Hommage à Césaire

- Jean Samuel Sahaï -


   

    A l'occasion du décès d'Aimé Césaire, sa vie et son oeuvre furent passées en revue, analysés, décortiqués, cela tant dans la presse antillaise que dans celle de l'Hexagone. Son enfance à Basse-Pointe, ses années au lycée Schoelcher, son entrée à Normale Sup' à Paris, sa rencontre avec Léopold-Sédar Senghor, sa première élection en tant que maire de Fort-de-France et député de la Martinique etc... furent exposés en long et en large, souvent accompagnés de photos d'époque inédites. Du très beau travail.
    Sauf qu'un point a été complètement occulté : le rapport du poète avec les Indiens martiniquais et le pays tamoul. Jean S. Sahaï dans le bel article qui suit nous rappelle que la "da" de Césaire était une Indienne et qu'elle lui chantait des comptines en tamoul, que la commune d'enfance de celui-ci est celle de la Martinique qui compte le plus d'Indo-Martiniquais et que toute sa vie, Césaire s'est passionné pour la langue tamoule, l'une des plus vieilles de l'humanité, faut-il le rappeler.
   Oui, dans la Négritude de Césaire, il y a eu une part non négligeable d'Indianité.

Raphaël Confiant.


AIME CESAIRE : ADAGIO POUR LA DA

     N'oublions pas la Da qui berça le petit Aimé.

    En Martinique on appelait la nourrice d'un enfant sa Da, en Guadeloupe on disait la Mabo (de “ma bonne”). C'était, dans les familles qui pouvaient se l'offrir, la seconde mère, la servante attentionnée qui était attachée à l'enfant et veillait à son confort et à sa bonne éducation.

    Aimé Césaire, naquit et vécut son enfance sur la Plantation Eyma à Basse-Pointe, dans le nord de la Martinique. Sa Da était d'origine indienne, comme le sont encore bon nombre d'habitants de l'endroit. Âgée, cette dame avait libre droit d'accès en Mairie de Fort-de-France même en période de crue, pour voir l'enfant devenu écrivain, puis maire, puis député - celui qu'elle avait nourricé. Les comptines en Tamoul dont elle le berça restèrent dans sa mémoire. Il les évoquait à l'occasion.

    Le jeune Alexis Léger, blanc créole de Guadeloupe, le futur poète Saint-John Perse et prix Nobel, avait été lui aussi initié enfant à la magie des sons sacrés de l'Inde par les servantes de sa mère, sur la plantation Bois Debout, à Capesterre.

    Lors d’un entretien vers 1971, l'auteur d'Eloges révélait à Mme Mireille Sacotte, une de ses biographes, que 

    sa nourrice de la Guadeloupe – une Indienne shivaïte – le fit agréer, à la mort du grand prêtre de la communauté à laquelle elle appartenait, comme l’enfant dans lequel le dieu Shiva allait se réincarner au cours des cérémonies rituelles de l’an neuf : à l’âge de trois ans, le soir de la fête, complètement enduit de safran, tatoué au front du trident shivaïque, juché sur un trône porté à bras d’homme, il fut, lors d’une grande procession nocturne, présenté aux fidèles... et le rite se répéta trois années durant…

    M. Raphaël Confiant écrit à propos du même Saint-John Perse qu'il

    évoque les langues dravidiennes... et parmi elles, ce tamoul qu'il a dû entendre fredonner par cette servante « qui sentait bon le ricin... Cette trop belle servante hindoue... disciple secrète du dieu Civa » qui fredonnait donc tout à la fois, chose extraordinaire, la plus vieille langue du monde, et la plus neuve, à savoir le créole.

    Quant au poète et homme politique Aimé Césaire, c'est toutes races et couleurs confondues qu'il affectionnait son peuple. Il manifestait ce sentiment tout naturellement. Il s'asseyait pour faire causette dans l'escalier du père Noël Mardayé surnommé Papa Noël, celui qui faisait figure de chef des koulis du “dépôt” d'Obéro°, commandeur du service de nettoyage de Fort-de-France (cimetière, tinettes à caca...). Cette corvée on le sait était devenue le lot, la malédiction de ces koulis, rejetés telle une caste inférieure par le reste de la population.

    M. Gerry L'Etang, anthropologue spécialiste de l'engagisme et des apports indiens aux îles, est l'auteur d'une étude sur l'héritage culturel des migrants Congo, Indiens et Chinois arrivés à la Martinique après l'abolition de l'esclavage.

    Il dépeint ainsi la situation des kouli, les endjens comme on dit aussi en Martinique qui ayant déserté les plantations du nord de l'île suite à divers déboires, dixit M. R. Confiant
    comme si la vérette les avait tout bonnement chassés de leurs savanes à bœufs de Macouba et de Basse-Pointe

se retrouvaient à errer dépenaillés dans la ville:
 

    A l'issue des retours en Inde (le dernier convoi quitta l'île en 1900), se retrouvèrent au dépôt de l'immigration sis à Fort-de-France quelques dizaines d'Indiens qui attendaient là un improbable navire de rapatriement, ou encore qui, venus embarquer, s'étaient ravisés et avaient décidé de rester à la Martinique. Loin des Habitations, ils vivaient d'expédients et constituaient un souci pour le Conseil général (qui avait en charge le dépôt) et la municipalité. Cette dernière les affecta alors au nettoiement de la ville.

    Ce groupe de balayeurs indiens, renforcé d'apports successifs en provenance des plantations à mesure que s'étendait le chef-lieu, se vit attribuer l'exclusivité d'une tâche méprisée. Et le proverbe de s'enrichir d'une nouvelle acception: “tout Indien se retrouvera un jour ou l'autre balayeur de trottoir” - tout kouli ni on kout dalo pou'y fè. En fait, dans un cas comme dans l'autre, l'expression énonce une malédiction.

    Cette dépréciation générale de l'Indien allait s'exacerber au travers de l'appellation créole qui le stigmatisera : kouli. L'expression, probablement d'origine tamoule (kuli), signifie originellement salaire et par extension salarié. Elle fut utilisée par les Anglais puis par les Français en Extrême-Orient (Inde, Chine, etc.) pour qualifier un ensemble varié de travailleurs non spécialisés aux revenus précaires: employés aux travaux pénibles, dockers, manœuvres, tireurs de pousse-pousse, journaliers agricoles, ouvriers, etc. 

    Évariste Zéphirin, petit-fils de Noël Mardayé, se souvient de la vie dans le dédale du dalot: 

    La tare héréditaire qui en fit des parias dans leur ancien pays, les poussait dans cette voie, comme si le karma se propageait hors de l'Inde pour les atteindre en Martinique. Les koulis volés, peuple en marge de la vie, restaient ici comme là-bas, la dernière race après les chiens, des êtres juste bons à vivre dans les excréments, à mendier leur pain et à dormir dans les caniveaux.

    L'histoire ne fut pas tendre avec eux. Leur vie ici fut sans doute pareille à là-bas, en Inde, peut être mieux ici. Mais quoi qu'il en soit, ces gens restaient dans l'antichambre de la vie, spectateurs de leur existence, écartant, nettoyant les chemins, pour que personne ne bute sur un tas d'ordures encombrant son passage.

    Le Marché aux Légumes restait le lieu de rencontre, de rendez-vous, l'endroit qu'ils appréciaient plus que tout, percevant,  sans doute, les marchandes comme gens pareils à eux, vivant elles aussi dans un monde exsangue que la population d'ici avait mis au rebut.

   Tous ces Koulis, chassés des habitations suite à l’affaire des seize de Basse-Pointe, se réfugièrent dans un quartier au nord du centre ville, plus précisément, sur une langue de terre assise sur des terrains marécageux, dans l'îlet d'Au-Béraud, inclus dans le quartier des Terres Sainville.

    La condition des nombreux Indiens de l'Habitation Bois-Debout à Capesterre de Guadeloupe au XIXème siècle, est consignée dans le Journal de Renée Dormoy, blanche-pays de l'époque, mis en ligne par ses descendants:

    Assis par terre, les jambes croisées, tous mangeaient avec les mains. Où auraient-ils pris, pauvres gens, des écuelles et des fourchettes pour tant de monde? Je crois même qu'ils n'en auraient pas souhaité, étant habitués à toujours manger avec les mains, comme les nègres du reste.

    Que dire aujourd'hui, du verbe lourd de cette chanson Saint-Pierraise antérieure à l'éruption de la Pelée, sinon qu'il témoigne d'attitudes de l'époque et de relents qui auront la vie dure:
 
                Nonm-lan sôti lôt bô péyi’y,
                I pasé dlo vini isi,
                Tout moun té ka pran li pou moun,
                Pandan tan-an sé vakabon (bis).            

                Mwen fè si mwa dan le ménaj,
                Mi tout lajan nonm-lan ban mwen:
                I ba mwen di fran man ba bôn mwen,
                Fo mwen mété sen fran asou’y.   

                Mwen fè twa mwa de maladi,
                Mi tout rumèd nonm-lan ban mwen,
                Mi tout mèdsen nonm-lan ban mwen:
                I ba mwen an nonm pou swanyé mwen.      

                Refrain
                Woy! Vini wè kouli-a, woy!
                Kouli-a, kouli-a, woy!
                Ba li lè pou li pasé,
                Pou li fè kout twotwè li kanmenm

                Woy! Vini wè kouli-a, woy!

                Kouli-a, kouli-a, wo!
                Ba li lè pou li pasé,
                Pou li peu chanjé de konduit
      
 
 

    La Négritude césairienne remit debout le plus meurtri des opprimés pour en faire le fer de lance du respect de l'homme, de tout homme.

    Mais elle n'est pas l'appel à un mesquin ethno-centrisme de blablature. Née du soulèvement de cœur d'un être humble et compassionné, la Négritude ne cautionne le mépris hautain d'aucune ethnie par une autre : elle englobe toute la souffrance de l'humanité, celle de l'homme-hindou-de-Calcutta... de l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture... sachant que

                Chaque peuple quelque petit qu'il soit
                Tient une partie du front
                Donc en définitive est comptable
                D'une part même infime
                De l'espérance humaine.

    Telle était la foi qui inspira l'humaniste guadeloupéen Henri Sidambarom. Élu conseiller municipal du canton de Capesterre Belle-Eau en 1897, juge de paix, président de la Ligue des Droits de l'Homme, il luttera toute sa vie pour l'émancipation des travailleurs antillais descendants des originaires de l'Inde.

      Après un procès politique commencé le 23 février... 1904, ce n'est qu'en... 1923, que M. Henri Sidambarom obtiendra le droit de vote et la reconnaissance de nationalité française pour ces milliers de gens qui avaient vécu jusque-là à côté, apatrides mulets économiques exclus de la vie sociale et politique aux îles depuis... 1853.

    La reconnaissance méritée tarde, pour Sidambarom, ce héros de l'émancipation qui mérite tout autant sa statue qu'un Ignace ou un  Delgrès, tout comme tarde l'officialisation de la Commémoration du 23 décembre 1854 comme Jour de l'Arrivée Indienne en Guadeloupe.


    Dans Mémoire d'Au-Béro, M. Jean-Pierre Arsaye relate la vie des Indiens foyalais et la qualité des rapports du maire Aimé Césaire avec eux:

    Aimé Césaire qui, paraît-il, aimait spécialement discuter avec Homère Nahou, était lui aussi chaleureusement accueilli dans le quartier et ce, même après sa démission en 1956 de la Caravelle Rouge, pour employer une expression de Georges Gratiant.

    À chaque réélection du député-maire, les habitants d'Au-Béro se joignaient aux gens des Terres-Sainville, de Trénelle et autres lieux pour une retraite aux flambeaux aux premiers rangs de laquelle ils se plaçaient.

    Leur assiduité à la messe dominicale était cependant irréprochable. Et ils se confessaient, communiaient, faisaient baptiser leurs enfants. L'absolution était toujours donnée à tel ou tel qui se trouvait à l'article de la mort…

     Aimé Césaire, Mahâtma des Noirs, était-il homme à se rallier au sentiment indigne de mépris dont les minorités firent les frais dans nos îles de la part des descendants d'esclaves libérés? Que nenni! Sa doctrine bien comprise ne saurait rejeter la personne humaine per se en quiconque. La Négritude, comme la Coolitude de Torabully, tend plutôt à nous élever au-dessus de l'indignité enfouie en l'un et en l'autre, à extirper la méchanceté - d'où qu'elle vienne.

    Faudrait-il, au nom d'une africanité - réductrice plutôt que noble - couper en deux, comme au jugement de Salomon, celui qui descend à la fois du Nègre et de l'Indien?

    Dans les années 1960, le calypsonien Mighty Dougla, batazendien de Trinidad & Tobago, qui eût préféré jouir fièrement de sa double origine, exprimait ainsi le dilemme de milliers de ses congénères:

                    If they sending Indians to India
                    And Africans back to Africa
                    Well somebody please just tell me
                    Where they sending poor me?
                    I am neither one nor the other
                    Six of one, half a dozen of the other
                    So if they sending all these people back home for true

                    They got to split me in two.

      Dougla natif de Sainte-Lucie située juste au Sud de la Martinique, île-nation qui devrait célébrer en 2009 ses 150 ans de présence indienne, Mr. James Rambally témoigne d'une attitude tout aussi délétère de la part de ses co-insulaires:

    Growing up in St. Lucia, I was ashamed of being Indian. I did not grow up in the Indian community as others did, and I was cutoff from the outside world. I remember being terrified to go to school because insults of Coolie Calcutta were hurled at me. I was always prepared to defend myself whether it was physically or verbally.

    People always threw insults about my anatomy and that the fact I was Indian, I was naturally weaker than the others around me. I thank my father because he would come to school and straighten out these people who called me names and threatened me.

     In living in St. Lucia I thought Indians never did anything of value. All I saw Indians doing was agricultural and transportation jobs. It wasn't until I left St. Lucia that I saw Indian people had achieved momumentous feats. Many Indians had low self-esteem as the result of being Indian.

    I don't mention this to stir up distress or hate, but it just shows how many Indo-St. Lucians truly feel about their heritage, whether they are Dougla or Indian. Over generations, we had no Indo role models. We had no major studios or media outlets like the larger islands. That is why I fight so hard to change the current situation
.


      Au-Béro, le dépôt d'Indiens de Fort-de-France, était un lieu d'indiens démunis qui recevait les chabins, les noirs, même des blancs créoles en perte de tout...

    Le Poète persifleur de toute la cruauté du Monde était pleinement conscient, pas malheureux du tout, que par-delà les apparences nous soyions tous un peu Indien, beaucoup Nègre, assez Blanc, peu ou prou Sino... Libanais, sans omettre l'Amérindien - le désapparu, selon M. Edouard Glissant.

      Autre adversaire de la jugulation, Mme Dany-Bebel Gisler  reconnaissait qu'un Indien, M. Mario Ramassamy, lui avait concédé 5.000 mètres carrés pour bâtir Bwa-Doubout, son centre d'éducation populaire en Créole pour enfants et adolescents en difficulté. La regrettée sociologue, linguiste et pédagogue guadeloupéenne connaissait aussi l'histoire de l'hindou Ramsamy qui avait offert une partie de sa terre pour construire la très catholique église de la commune de Saint-François.
 

      Mme Bebel-Gisler réalisa sur le tard que, pour aller de l'avant, tous les enfants guadeloupéens devaient connaître l'apport indien à leur culture. Elle prolongea son livret Grand'mère, ça commence où la Route de l'esclave? paru en 1998 par son tout dernier opus Grand'mère, pourquoi Sundari est venue en Guadeloupe? publié à titre posthume en 2005: une enfant indienne retrace le parcours de ses ancêtres, de l'Inde aux champs de canne de Guadeloupe. Les deux ouvrages pourraient s'unir en un manuel collectif à l'intention des enfants, en y ajoutant la mémoire de nos Kalinago, Syriens, Libanais, Annamites, Chinois... St Barth et autres Saintois blancs.

    Né sur Karukéra, l'autre île franco-cannière des Caraïbes, le pendant blanc
d'Aimé Césaire eut aussi une enfance plongée au sein de la diversité. M. Patrick Chamoiseau, qui opposa un temps l'auteur du Retour à celui de l'Exil, note ce fait dans sa Méditation sur Saint-John Perse:

    Autour de vous, des négresses, des chabines, des mulâtresses, des servantes indiennes, des chinois. Des façons d'Afrique, des survivances amérindiennes, des cultes étranges du dieu Shiva dessous les gestes qui vous dorlotent...

   
       Au temps serein de la retraite, Aimé Césaire aimait toujours dialoguer. Tel un Sage, il recevait à l'ancienne mairie du Foyal, il se déplaçait sur les mornes ou dnas les campagnes, ou il envoyait son chauffeur lui quérir des interlocuteurs de toutes origines.

    La famille Gamess, dont certains ancêtres venaient de Calcutta, eût la chance de le côtoyer. Ce fut le bonheur de Madame Christiane Sacarabany, que le Poète appelait Saca Bénie, auteure du roman L'Indien au Sang Noir et du livre d'art Son Matalon co-produit avec M. Luc Marlin, peintre. Confectionné à Pondichéry, l'ouvrage est une mise en valeur poétique de l'apport indien à la culture antillaise. Ainsi, nous y apprenons que le fameux collier chou est dérivé du colliers-sous aux pièces de monnaie soudées que portaient les Indiennes.
 

    Ces rencontres avec les Indiens étaient sans doute pour l'enfant de Basse-Pointe une manière de se rafraîchir, de se remémorer les jours de la plantation de Martinique la plus fournie en endjens - qui inféodés, qui militants contre leur exploitation par le Béké.

    Dans son roman Eclats d'Inde, M. Camille Moutoussamy, né sur la même Plantation Eyma que M. Aimé Césaire, décrit les travaux et les jours de ces rescapés d'une civilisation millénaire, la lente et inévitable créolisation d'un peuple qui a contribué par son courage tranquille, sa patience infinie, à reconstruire les îles après l'abolition de l'esclavage.


        L'Aimé de l'Eyma avait d'ailleurs hérité par son ascendance maternelle d'une part de sang indien. L'attestent volontiers coiffeur et photographes, ses proches, et surtout l'arbre ancestral établi par Madame Enry Lony, généalogiste de profession au Centre d'affaires Agora. La municipalité de Basse-Pointe devait faire cadeau à l'illustre enfant chapé-kouli du Nord d'un exemplaire de cet arbre, lors d'une cérémonie “de retour” en 2005.

    En 2003, au cœur des cérémonies du cent-cinquantenaire de l'arrivée des travailleurs indiens aux Antilles Françaises, M. Aimé Césaire, maire honoraire de Fort-de-France, avait honoré de sa présence l'inauguration du buste du Mahatma Gandhi envoyé par l'Inde pour sa ville.

    Aux côtés de son dauphin, M. Serge Letchimy - notable au patronyme indien bien frappé s'il en est, réminiscence de la déesse de l'abondance - le Maître avait alors improvisé un fort bel éloge, hélas non préservé, de l'apport incontestable des travailleurs kouli, ou endjens, à tous les secteurs du pays Martinique.

    Sri Suresh Kumar Pillai, chercheur, cinéaste et écrivain du Sud de l'Inde, reporter spécialiste de l'engagisme et de la diaspora indienne, eut aussi le privilège de rencontrer le Chantre de la Négritude dans sa mairie de Fort-de-France. Apprenant son grand départ, Sri Suresh envoya ce témoignage depuis la Nouvelle-Delhi  :   

    I feel so sad to hear this departure of a great soul. I remember the fondness and warmth that he extended to me when I met him.

    He immediately picked up his pen to write his name in Tamil when I offered him help.

    A wonderful human being with great compassion to all, particularly towards Indians...

      Autre poète îlien, l'indo-mauricien Khal Torabully se souvient des sentiments très proches qu'il a éprouvés au contact du grand Nègre :

    J’ai rencontré Aimé en 1996, à la mairie de Fort-de-France. Son accueil et son humanité poétique ont laissé en moi une trace indélébile.

    Il a lu en toute complicité mon texte “Cale d’étoiles, Coolitude”, bousculant ses activités d’élu, et nous avons partagé là un extraordinaire moment de poésie et de profonde humanité... cet immense poète m’a donné l’embrassade authentique du poète fraternel.

    Sans discours, sans coterie. Avec la dignité qui sied au grand, très grand Monsieur qu’il fut, et demeure.

    Linguiste affectueux, le Chantre s'était même procuré des livres pour s'initier tant soit peu au Tamoul. Langue classique et littéraire, qu'il trouva ô combien complexe! Le 26 juin 2003, me faisant l'insigne honneur de me léguer le dictionnaire Tamoul-Anglais de sa bibliothèque, Monsieur Aimé Césaire l'avait ainsi dédicacé :
 

    ... Je pense qu'il faudrait enseigner le Tamoul aux Antillais, bien entendu entre autres langues.

     Généreuse évidence!

       Des décennies durant le Tamoul fut parlé, lu, psalmodié, écrit, en Guadeloupe et Martinique par des dizaines de milliers d'habitants originaires de l'Inde du Sud, avec le Telougou. Les Indiens arrivés par Calcutta avaient aussi amené le Bhodjpuri et l'Hindoustani.

    Or, ce riche pan de notre patrimoine linguistique a dépéri, dépecé par la moquerie des descendants d'esclaves acculturés, par l'œuvre missionnaire et scolaire de la société coloniale.

    Du temps nanni-nannan°° il nous reste un tré de mots de Tamoul ou de Hindi passés au Créole : avelka, cari, cajou, kolbou (homophonisé colombo par inattention), koudjou, loti, mandja, mango, masalè, matalon, pangal, ponch, pawoka, pikenga, pitt, sanblanni, tapou, loti, vadè... et au Français : banian, bungalow, catamaran, coprah, ganja, karma, madras, paria, pyjama, veranda, yoga, dhyan/zen °°°...

    Et cette krèy de noms d'ancêtres courants en Inde, souvent altérés - p. ex. Ganesh devenu Gamess, Ramin inversé en Nimar, Chakrapani devenu Sacarabany, Venkatesan tourné en Yengadessin... - titres qu'on retrouve aujourd'hui portés comme par magie par un arc-en-ciel d'Antillais de tous types.

    Mais quid des prénoms indiens?

    Ils disparurent dès l'arrivée, bannis sans appel par l'état-civil colonial allié du christianisme pierre-paulisant. Au grand dam de milliers de pères et mères subitement sevrés du vivier ancestral.

    Certes, au cours des dernières décennies, en souvenance d'ancêtres dont la trace s'est perdue, nombre d'Antillais ont voulu redonner à leurs enfants des prénoms indiens. Las, faute de repères et de références, ils se sont fourvoyés, leur décernant surtout des prénoms arabes captés dans l'univers médiatique français.

    Aujourd'hui, à côté de la masse d'information américaine, européenne et afro-caribéenne dont les média, la FM, les télévisions câblées, la publicité, la mode, les productions audio-visuelles, théâtrales, musicales, scéniques et jusqu'aux livres scolaires nous arrosent, l'antillais a le plus grand mal à trouver quelque oligo-trace de sa part indienne, dans un environnement où sa personne est partout.

    A longueur d'année, les manifestations culturelles et mémorielles persistent à s'afficher afro-créoles. Une intimidante monopolisation de la souffrance cannière relègue d'un kan de main au rang de l'anecdote la geste indienne, celle qui pourtant sauva la canne de l'abandon, celle qui raviva la coiffe et le costume créole de ses cotons Madras et soieries chamarrées, celle qui nous donna notre plat national.

    Notons un progrès, en Guadeloupe: lors de la marche commémorative de l'anniversaire de l'Abolition de l'Esclavage le 27 mai 2007, les descendants d'Africains, d'Indiens et de sang-mêlés ont posé ensemble la première pierre du mémorial Acte de Darbousier, après avoir marqué une station devant le monument de l'Arrivée Indienne à la Darse de Pointe-à-Pitre. 


 Nonobstant toute la douleur, une culture originale était appelée à naître de la dissolution des langues d'Asie et d'Afrique, de ces fragments de mémoire épique.

    Sir Derek, troisième génial poète du trio Guadeloupe, Martinique, Sainte-Lucie, loua l'élan créatif, la résilience exaltée de nos peuples brassés par l'esclavage et l'engagisme dans son discours de réception du Prix Nobel de Littérature à Stockholm en 1992:

     Deprived of their original language, the captured and indentured tribes create their own, accreting and secreting fragments of an old, an epic vocabulary, from Asia and from Africa, but to an ancestral, an ecstatic rhythm in the blood that cannot be subdued by slavery or indenture, while nouns are renamed and the given names of places accepted like Felicity village or Choiseul... 

    The original language dissolves from the exhaustion of distance like fog trying to cross an ocean, but this process of renaming, of finding new metaphors, is the same process that the poet faces every morning...

    This gathering of broken pieces is the care and pain of the Antilles, and if the pieces are disparate, ill-fitting, they contain more pain than their original sculpture, those icons and sacred vessels taken for granted in their ancestral places.

    Antillean art is this restoration of our shattered histories, our shards of vocabulary, our archipelago becoming a synonym for pieces broken off from the original continent.
 

      Depuis l'Océan Indien, Madame Danielle Palmyre à l'Île Maurice lui fait cet écho:

      Dans le monde créole, il y a également des ancêtres venus de l’Inde; pour certains, des ancêtres chinois; sans parler de nos ancêtres colons européens.

    En même temps, dans la complexité actuelle, il y a des traces ancestrales qu’il faut assumer totalement.   

    C’est un peu une identité composite qu’il n’est pas facile de cerner et dont il faut respecter la complexité. L’être humain est créatif de culture. À partir de tous ces morceaux d’épaves qu’il a recueillis, il a construit quelque chose de neuf . 


      On sait le peu d'indianité qui survécut en Martinique et Guadeloupe, grâce à la farouche détermination de quelques-uns, en dépit de la diabolisation, des quolibets, tòbòk, crachats, cheveux tirés, cartables voltigés, pénibles sutra à jamais gravés dans la conscience des martiniquais: kouli manjé chien... et guadeloupéens: kouli malaba rat a poundè ka manjé rat san sel...
 

    Pour épargner moqueries et sévices à leur progéniture, beaucoup d'Indiens meurtris ont choisi de faire des enfants fondus, à la chapé-kouli, puis chapé-chapé-kouli...


         Aujourd'hui aucune personne informée ne nie l'impact éminemment positif à tous niveaux de l'intégration des travailleurs indiens et de leurs descendants sous nos latitudes. Or, la réticence à les admettre dans le monde créole a été plus que coriace.

      D'aucuns se laissent encore aller à émettre bévues du type “ils sont à part“, ou à se laisser dire que c’est par esprit de séparatisme qu’un cimetière des Indiens a vu le jour à Saint-François en Guadeloupe.

    Pour qui veut regarder la réalité en face, en voici la véritable raison, indiquée par M. Ernest Pépin dans son livre Coulée d'Or (1995):

    Dans les temps anciens, mais pas trop lointains, les Nègres se plaignirent des coutumes que pratiquaient les Indiens à l’égard de leurs morts. Ils leur offraient des repas le jour de la Toussaint et cela dérangeait les Nègres déjà peu enclins à aimer les Indiens. Pour eux, ce n’était ni plus ni moins qu’une profanation du cimetière.

    Une fois encore, des conflits opposant les uns et les autres allaient déchirer la commune. Peut-être même que le sang allait couler, car on ne joue pas avec le respect dû aux morts.

    Un grand propriétaire indien offrit un terrain à ses frères de race pour leur permettre de pratiquer en toute quiétude leurs rites. Et depuis lors, il y avait le cimetière des Indiens et le cimetière des autres. Ceux-là même qui supportaient ensemble les tribulations de la vie prenaient des chemins différents après leur mort ! 

    Doctorant en culture et en civilisation indienne à Paris, M. Francis G. Ponaman, notait ceci à l'occasion des célébrations du cent-cinquentenaire de l'arrivée des premiers Indiens aux Antilles Françaises en 2003-2004:

    La volonté d'éradiquer tout un pan de notre réel créole nous a conduit à de tragiques malentendus et à des souffrances inutiles.

    Mais au temps du mépris, les travailleurs tamouls, héritiers de l'antique sagesse du monde indien, adopteront la voie du silence et de la non-violence.

    Sur leur terre d'accueil, ils scelleront dans leur cœur cette pensée que chantaient déjà leurs ancêtres il y a 2000 ans :

     Ma maison est partout dans le monde,
   Et tout homme est mon frère.

    Aussi est-ce dans cet esprit de fraternité que nous avons célébré avec faste 150 ans de métissage avec l'Inde jusqu'ici non avoué et non-avouable.

    En nous ouvrant les portes de la fascinante civilisation indienne, la commémoration nous a révélé une image séduisante et mystique de nous-même. Car l'Inde a participé à la genèse de notre société créole alors que nous étions si peu disposés à son égard.

    N'avons-nous pas, par cet oubli, amputé notre société de la dimension spirituelle nécessaire à son épanouissement ?   

    Cette reconnaissance de l'indianité nous rappelle que la sagesse hindoue vise avant tout la réalisation, la transcendance de l'être, et que c'est dans la culture que l'homme manifeste sa souveraineté.

    Le 150ème anniversaire de l'arrivée des indiens a été aussi davantage pour nous une découverte historique, symbolique, unitaire, et emblématique.


     Le choix de ces dizaines de milliers de travailleurs Indiens restés aux îles a été de servir la terre d'adoption et de marcher bwaré avec les autres. Aujourd'hui, leur apport culturel, moral et économique dans la Caraïbe contribuent au bien de tous.
      Mais une vastitude d'oubli de son héritage, de frêlisant non-racinement, d'indifférence jusqu'au rejet de son histoire non enseignée, pèse sur l'indo-antillais d'aujourd'hui.

    Force est de rester pantois, quand on compare sa mémoire flanchée à celle de ses frères et sœurs de sang, déposés par les mêmes bateaux à l'île Maurice et à la Réunion avant l'échouage du reste dans les plantations de la Caraïbe.   

    Dès lors, pour paraphraser Dr Pierre Aliker pour qui les meilleurs spécialistes de la question martiniquaise sont les Martiniquais eux-mêmes, l'Indien des Antilles peut-il la tête haute être le spécialiste de lui-même?

    Ou doit-on se satisfaire de l'oubli. N'y voir qu'un mal pour un bien, le prix d'une idéale adaptation vidée de nostalgie à la terre promise créole par dépassement, don de soi, abnégation philosophe, ironie vis à vis des forces qui manipulèrent son destin?

    C'est semble-t-il la conclusion d'observateurs comme Mme Rolande Honorien-Rostal, auteur d'une thèse sur l'apport indien au Conte et à l'imaginaire créoles:

    ... en cet homme se conjuguent, consciemment et harmonieusement, des forces centrifuges et des forces centripètes qui font de lui un Guadeloupéen originaire de l'Inde, selon sa propre définition, c'est-à-dire un homme ayant su dépasser, à son niveau, les conflits identitaires...

    L'apparent effacement de son passé confère à l'Indien son humanisme même, qui fait qu'il se reconnaît dans le discours de l'Autre, comme l'Autre se reconnaît dans son discours.

    Enquêtant sur l'histoire d'Au-Béro, le quartier indo-foyalais définitivement emporté par le cyclone Dorothy en 1970, M. Jean-Pierre Arsaye, descendant d'Indien et chercheur, a buté sur la carence mémorielle:

   Mais ce fut en vain que je cherchai dans les archives... Notre histoire antillaise souffre d'oblitération.

   Et donc kidonk n'oublions pas la noble Da tamoule du Nègre Fondamental.

   Qui sait son nom? Qui aurait sa photo?


 NOTES


    °
Obéro
, Au-Béro, Au-Béraud... selon les sources.

  °°Dèpi nanni-nannan, en créole = depuis la nuit des temps/depuis belle lurette - depuis le temps des grands-mères et des grands-pères : nāni: et nāna: en Hindi.

 °°° Le mot zen est la romanisation du mot japonais , traduction du mandarin chán, du sanscrit dhyān = recueillement parfait, méditation.

    L'auteur adresse ses remerciements pour leurs lumières à Mme Liliane Mangatal (généalogie), MM. Tony Mardaye (Obéro) et Fred Négrit (Hindi), à tous ceux qui ont considéré l'écriture de cet article comme nécessaire.


Brève bafouille

Césaire fils de l'Eyma et père du pays,
Tu t'es grandi en te frottant au peuple à terre
Avec Senghor, consorts, parmi Paris tu te trouvais
Des Clovis et des Huns tu te fis une orgie

Et les chiens s'asseyaient en humant le Cahier
Tandis que nous passions notre temps à la plage 
Tu nous mettais au nez la bimbeloterie
Tu dénonças l'arnaque humant le vent du large

Au Nobel des Bonbel tu préféras les Peuhls
Grands arbres d'en-Guinée et femme noire altière,
Le lait de la savane, camarade Aliker

Le Letchi mûr pour maire, l'alizé vert des mornes,
Chemin seul, la lumière intérieure et vibrante,
Loin de la foule aux cris, reste avec nous chez toi.


© Jean S. Sahaï, 2008

Voir aussi  : http://cqoj.typepad.com/chest/2008/04/la-noble-da-t-1.html (Article avec illustrations et compléments)


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