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PREMIÈRE PARTIE
De l'Inde à la Réunion

                        

          2. L'hindouisme populaire

 2.2. L’hindouisme populaire au quotidien à La Réunion

     Dans une île à prédominance catholique, la conservation d’un univers de réalité hindou au sein de la sphère familiale a permis aux malbars de pérenniser les perceptions de la quotidienneté selon la référence religieuse d’origine. Nous allons voir ici que dans le milieu malbar, l’attitude religieuse demeure l’ultime moyen de se protéger contre les influences négatives des forces menaçantes et que la dévotion envers les divinités traditionnelles permet d’orienter favorablement sa destinée. Plus que cela, le cadre religieux permet l’équilibration constante du monde, la stabilité de l’ordre des choses.

 2.2.1. Figures divines au temple et dans la maison familiale
Un hindouisme shivaïte populaire teinté d’influences pré-aryennes s’est donc installé à La Réunion. Shiva y conserve sont statut de suprématie sur l’ensemble du panthéon et demeure une divinité ne s’inquiétant pas directement des préoccupations de ses sujets. Il sous-tend à l’ensemble des manifestations divines en tant que maître suprême mais ne se manifeste, comme nous l’avons vu, que sous ses formes féminines. Les déités dravidiennes dont nous avons souligné le caractère démoniaque sont donc les intermédiaires divins les plus proches des besoins humains, tout en étant des entités terrifiantes. Comme le souligne Jean BENOIST, Shiva « apparaît ainsi comme toujours présent parmi les hommes, mais on doit à la fois l’adorer et le craindre » (J. BENOIST 1998, 101). Cette ambiguïté de la relation avec le divin, mêlant crainte et respect, se manifeste à tous les niveaux de la relation avec Bondyë (1).
     Tout comme en Inde, il existe plusieurs types de temples sur l’île de La Réunion : les grands temples urbains, les temples de village, les temples de plantations et les temples privés familiaux (certains temples familiaux d’une certaine importance ouvrant leurs cérémonies à l’ensemble de la communauté (2)). Les grands temples urbains sont presque tous dédiés à Shiva mais sous sa forme Muruga (J. BENOIST 1998, 100), plus couramment nommée Soupramanyel par les malbars (C. GHASARIAN 1991, 48). Cependant, ces dernières décennies, les officiants brahmanes venus d’Inde ou de l’île Maurice prirent la place des traditionnels pusaris (prêtres malbars) réunionnais, révoquant des temples urbains ces dieux de « petite tradition » (nous en reparlerons plus loin car il s’agit là d’un phénomène récent que se détache de l’hindouisme populaire que nous décrivons ici). Shiva étant une divinité « végétarienne » de la « grande tradition », les offrandes faites dans ces temples sont exclusivement végétales.


Détail du temple de plantation de Bois-Rouge jouxtant l’usine sucrière de Sainte Suzanne


     Les autres types de temples -ceux-là populaires- appelés chapèls (temples des plantations), sont dédiés aux divinités « végétariennes » tant que « carnivores ». Les auteurs tels que C. GHASARIAN ou J. BENOIST utilisent fréquemment ces termes pour des raisons de facilité mais il est important de noter que les fidèles n’établissent pas de hiérarchie sur ce modèle dichotomique. Toutes les offrandes, quelle que soit leur nature, se valent. Un informateur responsable du temple de plantation de Sainte-Suzanne (temple de Bois-Rouge) m’expliqua néanmoins que dans son temple (dédié à Karli, Kali, la « déesse
sanguinaire », avatar de Shiva dont le caractère colérique et démoniaque n’est apaisé que par le carême et le rituel) « pou Bondyë Karli, i koup karv » (pour Kali, on sacrifie un animal) en comparant les offrandes avec celles du grand temple urbain de Saint-André. Selon C. GHASARIAN, qui relate une appellation similaire dans l’un de ses entretiens, ce
type d’expression « plus explicite sur la nature du rituel, est surtout employé avec les non- Malabars » (C. GHASARIAN 1991, 44).
     Je ne vais pas ici faire l’inventaire des principales divinités du panthéon hindou populaire de La Réunion et de leurs avatars, symboles et capacités. Je m’arrête cependant rapidement sur une figure particulière étudiée par Christian BARAT (1989) : Nargoulan, également appelé Nagur Mira. Il s’agirait d’un saint musulman dont le culte, exclusivement localisé dans le Sud-est de la côte indienne de Coromandel, se serait intégré à l’hindouisme réunionnais par le biais des quelques indiens Lascars présents dans la diaspora mais dont on a aujourd’hui perdu la trace. Le culte a donc survécu grâce à la position d’hôte que Nargoulan occupe désormais au sein du panthéon hindou réunionnais. Bien que les fidèles ne lui reconnaissent pas le statut de divinité (il est représenté à l’écart des divinités du temple), les règles d’hospitalité et l’obligation de perpétuer le culte que les anciens pratiquaient lui profèrent une certaine légitimité (C. GHASARIAN 1991, 47). Cette légitimité est d’ailleurs réaffirmée au travers d’une légende relatant l’arrivée du saint sur l’île (J. BENOIST 1998, 113-114) : le saint se serait manifesté en sauvant un bateau en provenance d’Inde pris dans un cyclone. Il est désormais représenté par un mât dans l’enceinte du temple. Nous verrons plus loin si l’itinéraire de Saint Expédit, lui catholique, parmi les pratiquants de la religion hindoue est semblable à celui de Nagur Mira.
     Dans le contexte réunionnais où, nous l’avons vu, la vie religieuse des malbars est essentiellement focalisée sur l’unité domestique, les rituels privés occupent une place très importante. Les cultes et voeux aux ancêtres de la famille sont réguliers et auspicieux et une cérémonie annuelle leur est vouée (le plus souvent le jour de la Toussaint, suite à une adaptation pour correspondre au calendrier catholique) pour les honorer et obtenir leur protection sur la maison. Le « servis poul nwar » (service poule noire), servant à invoquer la déesse Pétyaye est également un rituel domestique visant à favoriser la procréation et à
protéger les enfants. C’est la raison pour laquelle c’est la mère ou future mère qui officie en offrant une poule noire pondeuse à Pétyaye (il est à noter que la participation active d’une femme dans le rituel est assez rare, en tout cas avant la ménopause qui la lave définitivement de l’impureté due aux menstruations).


1 Dans la mesure où le nom d’une divinité ne peut être prononcé qu’en certaines circonstances, Bondië (Bon- Dieu) est le terme désignant l’une ou l’autre divinité dans les conversations quotidiennes. Selon C. GHASARIAN, l’emploi de ce terme est également l’expression du monothéisme fondamental de l’hindouisme, chaque divinité représentant l’un ou l’autre aspect du principe divin unique (C.GHASARIAN, 1991 : p.44). (Retour au texte)
2 Il n’est pas évident de parler de « communauté » indienne à l’île de La Réunion vu l’absence d’une réelle dynamique de groupe, d’une solidarité et d’une occupation propre de l’espace (résidentiel ou autre). J’entends ici que le temple est ouvert aux membres du milieu malbar résidant dans un rayon relativement restreint (quartier, village, commune). (Retour au texte)

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