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DEUXIÈME PARTIE
Hindouisme et changement religieux
dans la société réunionnaise

                        

          1. Hindouisme et créolisation

 1.3. Culte, thérapeutique et créolisation

     La mobilisation de conceptions indiennes par des sous-groupes de la population créole (sans englober pour autant la population créole, ce qui enlèverait à des groupes des particularités de leur vécu religieux) se manifeste particulièrement dans le domaine de la maladie ou de la conjuration du malheur, donnant lieu à des rituels magiques de guérison ou de propitiation dans des contextes extérieurs aux temples (où la religion hindoue populaire conserve son intégrité).
     Ces pratiques ont été étudiées par J. BENOIST (1982, 1993, 1998) au travers de la fonction du « devineur » créole ou même du pusari (parallèlement à son rôle d’officiant au temple). Les « devineurs » sont consultés par une grande partie de la population créole afin de connaître ou de modifier sa destinée en matière d’argent, de réussite, de guérison, etc. Ils ont opéré, dans le but de répondre aux demandes pouvant parfois mettre en cause des possessions d’esprits (dans un premier temps malgaches, puis indiens), un élargissement de leur panel d’entités surnaturelles mobilisables. Le « devineur », travaillant déjà en relation avec les saints catholiques et les esprits ancestraux malgaches, dut faire la connaissance des forces positives et négatives indiennes jusqu’à dédier un petit autel à des divinités comme Kartéli, Kali ou Mariémin à proximité de son lieu de travail (la fonction de « devineur » étant fondamentalement liée à la maîtrise des entités surnaturelles d’un endroit défini, tel un quartier ou un hameau). Des connaissances à la fois religieuses et thérapeutiques d’influences multiples furent donc acquises par ces spécialistes.
     « Le culte des saints guérisseurs présent en Europe possède un équivalent en Inde où certaines divinités sont invoquées dans des cas de demandes spécifiques associées à certaines pathologies : Mariamen pour la variole (aujourd’hui, comme le précise J. BENOIST -1998- pour la varicelle), Katteri pour les problèmes d’infécondité ou liés aux enfants, Mourouga, Karli ou Durga pour la santé en général. Il est également possible de penser que les immigrants indiens étaient détenteurs des savoirs thérapeutiques de leurs villages d’origine, médecine villageoise vraisemblablement influencée par les conduites de la médecine ayurvédique, médecine des humeurs aux théories somme toute assez proches de celles de son homologue européenne » (L. POURCHEZ 2005, 288)
     Ces chapelles sont très hétéroclites et, si Kali y est souvent visible (afin d’effectuer des promesses ou des sacrifices), Saint Expédit – dont nous parlerons plus loin – y occupe généralement une place centrale (P. REIGNIER 2003, 141-187). Le « devineur » possède ainsi une grille d’analyse permettant d’entrer en relation avec tous les niveaux de l’invisible et de traiter avec des figures d’origines diverses. En règle générale, « La frontière entre le culte et le thérapeutique est, dans ces pratiques, tout à fait indiscernable » (BENOIST 1993 , 67)
     Une personne désirant entrer en relation avec le divin afin d’obtenir des bénéfices ou même de nuire à quelqu’un peut donc solliciter des esprits d’origine européenne, malgache ou indienne selon leur puissance et leur domaine d’action. Elle peut même combiner les sollicitations afin d’assurer le succès de sa demande mais il n’y a pas de fusion entre les divinités et les rituels nécessaires. Ceux-ci, opérés par le « devineur », demeurent cloisonnés par entité de référence. Ce phénomène nous rappelle la notion de « bricolage » déjà employée par C. LEVI-STRAUSS et R. BASTIDE et reprise plus récemment par A. MARY (1999, 2000). Comme le souligne A. MARY dans le cadre de la religion d’Eboga (bwiti) du Gabon, le prophète invente dans son esprit « une syntaxe inédite où il est possible de conjuguer le pouvoir de Dieu et le pouvoir de l’evus ; autrement dit, d’être bon et fort à la fois » (A. MARY, 2000, p. 129 in M-C. DUPRE, 2001). Les recouvrements réciproques que nous observons chez le « devineur » n’impliquent pas de synthèse des figures, mais plutôt une « mosaïque » d’entités. A. MARY, pour expliquer ces phénomènes de juxtaposition (ou plutôt de cohabitation) n’impliquant pas la fusion des objets et des rituels, utilise la notion de « précontrainte » (que nous avons abordée en mentionnant la dialectique de la matière et de la forme de BASTIDE) . En effet les objets manipulés par le « bricoleur » sont précontraints, ce qui signifie que la matière utilisée est une « matière symbolique marquée par son usage antérieur » qui « conserve en partie le souvenir de sa valeur » (F. LENOIR 2001, 50).
     « En reprenant un objet qui a déjà servi, le bricoleur le détourne de son usage et de sa fonction antérieure, mais les contraintes liées au marquage originel doivent être prises en compte : une cale qui devient socle reste marquée par le fait qu’elle a servie comme cale » (A. MARY 2000, 73 in F. LENOIR 2001, 50)
     Revenons à nos spécialistes réunionnais de la communication surnaturelle. Dans ses études des rituels de guérison, J. BENOIST observa un glissement similaire du rôle des pusari des temples malbar. En effet, face aux nombreux créoles qui font appel à leurs services, confrontés à une diversité d’ « attaques » surnaturelles nécessitant de sortir du cadre strictement hindou, ceux-ci se réfèrent à des esprits malgaches et à des saints catholiques (jusqu’à construire, comme le « devineur » qui érige une chapelle à Mariémin, un oratoire dédié à Saint Expédit). Il faut cependant noter qu’il existe entre les prêtres hindous un « antagonisme farouche où les moins orthodoxes s’affirment les plus forts, tandis que les pusari traditionnels traitent les autres de charlatans » (BENOIST 1998, 268).
     Il ressort en tout cas de cette pluralité rituelle que le rapport au sacré est indissociable des considérations relatives à la maladie et au malheur. Cette dynamique propre à l’élaboration du système thérapeutique réunionnais s’inscrit dans le cadre plus large du processus de créolisation. De manière globale, ces phénomènes participent à une « créolisation » des rapports avec le surnaturel et les morts (cette unification se traduit par l’emploi par toute la population réunionnaise du terme créole « bébèt » regroupant l’ensemble de ces esprits malfaisants). Les influences religieuses populaires d’abord européennes se sont combinées à celles des malgaches puis à celles des indiens pour donner aujourd’hui ces formes nouvelles aux ascendances multiples, typiques d’une « réunionité » religieuse dynamique. La particularité de cette dynamique est que l’influence indienne, qui est la dernière en date, semble pourtant lui prêter une bonne part de sa structure hindoue populaire. Comme le précise J. BENOIST en se référant vraisemblablement aux travaux de R. BASTIDE, « tout cela évoque ce qu’il se passe dans les cultes afro-américains des Antilles et du Brésil mais ici l’héritage indien joue le rôle de substrat qu’a là-bas l’héritage africain » (J. BENOIST 1998, 269).

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