Catherine Servan-Schreiber :
"
La chanson chutney est la mémoire d’une migration et la mémoire d’une intégration"
      
  

   Spécialiste des traditions orales indiennes, Catherine Servan-Schreiber a récemment publié, fin 2010, un ouvrage consacré au "chutney indien" et au "séga Bollywood", musiques métissées de l'île Maurice. C'est bien sûr en particulier de cet ouvrage - mais pas seulement - que nous nous entretenons ici...


Interview  -  Le livre


Interview

  • IR : Catherine Servan-Schreiber, pouvez-vous tout d'abord vous présenter personnellement à nos lecteurs ?

CSS : Bonjour, je suis chercheur au CNRS, rattachée au Centre d’Etudes sur l’Inde et l’Asie du Sud (CNRS/EHESS), spécialisée dans l’étude des traditions orales et de l’histoire du livre et de l’imprimerie en Inde. Je dirige une équipe de recherche sur « l’île Maurice post-coloniale et l’Inde : les grands enjeux politiques, économiques et culturels ». J’enseigne également les littératures médiévales indiennes à l’Inalco, ainsi que la littérature bhojpuri de l’Inde et de sa diaspora à l’île Maurice et au Surinam.

  • IR : Quelles circonstances vous ont amenée à vous intéresser à la culture, orale et musicale notamment, de l'Inde et de la diaspora indienne : une passion, le hasard de vos recherches... ?

CSS : Ce goût m’est venu de l’enseignement de mon professeur, Charlotte Vaudeville. C’était la grande spécialiste française de Kabir. Comme tous les indianistes, elle était intriguée par cette phrase de Kabir : « mon langage est de l’Est, et nul ne me comprend s’il n’est pas de l’Est ». Kabir, en tant qu’habitant de Bénarès, parlait le bhojpuri. Elle cherchait à prouver si Kabir avait ou non composé aussi en bhojpuri. C’est ainsi que je me suis lancée sur la piste du bhojpuri et de ses traditions orales. Au cours de mes séjours au Bihar, j’ai lu des travaux de Munshivarlal Chintamani sur la diaspora de Maurice, et cela m’a incitée à poursuivre l’enquête sur la culture bhojpuri en situation de diaspora.

  • IR : Avant vous, existait-il dans la famille Servan-Schreiber, un goût particulier pour le monde indien ?

CSS : Pas du tout, mais du côté de la famille de ma mère, plusieurs orientalistes, dont Ariane et Alexandre Macdonald, spécialistes du Tibet et du Népal.

  • IR : Vous avez publié en 1999 un ouvrage intitulé Chanteurs itinérants en Inde du nord : pouvez-vous nous rappeler quels en étaient la teneur et l'objectif ?

CSS : Oui, on parle beaucoup à l’île Maurice de « tradition bhojpuri » en invoquant la culture des chants de mariage féminins. Mais la tradition orale bhojpuri est aussi et surtout transmise par des professionnels, itinérants, qui sont spécialisés dans l’art de la gâthâ, le long récit chanté versifié. Ils parcourent des distances énormes en Inde du Nord,  dans leur tournée annuelle. En reconstituant leur itinéraire, j’ai pu établir qu’il était lié au commerce du salpêtre, à la vente des armes et de certains animaux (bétail et oiseaux), et qu’il était doublé parallèlement de la diffusion de livrets de colportage, constituant une véritable économie de marché. Ce qui est frappant aussi, c’est que la plupart des interprètes et gardiens de cette tradition littéraire sont musulmans.

  • IR : Nous vous rencontrons aujourd'hui à l'occasion de la publication d'un autre livre, Histoire d'une musique métisse à l'île Maurice : existe-t-il une continuité ou pour le moins un lien entre les deux ouvrages ?

CSS : Oui et non. En arrivant à l’île Maurice, je cherchais à savoir si l’art de la gathâ et la musique du sarangi, instrument nomade par excellence, joueraient un rôle en situation de diaspora, comme ils l’avaient fait au Surinam. Mais j’ai constaté que cette tradition n’avait pu se maintenir. En revanche, un style de musique spécifique était né, nourri de la rencontre avec les mondes européens et créoles, et beaucoup plus axé sur la danse et la variété. Cependant, le lien existe, car chaque interprète bhojpuri de variété à Maurice est nourri d’un substrat ancien, d’un bagage de mythologie hindoue, du message mystique  des « paroles » (bani) de Kabir, et de toute la culture de Bollywood, ce qui lui donne un profil vraiment  particulier de chanteur dans l’océan Indien Occidental.

  • IR : Dans cet essai approfondi, vous abordez donc un sujet central qui est celui de la musique "chutney" de l'île Maurice, pouvez-vous nous en donner les principales caractéristiques, esthétiques, historiques, sociales... ?

CSS . La musique chutney de l’île Maurice est comparable à la musique chutney de Trinidad et du Surinam, mais elle est plus ancienne. Il s’agit d’un style résultant de la rencontre entre les rythmes de l’Afrique de l’Est et de Madagascar, dont le séga mauricien,  la tradition lyrique européenne et la tradition villageoise chantée de l’Inde du Nord-Est. Ce style fut adopté par les engagés indiens venus travailler dans les plantations de canne à sucre après l’abolition de l’esclavage en 1834, et gardé jusqu’à nos jours. Né dans une communauté d’Indiens parlant le bhojpuri, il s’incarne dans une série d’orchestres de variété modernes répondant aux noms de « Bhojpuri Boys », « Bhojpuri Baja Baje Boys », « Bhojpuri Kings », « Bhojpuri Lovers », « Bhojpuri Melodies », « Chutney Muffin », « Indian Mix Chutnee »…Il y a des chanteurs célèbres, Sonan Noyan, Basant,les frères Gowry, et des chanteuses, Rambha Ramtohul, Meera Mohun, Biswanee Deepoa…

  • IR . Quelle est précisément la part "indienne" de cette musique et des formes dansées dont elle peut s'accompagner ?

CSS . La part indienne vient de l’instrumentation (harmonium, tabla, bansuri – flûte –, percussions, dholak, cymbales, thali, lota), et des paroles, en langue bhojpuri. Le rythme est celui du séga. Les sifflements (chule) inclus pour inciter à venir sur la piste sont ceux du séga. La chorégraphie des danseuses accompagnant les orchestres est une adaptation, ou un compromis entre la chorégraphie villageoise de l’Inde du Nord et celle de Bollywood, avec des emprunts à la gestuelle du séga.

  • IR : Comment les influences africaines et européennes se traduisent-elles quant à elles ?

CSS : L’influence de l’Afrique se traduit par le rythme, et une scénographie de concert dans laquelle les danseuses entourent le chanteur de manière circulaire ; l’influence  de l’Europe se traduit par l’instrumentation moderne (inclusion de guitares électriques…). La romance lyrique européenne et la chanson créole influent sur la chanson villageoise indienne qui devient à leur contact à la fois plus politisée et plus sentimentale.

  • IR : Quels sont les grands thèmes abordés par la chanson chutney ?

CSS : La chanson chutney inscrit son historicité dans les trois périodes charnières de l’histoire mauricienne :
- L’engagisme, et l’arrivée des Indiens parlant bhojpuri, à partir de 1834
- L’industrialisation du secteur rural et le passage de l’usine aux champs dans les années 1960
- Les dernières évolutions de la situation migratoire à Maurice, vers l’Europe et le continent américain.
   La chanson chutney est la mémoire d’une migration et la mémoire d’une intégration. Elle est le reflet de la double vision du monde induite par la culture des engagés, telle que l’a définie l’historien du travail indien Prabhu Mohapatra : un système proche de l’esclavage, ou le chemin vers l’émancipation et la liberté. C’est la mémoire de la culture de la canne. On y voit des chants de révolte, mais on y voit aussi, contrairement à l’Inde, des chants où on s’identifie à un nouveau rapport à la terre : celui de la propriété. On voit le thème de l’amour s’introduire dans la chanson villageoise indienne jusqu’alors très codifiée, et strictement centrée sur la famille indivise, ses devoirs et ses droits. La chanson chutney montre un système patriarcal en train d’évoluer en faveur de l’adoption de valeurs plus créoles et/ou européennes tendant à accorder à la femme plus de liberté. Le thème de la ville est majeur. Le modèle singapourien est ressenti comme une menace. La ville effraie, et on l’oppose à l’univers pastoral du village dont on craint la disparition. Le lien à l’Inde, enfin, est rappelé, mais jamais au détriment de « l’unité mauricienne », qui reste l’idéal recherché.

  • IR : Peut-on dire qu'à travers ses thématiques et sa nature même - le métissage - ces chansons constituent un miroir fidèle de la société mauricienne, ou bien s'agit-il d'un miroir déformant ?

CSS : Oui, l’idée est de montrer l’importance du monde de la chanson de variété dans une approche anthropologique, ce qu’il révèle d’une société. L’univers du chutney est une clé pour comprendre la société mauricienne, ses avancées et ses freins. Non seulement le partage des savoirs musicaux est très ancien, mais les collaborations entre professionnels créoles et indiens de la musique sont une donnée incontournable du monde moderne. La musique chutney a permis l’émancipation de la femme rurale bhojpuri de l’arrière-pays mauricien. Il est difficile de caractériser la société mauricienne tant elle s’est elle-même entourée d’un faisceau de rumeurs masquant les réalités. Ainsi les préjugés dont on nous rabat les oreilles sur le séga, de la part des Indiens dits « puritains ». Il suffit de se pencher sur la musique chutney pour voir la fascination exercée par le séga en milieu indien, et ceci, depuis longtemps. Cependant, la créolisation de la musique villageoise indienne a ses limites, et notamment, dans la vision d’une diaspora en milieu créole, les chants chutney, qui empruntent à la culture musicale du séga, laissent entrevoir une curieuse absence : celle du Créole ! La thématique chutney n’évolue qu’en milieu indien !

  • IR : Comme toute forme vivante de culture et d'expression, le chutney indien de l'île Maurice change et évolue : quelles sont les grandes tendances des évolutions les plus récentes et celles qui semblent se dessiner pour l'avenir ?

CSS : Oui, le chutney a occupé la scène artistique et musicale, et continue de l’occuper. Partant de « la tente mariage », des cérémonies de gamat (festivités musicales  du mariage hindou), le chutney s’est taillé une place sur la scène publique, et fait partie des concerts de variété au même titre que Bollywood et les ségas et seggae. Mais son futur est incertain. Les enfants des chanteurs de chutney parlent moins le bhojpuri. Ils se tournent vers l’Europe, ou, nouveauté, vers les Antilles, en recherchant des fusions avec le zouk ou le reggae. Le chutney n’a pas trouvé ses marques en matière de chorégraphie, car les danseuses sont rarement professionnelles. Le système des concours, enfin, apporte une dynamique et permet de faire émerger des talents, mais cette formule tourne sur elle-même, exacerbe l’esprit de compétition, et finit par nuire gravement à la créativité. Les chanteurs de chutney ne pénètrent pas l’univers du tourisme et le déplorent, mais ils travaillent dans une perspective familiale un peu à l’écart des normes professionnelles. L’avenir du chutney parait fragilisé.

  • IR : Avez-vous eu l'occasion, à travers vos travaux, de toucher au monde culturel et musical de l'île sœur qu'est la Réunion ? Si oui, y avez-vous constaté des réalités comparables à celles du chutney mauricien ?

CSS : Je pense qu’à la Réunion, l’importance accordée au patrimoine musical est plus soutenue qu’à Maurice, ne serait-ce qu’avec la création du pôle régional des musiques et les travaux de Guillaume Samson. Le catalogue discographique de l’océan Indien édité par Arno Bazin a répertorié plus de 2000 vynils et des références remontant à 1926. On réédite des répertoires anciens tels quels, et non en les transformant, comme à Maurice. Ma première démarche, à la Réunion : l’inventaire des disquaires. J’y ai trouvé l’influence de l’Inde beaucoup moins présente qu’à Maurice. J’ai pu entendre les grands du maloya, Daniel Warro, Gran Moune Lele (de son vivant). J’ai entendu Gilbert Pounia (Ziskakan). Le séga mauricien est apprécié. Mais rien de comparable à cette dimension chutney très vivante à Maurice. La culture du gamat, (dont les joutes du gamat, typiques de la tradition bhojpuri), ne semble pas avoir d’équivalent. Cependant, j’ai eu l’occasion de voir le renouveau de chants tamouls dans les temples mêmes, à travers les associations, et grâce aux travaux de Sully Govindin et d’Appasami Murugaiyan.

  • IR : Peut-on avoir un aperçu de vos projets de travaux et de publications autour de l'univers culturel indien ?

CSS : Actuellement, je traduis les mémoires d’un lettré indien qui décrit la vie de village au bord du Gange, dans les années 30. Rédigées  moitié en hindi, moitié en bhojpuri, elles dénoncent le système de domination à la fois féodal et colonial dans la région bhojpuri. Je fais un atelier de littérature mauricienne sur cette notion de domination, à partir des œuvres suivantes :  That Others might live, de Deepchand Beeharry, Beaux-Songes de Nando Bodha, Sueurs de Sang d’Abhimanyu Unnuth et Daines et autres chroniques de la mort, de Vinod Rughoonundun. On peut trouver un écho des programmes de l’équipe de recherche sur l’île Maurice post-coloniale et l’Inde en regardant le programme de la journée du 12 octobre 2010 à l’EHESS sur le site du CEIAS (Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud).

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Le livre : Histoire d'une musique métisse
de l'île Maurice

   Quatrième de couverture :

   À l'île Maurice, la rencontre entre les formes musicales africaines, européennes et indiennes, a donné naissance à un style de musique « épicé, piquant, explosif », le chutney, comparable à celui des Caraïbes. Partant des caractéristiques de la tradition chantée du Nord-Est de l'Inde qui est à l'origine du chutney, retraçant l'arrivée des premiers Indiens engagés ou « coolies », après l'abolition de l'esclavage en 1834, explorant les dynamiques d'influence de la scène lyrique européenne et du séga, et donnant largement la parole aux chanteurs, l'histoire d'une musique en diaspora est reconstituée. Alors que l'île Maurice est pointée comme terre de communautarisme, sous son étiquette de « nation arc en ciel », la circulation toujours renouvelée des textes et des rythmes, l'échange des savoirs et des savoir-faire musicaux entre chanteurs-compositeurs, et l'impact du chutney sur l'émancipation de la femme rurale, montrent le rôle de cette expression créolisée dans la construction de la modernité mauricienne. De la musique indienne dévotionnelle aux dernières évolutions du séga Bollywood, l'effervescence du chutney et de ses orchestres, les Bhojpuri Boys, les Bhojpuri Baja Baje Boys, les Dhamaka Groups, les Mix Chutnee Bands, apparaît. De nombreux textes inédits de chansons en langue indienne et en créole sont présentés et traduits. Une discographie est jointe.

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