Spécificité/s A La Réunion, linstitutionnalisation de la distinction culturelle à travers la mise en patrimoine joue sur deux niveaux: celui de la spécificité globale de la société, avec son histoire propre vis-à-vis de la métropole, et celui des spécificités internes de sa population. Ces deux niveaux entretiennent des rapports différents à lhistoire: le premier envisage lespace social et culturel réunionnais et sa population constituée dans son ensemble, le second focalise sur certaines catégories de population en référence à leur terre dorigine. Deux types de (re)formulations historiques sont ainsi à la fois complémentaires et concurrentes. Le discours sur la " créolité ", ou la " réunionité ", tend à globaliser la question identitaire dans lîle, en présentant par exemple la fête de labolition de lesclavage (dont linstitutionnalisation ne remonte quà une quinzaine dannées) comme un événement concernant toute la population réunionnaise et à négliger, à des fins politiques, le particularisme culturel des diverses composantes de la société. Les références à un patrimoine culturel commun dans lîle ne font cependant pas lobjet dun consensus. Ce discours identitaire oecuménique occulte en effet les hiérarchies et tensions entre les différents milieux ethniques. Il ne tient pas compte, par exemple, de la volonté des descendants des engagés indiens, des Gujaratis ou des Chinois de se démarquer de lhistoire sombre de lîle durant la période esclavagiste. Une dialectique complexe entre les forces homogénéisantes et héterogénéisantes est à loeuvre dans la mesure où la tendance à attribuer une " coloration " générale à la " société créole " salimente de ses spécificités internes qui fondent notamment leur propre légitimité sur des critères linguistiques, culturels et religieux hors de lîle. Ces dernières années des résurgences culturelles ont vu le jour en référence aux civilisations chinoise et indienne (dans ses versions hindoue et islamique). Pour mieux comprendre la dialectique identitaire qui sinstaure dans lîle, prenons à nouveau le cas des originaires de lInde qui opèrent une référence croissante à la mère patrie. Pour bien situer cette résurgence identitaire, il est nécessaire de revenir sur le contexte socio-historique de sa production. Dans la société coloniale, les engagés indiens travaillant dans les plantations ont un sentiment de distinction vis-à-vis des affranchis quils cotoient, notamment parce que leurs conditions dimplantation dans lîle ne sont pas similaires et quils véhiculent une religion propre. La séparation du monde entre " nous " et " eux ", qui sinscrit dans les continuités distinctives de leur société dorigine, se maintient ainsi, reformulée à travers les notions de nation, désignant soi et ses pairs indiens, et contre-nation, stigmatisant les non-Indiens. Cette séparation fondamentale nexclut pas des hiérarchies, classifications et distinctions internes comme Grand-Malbar, Gros-Malbar, Vrai-Malbar, Malbar-Malbar, Race pure, face aux Petit-Malbar, Demi-Malbar, Faille-nation, Bâtard-Cafre, Malbar-Cafre, Cafre-Malbar, Sang-mêlé , etc., ce qui montre à quel point le phénotype détermine les perceptions et attentes comportementales dans lîle. La solidarité ou lexistence dun espace résidentiel propre (en villages ou quartiers exclusifs) faisant défaut, il est difficile de parler à propos des originaires de lInde de " communauté ". La notion de " groupe ethnique ", plus ou moins homogène, auquel le discours commun et aussi trop souvent le discours analytique ! - fait généralement référence, nest pas meilleure. Ces notions sont en fait simplificatrices et ne rendent pas compte du vécu individuel qui dans une société complexe pluri-culturelle est diversifié (du fait de la variété des expériences sociales qui se présentent à ses membres) (6).Lexistence de stratifications internes au milieu indien nempêche pas le regard sur les pratiques religieuses hindoues, qui sextériorisent par leur aspect spectaculaire (marche sur le feu, processions, sacrifices, etc.) et qui ont longtemps été dépréciées en raison de leur caractère minoritaire et quelque peu " subversif ", dêtre globalisant (7). Avec la récente arrivée massive des métropolitains et des touristes dans lîle, la religion hindoue est désormais respectable et contribue même à la fierté dêtre dorigine indienne. Les résistances et ajustements culturels dhier deviennent des emblèmes distinctifs. Les tenues indiennes, auparavant interdites, sont aujourdhui - dans un renversement de lhistoire - affichées (8). Dans la même logique, ladoption publique des rites catholiques est aujourdhui souvent stigmatisée, à la fois de lextérieur et de lintérieur du milieu malabar. Nous avons vu que, dans le contexte colonial, cette adoption plus ou moins forcée a été un relatif agent dintégration des Indiens dans la société réunionnaise. En continuant notamment à ne pas consommer de viande de boeuf à La Réunion, où le modèle religieux majoritaire est catholique, les originaires de lInde ont toujours affirmé leur foi dans lhindouisme (la distinction était aussi déterminée par les préoccupations hindoues de pureté, la fréquence des carêmes et lexpression religieuse régulière et publique qui donne le sentiment dune différence valorisante). Le dilemme qui se pose désormais pour les réunionnais dorigine indienne émerge en fait de lintérieur: faut-il vraiment réformer les rites hindous populaires et adhérer à un brahmanisme hindou récemment importé de lInde? Parallèlement à lélaboration dune " réunionité ", on assiste au développement dun renouveau tamoul. Les enjeux identitaires au sein de cette micro-culture dans la société réunionnaise sarticulent autour dune représentation6. Il est préférable de parler de " milieu indien ", dont la première expression et source didentification est la famille, et qui est actualisé contextuellement lorsque les originaires de lInde interagissent en référence à des patterns de valeurs et de comportements quils/elles partagent avec leurs pairs. Ce milieu, ou univers dintercompréhension, a ses propres codes de pensées et dactions, ainsi que ses lieux et formes dexpression particuliers (lunité domestique, les célébrations religieuses au temple, les processions, les mariages, les funérailles, les associations culturelles, etc.). 7. Dès 1870, on trouve de nombreuses plaintes de maires et de prêtres catholiques stigmatisant le caractère " païen " des processions et cérémonies religieuses hindoues (par leur pouvoir de diffusion des idées, les prêtres catholiques, sont à lorigine dune perception négative de la religion hindoue dans lîle, très souvent assimilée à la sorcellerie) [Lacpatia, 1982 ; Marimoutou, 1986]. 8. Cest dans ce contexte social revalorisant lindianité que certaines mairies de lîle ont récemment accepté dattribuer un premier prénom indien aux enfants dont les parents le désirent, que le jour de lan tamoul est aujourdhui fêté à La Réunion, quun Consulat de lInde sest fixé à Saint-Denis et que des magasins spécialisés dans limportation de produits indiens apparaissent en milieu urbain. |