chaud.
Il y est question
de miroir levé, de sensibilité, d’ouverture, de profondeur de champ, d’émulsion,
tous termes à double sens. J’essaie de fixer des archétypes, des situations qui
vont nous enseigner, un peu comme un chercheur d’or dans le courant de la vie,
qui nous donne parfois des cadeaux hallucinants. Penché sur une feuille de
papier ou l’œil collé à un viseur, on peut comprendre des choses, simplement en
cherchant l’angle de plus grande beauté, la parole juste qui se posera sur la
précédente parfaitement. On partage une certaine intimité de la matière, avec le
plus grand respect, mais cette beauté ne doit pas hypnotiser, fasciner.
J’ai aussi acheté
un Canon G12, très bon « Compact Expert », numérique, mais je ne fais pas de
photographie « expérimentale » ou de travail en studio, de photos construites :
je cherche à refléter le monde, à en être l’interprète le plus fidèle, bien que,
et parce que subjectif au travers de mon objectif : toujours. J’essaie de saisir
le génie, l’esprit des lieux et des scènes, comme en poésie.
Krishnamurti disait : « L’enseignement, c’est l’événement ». La photo est un art
de l’instant, instantané, mais l’appareil peut aussi bloquer le flux de la vie
par la tentation de transformer l’onde en particule, comme disent les
physiciens. J’ai appris la
photo en 1999 après un voyage en Asie (Inde, Thaïlande) terminé au Cambodge et
la déception de voir les lieux magnifiques réduits à des images surexposées ou
sombres, maladroites, à cause du petit appareil que j’avais et de ma
méconnaissance du travail avec la lumière.
Je photographie
des scènes, des portraits, de l’architecture, de la sculpture, des paysages.
J’ai beaucoup
d’admiration pour le travail de Steve Mac Curry, qui a parcouru inlassablement
l’Inde et l’Asie. J’apprécie aussi beaucoup Roland et Sabrina Michaud, Olivier
Föllmi, Eric Valli, Raghu Rai et en noir et blanc Sebastiao Salgado. Il y a
beaucoup de force dans leur travail, un grand respect des sujets, en engagement
pour l’humain, ses combats éternels, de l’intégrité, le désir d’être au service
de quelque chose, par l’art.
FMP : Continuer à
évoluer, exposer, à échanger, voyager, rencontrer des gens pour faire en sorte
que ce monde aille davantage dans le bon sens. Une humanité qui retrouve ses
racines terrestres et célestes, le dialogue, et dure suffisamment pour avoir le
temps de changer.
J’aimerais aussi
publier un livre de photos-portfolio sur l’Inde: Samsara/Nirvana, le Flux et
l’Extinction, suivant les quatre ashramas et le voyage de l’âme dans la
matière, avec des photos de toute l’Inde.
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