Axel Kichenin :

"... que chacun retrouve la voie authentique du Dharma"

      
  

   Homme politique et homme d'action, le Docteur Axel Kichenin est depuis très longtemps impliqué de façon remarquable dans la vie culturelle et religieuse du groupe malbar et tamoul de la Réunion. Inquiet de certaines dérives dans ce milieu, il signait en janvier 2012 une lettre ouverte que nous reproduisons également ici...


Interview  -  Lettre ouverte


Interview

  • IR : Axel Kichenin, vous êtes une des personnalités les plus en vue du monde culturel et religieux indo-réunionnais, mais pourriez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs qui ne vous connaîtraient pas encore ?

AK : Je m'appelle donc Saminadin Axel Kichenin, né le 24 janvier 1950 à Saint Denis de la Réunion. Médecin, diplômé de médecine tropicale, père de deux enfants, un fils Kameswaren décédé à treize ans et une fille Bhavani qui étudie le Droit à Paris.
   Cofondateur du Club Tamoul de la Réunion (C.T.R) et de la Fédération des Associations et Groupements Religieux Hindous et Culturels Tamouls de la Réunion (F.A.G.R.H.C.T.R).
   Je travaille et habite dans la commune de Sainte-Marie (depuis 1978), dont j’ai été le Maire de 1983 à 1990 et le conseiller général de 1985 à 1992 et vice-président de cette collectivité de 1998 à 2004, délégué au social et à la santé puis à ma demande à la culture et à la coopération régionale.

  • IR : Avant de parler du présent, il me semble utile de nous retourner vers un passé désormais "historique" : pourriez-vous revenir sur l'époque de la fondation du Club Tamoul et sur le rôle qu'il a pu jouer dès la fin des années 60 ? Qu'en a-t-il été également de la Fédération des Temples Tamouls ?

AK : A la fin des années 50 et dans les années 60, la Réunion entre dans la phase active de la départementalisation et la confusion volontaire s’établit rapidement entre intégration et assimilation. L’Etat et l’Eglise catholique s’associent étroitement pour mettre en œuvre cette politique. De multiples pressions s’exercent pour dissuader les Réunionnais d’origine tamoule d’affirmer leur identité religieuse ou culturelle. Une vaste campagne de dénigrement, de calomnie, pour mieux servir les prosélytismes, est organisée par l’Eglise catholique ; les rituels hindous furent associés à de la sorcellerie, qualifiés de barbares (marche sur le feu, cavadee, offrandes sacrificielles, sembrani….) à un point tel que les autres communautés de l’île avaient peur des Indiens ou Malbars et même ceux-ci finissaient par avoir honte de leurs pratiques religieuses et de leur culture, qui se manifestaient  de moins en moins le jour et en public. Une véritable culture de la nuit avait pris naissance, nous consultions nos astrologues pour fixer les heures de chaque évènement important (mariage, enterrement…) mais nous nous rendions à l’Eglise pour les concrétiser.
   C’est dans ce contexte de désarroi et d’aliénation que je parvins à convaincre quelques amis lycéens en 1967, puis d’autres, de la nécessité de créer une structure associative dont l’objectif principal serait de redonner aux jeunes la motivation à retrouver les supports de leur identité culturelle et religieuse, s’inspirant de Tagore et Senghor … « simultanément s’enraciner et s’ouvrir au monde ». Le Club Tamoul de la Reunion (C.T.R) vit le jour le 13 avril 1968, jour du nouvel an tamoul. Les débuts ont été très difficiles, nous devions faire face au peu d’engouement de celles et ceux de notre génération à adhérer à une telle démarche mais aussi à l’hostilité du duo habituel ; pire : celle des parents bien souvent qui ne juraient pour la plupart  d’entre eux que par l’Occident. Aussi avons nous dû multiplier et diversifier les activités : musique et danse traditionnelles côtoyaient les sports : athlétisme, football, hand-ball, pétanque…), théâtre (Ramayana, Shakuntala, Chitra de Tagore). Enfin nous décidâmes de dispenser des cours classiques gracieusement : français, anglais, mathématiques, sciences… et c’est à ce moment-là que nous emportâmes l’adhésion des parents ; ce fut enfin le succès. Les jeunes retrouvèrent progressivement avec fierté les bases de leur identité et simultanément les temples virent leur affluence s’accroître. A l’image du C.T.R, les associations culturelles se développèrent aux quatre coins de l’île. Notre mission était pour cette part accomplie.
   L’étape suivante devait être la prise en compte des doléances de la communauté par les Autorités. Pour cela, il était nécessaire de créer une association représentative des différents courants religieux hindouistes et culturels. C’est ainsi que la Fédération des Associations et Groupements Religieux Hindous et Culturels Tamouls vit le jour à notre initiative en août 1971 (F.A.G.R.H.C.T.R). Ses dirigeants furent reçus une première fois par le Préfet Lamy en 1976 et lui soumirent un certain  nombre de doléances : visas d’entrée dans l’île pour des enseignants culturels et des officiants originaires de l’Inde, respect des interdits alimentaires (ici le bœuf) dans les structures publiques (hôpitaux, armée, prison, école…), une émission hebdomadaire à la radio, la possibilité pour les employés de la fonction publique d’obtenir une journée de congé dans le cadre des festivités régionales pour le jour de l’an tamoul. Par ailleurs, la Fédération fut reconnue sur le plan international et à ce titre invitée à participer aux conférences sur les langues hindi et tamoul. Des liens étroits s’établirent avec son homologue de l’île sœur, la Fédération tamoule de l’ile Maurice.

  • IR : Dans une lettre ouverte publiée le 12 janvier 2012, vous avez vigoureusement réprouvé les luttes de pouvoirs qui marquent fréquemment la vie des associations en charge des temples tamouls : ce phénomène est-il une nouveauté ? A quand et à quelles circonstances remonte-t-il ? Pourquoi prend-il selon vous tant d'ampleur ? Les enjeux ont-ils évolué et sont-ils vraiment tels que des passions aussi fortes puissent être éveillées ? Vous déplorez notamment le fait que de tels agissements soient contraires au Dharma : pouvez-vous nous en dire davantage ? Vous soupçonnez des manipulations derrière ces faits ? Qui y aurait intérêt, et pourquoi ? Dans votre lettre ouverte vous évoquez les services de l'Etat... Selon vous, une solution à ce problème suppose notamment une meilleure éducation des jeunes hindous réunionnais : sur quels arguments vous appuyez-vous ?

AK : Les générations actuelles ont trop souvent perdu la sagesse et le désintéressement qui habitaient nos ainés en charge des directions de temples. Ceux là concevaient leur mission comme un véritable sacerdoce, avec un dévouement entier ; à aucun moment il n’a été question pour eux de rechercher un quelconque bénéfice (honneur lié à la fonction, titre, pouvoir, ascension sociale). Ils étaient des hommes du Dharma (Devoir, quête permanente de la vérité, Ethique du comportement) et de la Bhakti (Dévotion). Nous qui étions jeunes à les observer, nous savions que cet engouement ne pouvait pas être le nôtre car il était essentiellement imprégné de stoïcisme.
   Depuis une décennie environ les mentalités ont changé, l’aspect matériel du pouvoir a eu tendance à prendre le dessus ; les esprits se sont égarés, certains même se sont dévoyés ; ces derniers cultivant l’ambition de cumuler les deux pouvoirs temporel et spirituel : présider et s’improviser officiant. Ils prennent un malin plaisir à exhiber leur titre pour une quelconque promotion de leur situation personnelle. Beaucoup d’argent circule dans les temples. Tout cela n’a plus rien à voir avec l’administration saine et simple du culte et explique les bagarres pour l’obtention de ce pouvoir devenu malsain... le contraire même du Dharma… d’où le titre de l’article « Et lorsque les Dieux désertent nos temples ».
   D’ailleurs dans la deuxième grande épopée indienne le Mahabharata, Douryodhana chef du clan des Kourous incarne tout à fait cette dérive malsaine.
   L’Etat a toujours souhaité avoir l’œil sur les différentes pratiques religieuses hindoues à la Réunion. Celles-ci se font en marge des secteurs d’intervention de ses services.
   Avec ces différents conflits internes aux temples, ces quelques assoiffés de pouvoir offrent sur un plateau à l’Etat les prétextes d’une intrusion à deux niveaux :
- judiciaire par la désignation d’administrateur des temples concernés qui ira même jusqu’à dire quel type de cérémonie le temple a les moyens de réaliser …
- financier : un contrôle par le fisc, via l’administrateur, des entrées et sorties d’argent, des économies parallèles (circuit des animaux que l’on sacrifie etc. … ).
   La solution pour que cette folie s’apaise et que chacun retrouve la voie authentique du Dharma - et nous avons commencé à œuvrer dans ce sens -, c’est celle d’une présidence d’une durée de cinq à six ans non renouvelable, excluant pour les successeurs les descendants ou collatéraux du président ou de la présidente sortant(e).  Les Conseils d’administration devront compter davantage de femmes car elles ont un peu plus le sens de l’intérêt général, au lieu de les confiner aux seules tâches de cuisine ou de décoration.
   Introduire dans chaque temple comme cela se fait d’ailleurs pour les autres confessions, une éducation religieuse hindoue pour que nos jeunes générations maîtrisent davantage la signification de la symbolique des différents rituels et puissent dialoguer avec tout officiant en hindou averti. Dans la culture indienne, religion et culture ont toujours été étroitement liées. Dans cet esprit, je suggère que les espaces qui jouxtent les édifices religieux soient consacrés également à l’enseignement des arts (musique, danses, arts plastiques, langues, philosophie….). Les jeunes auront ainsi des bases culturelles solides et une évolution plus noble de l’exercice des responsabilités au sein de la Communauté.     

  • IR : Faut-il comprendre que vous prônez une "orthodoxie hindoue" , et que par là-même vous désapprouvez des pratiques qui sont souvent considérées comme celles d'un "traditionalisme populaire malbar" ayant sa propre légitimité historique, sociale, culturelle et religieuse ? Quels autres "remèdes" suggérez-vous ? Sentez-vous une large adhésion autour de vous et une vraie chance pour que vos idées soient entendues et mises en pratique ?

AK : Je ne prône pas une « orthodoxie hindoue » car je crois profondément à la diversité la plus grande dans les formes d’expression de la foi. L’hindouisme est une religion profondément monothéiste, Brahman est le symbole de cette Unicité et les multiples composants du panthéon n’en sont que l’émanation ; les expressions de la dévotion sont si multiples que l’on dit souvent qu’en Inde il y a autant de divinités que d’Hindous, soit environ 900 millions, il en est de même pour la Réunion et d’ailleurs j’ai insisté pour que le président d’un temple populaire, « la chapelle la misère », soit membre de la Fédération. Avec mon soutien, il a accédé au poste de vice-président. J’ai œuvré pour que la Fédération intègre les temples des grandes villes à forte connotation brahmanique et ceux des milieux ruraux ou familiaux davantage historiques et populaires, pratiquant les offrandes sacrificielles aux divinités, les cérémonies pour les défunts (sembrani), les scènes mythologiques dansées que sont les « bals tamouls » encore appelés « Nadagom »…
   J’ai un profond respect pour les cultes dits populaires, car ils nous viennent des tragiques nuits de notre histoire, l’arrivée à la Réunion des émigrés indiens issus principalement du sud de l’Inde aux XVIIème, XVIIIème  et XIXème siècles, projetés brutalement dans une société sans notion de caste, a engendré un bouleversement similaire dans la hiérarchie des dieux. Les « Divinités mineures » populaires, vénérées dans les campagnes par les « castes inférieures » (Maduraivirène, Mouniswarène, Idoumbène….) côtoyaient sur les mêmes autels les divinités majeures végétaliennes (Ganesh, Parvati, Krishna, Laksmi…). Pour ces réalités historiques seules, nous devons intégrer ces particularités d’un hindouisme réunionnais si riche et si profond et même j’ai dû à plusieurs reprises intervenir auprès des directions des temples à tendance brahmanique pour calmer les ardeurs de leurs officiants à critiquer avec intolérance ces pratiques populaires. Depuis, une accalmie et un respect mutuel se sont instaurés.
   L’adhésion de la Communauté à cette démarche dans son ensemble sera le fruit des actions que nous saurons mener dans les semaines et mois qui viennent. Il me semble que nous ne pourrons pas descendre plus bas que nous le sommes actuellement. La Réunion doit être cette terre de paix, de convivialité et tolérance que certains appellent « convivance ». Les principales communautés de peuplements historiques doivent œuvrer au rapprochement des valeurs spécifiques à chacune d’entre elles. La tâche est loin d’être terminée. En réalité nous aspirons à pouvoir conjuguer simultanément une double appartenance :
- Celle au pot commun réunionnais dans lequel chacun a mis  une large part  de ses valeurs identitaires que l’Autre peut accepter et partager.
- L’appartenance à d’autres valeurs propres à chaque confession ou spécificité culturelle, qui font la richesse de la Réunion.
  
Dans cette voie de la « Convivance » la Réunion devra œuvrer et avancer, cela articulé à une plus grande justice sociale. Ainsi, nous serons cet espace hautement civilisé qui saura inspirer avec humilité d’autres peuples, de notre bassin indo océanique, voire d’ailleurs.                                                                                                                                            

Notes :
 Marche sur le feu : rite hindou qui retrace la grande épopée du Mahabharata.
Cavadee : retrace la légende du Dieu Mourouga fils cadet de Shiva et Parvati.
Sembrani : Cérémonie familiale ; offrande aux défunts.
L’expansion des cultes brahmaniques qui se retrouvent essentiellement dans les grandes villes, surtout accomplis par des brahmanes venus de l’Inde est pour une large part liée à l’ascension sociale des tamouls réunionnais des villes ; retour à une hiérarchie dans le panthéon hindou et dans les pratiques rituelles, irrésistible mouvement de balancier de l’Histoire.

 

 

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Lettre ouverte

Et lorsque les Dieux désertent nos temples …

12 janvier 2012

« Si tu veux te faire un nom, détruis tout ce que les autres auront édifié avant toi, afin de triompher par la brutalité, du génie qui te manque ». [1]

Il ne se passe pas une semaine sans que ne se produisent dans les temples indo-tamouls de l’île d’exécrables guerres fratricides de pouvoir, la plus grave offense faite à Dharma, l’éthique qui sous-tend chaque action sociétale de l’hindou.
Nous sommes nombreux à appartenir à cette génération qui s’est attachée à promouvoir un renouveau culturel tamoul et religieux hindou à La Réunion depuis ce 13 avril 1968 qui a vu l’avènement du premier club Tamoul de l’Ile et ce mois d’août 1971, la Fédération des temples tamouls et culturels.
Notre consternation est immense face aux lamentables spectacles que nous donnent à voir ces hommes du temple.

Observer sans œillère cette réalité, c’est mettre à jour les sombres motivations souterraines de nombre d’entre eux ; à l’évidence elles résident dans l’ardeur aussi opiniâtre qu’aveugle à vouloir, par la captation d’une digne fonction, s’arroger un statut social, un tremplin, une posture d’honorabilité, avec souvent pour comble corollaire, un regard appuyé et intéressé sur les « OUNDI », l’équivalent des « TRONCS ». Qu’a-t-on donc fait du Désintéressement, de l’Abnégation, de la Responsabilité qu’ont porté si haut si loin, nos aînés. Désormais ces vertus là s’effacent sans égard devant l’ambition dévorante de ceux, plus habiles à se porter et à se maintenir en poste ou à en faciliter l’accès à leurs descendants ou collatéraux.

Est-ce afin d’assurer la pérennité de telles hégémonies qu’on s’obstine à développer une stratégie de maintien de nos coreligionnaires dans une sûre ignorance de l’Hindouisme et de ses multiples rituels, alors que dans le même temps partout ailleurs, d’autres traditions ou religions investissent le champ de la Connaissance pour extraire leurs fidèles des obscurantismes ?
La question est posée à tous avec gravité.

Et pourtant nous sommes plusieurs à avoir maintes fois demandé que nos temples consacrent une modeste part de leurs substantiels subsides, à l’accès aux savoirs pour les jeunes générations, entre autres… en vain. Bien au contraire le temps est voué à gommer ce qui a été… Ce temps compté et précieux, se perd dans l’acharnement à détruire avec une avidité féroce et l’argent des trop candides fidèles, tout ce que les prédécesseurs ont bâti ; comme pour poudrer l’incurie ambiante ou espérer immortaliser leur insignifiance et éphémère passage.

Peut-on encore croire que les Dieux soient empressés de visiter ces lieux bondés de désordre ?
Mais le plus grave est à venir, en poursuivant leur tragi-comique turpitude ils vont irrémédiablement conduire les services de l’Etat qui attendent cela depuis des lustres, à règlementer les rituels hindous, tamouls ou malbars dans toute l’île. Le pouvoir judiciaire se chargeant de placer sous tutelle les plus belliqueux qui sont de plus en plus nombreux et au Fisc, Bercy en a bien besoin par ces temps difficiles, de règlementer les trébuchantes filières de cabris, boucs, coqs et autres poules noires…
Et si seulement, dans ce climat de désolation, d’autres voix pouvaient s’élever et surtout œuvrer à un retour de tous à la sérénité et à la raison. Les talents et les dévotions ne manquent pas, proposons pour toutes ces structures communautaires une présidence et administration tournantes tout les trois ou cinq ans non renouvelables et permettons ce qui n’a jamais été dans les usages jusqu’à présent, l’accès des femmes à ces responsabilités : elles sont souvent bien plus sages.
Ainsi, dotés d’un mandat limité dans le temps, ces présidents de temples et les présidentes à venir sauront s’inspirer de ce que la Culture de l’Inde a produit et essaimé au cœur de l’humanité, et revenir aux fondamentaux de l’Ethique hindoue tracée dans la Bhagavad Gîta :
« Accomplis toujours tes actions selon le Dharma, sans peine, ni joie et n’en retire jamais un quelconque intérêt. »

Saminadin Axel Kichenin
Co-Fondateur du Club Tamoul de La Réunion
Co-Fondateur de la Fédération des Temples Tamouls (FAGRHCTR)

Note

[1] lettre que Fregedaire, roi de Rome au VIIe siècle, reçut de sa mère.

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