"Dieu arrive !"
(Possession rituelle et hindouisme
populaire à La Réunion)

Revue Ethnologie française XXIV. 1994  p 686-693
Un article de Christian Ghasarian, anthropologue
à l'Institut d'Ethnologie de Neuchâtel (Suisse)

                     

     Un des apports majeurs de l'anthropologie est de souligner combien la ligne que les cultures tracent entre le rationnel et l'irrationnel est arbitraire. Il en va ainsi des infortunes que certaines sociétés interprètent en référence au hasard, aux accidents ou aux erreurs comportementales explicables, alors que d'autres sociétés les font entrer dans des catégorisations culturelles faisant référence à une sanction divine, au "mauvais œil", à des pratiques malfaisantes d'autrui ou à des entités négatives agissant dans l'environnement invisible. La relation entre ce qui relève des faits "naturels" et "surnaturels" est particulièrement intime dans les représentations hindoues (en fait la distinction naturel/surnaturel trahit en elle-même une problématique occidentale !). Les univers humains et célestes sont ici fortement connectés et l'idée de coïncidence ou de hasard dans l'interprétation des événements est peu développée.

     Un aspect marquant des rites de l'hindouisme "populaire", traduisant cette absence de séparation entre le monde visible et le monde invisible, est la possession d'un humain par une divinité du panthéon. Par sa gravité, sa sacralité et son caractère auspicieux, ce moment est le plus intense de la cérémonie religieuse. Vécue par les fidèles comme une bénédiction, la possession rituelle s'inscrit dans un système de croyances global. Durant cette phase de la cérémonie, le possédé devient temporairement un individu hors du monde humain. Il n'a plus conscience de ses actes il est l'instrument du divin qui a investi son corps physique. Par l'intermédiaire du possédé, la forme divine invoquée danse sur un rythme approprié, monte sur le tranchant d'un sabre rituel et s'adresse aux fidèles. Cette possession institutionnalisée offre un exemple très intéressant de relation - ou plutôt d'absence de séparation - entre le rationnel et l'irrationnel. En effet, la venue de la divinité lors du rite religieux va de soi pour les fidèles elle fait partie du sens commun. Il est intéressant de rentrer dans le détail de cette évidence culturelle et religieuse en étudiant la possession rituelle dans certaines cérémonies hindoues pratiquées aujourd'hui par les originaires de l'Inde à l'île de La Réunion (1).

     Ce département français dans l'Océan Indien, offre un riche exemple de société restreinte dont les membres sont originaires de différentes régions du monde (Europe, Afrique, Inde, Chine, Madagascar, Comores). Le peuplement de l'île ne remonte qu'à un peu plus de trois siècles. L'engagement de travailleurs indiens pour La Réunion, commencé au siècle dernier, concerna d'abord les milieux ruraux les plus défavorisés (la main-d’œuvre provenant principalement du Sud-Est de l'Inde, notamment Pondichéry et Karikal dans l'état du Tamil Nadu). C'est la raison pour laquelle c'est surtout un hindouisme "populaire", caractérisé par la pratique des sacrifices d'animaux et la possession rituelle, qui fut transféré dans l'île. Dans le contexte de la société réunionnaise, le fait religieux hindou, coupé du fait social, va être le champ d'un enjeu symbolique majeur pour les immigrés et leurs descendants : celui du maintien de leur identité et de leur "ordre des choses". Malgré la quasi-obligation de pratiquer la religion chrétienne, les rites hindous, reconstitués hors de l'Inde, furent scrupuleusement transmis de génération en génération, notamment dans les familles qui ont pu maintenir un principe d'alliance endogame au niveau ethnique. Comme cela est souvent le cas pour les populations en diaspora, ces rites ont figé des pratiques ayant cours dans les villages du sud de l'Inde au siècle dernier.

     Les principaux modèles culturels et religieux diffusés dans l'île sont ceux de la société française, mais les nombreux métissages dus à l'histoire de la constitution de cette société de plantation, qui fut fondée sur l'esclavage des originaires d'Afrique, puis sur l'engagement de travailleurs indiens (en majorité des hommes), ont engendré certaines interférences entre les diverses croyances. Parmi les conceptions communes à l'ensemble de la population réunionnaise, on trouve celle relative à la possession involontaire par un esprit néfaste venant "frapper" une personne (l'esprit l'a frappé a li ...). Cette possession, très rare mais dont on se méfie toujours (particulièrement dans le milieu rural), résulte soit d'une faute grave de la part du possédé, soit d'une pratique de sorcellerie provenant de la colère et/ou de la jalousie d'autrui. Elle peut être stoppée par un exorcisme réalisé par un spécialiste choisi en fonction des affinités que l'on a avec son système de croyances et de pratiques (prêtre hindou, prêtre chrétien, guérisseur hindou, créole, malgache, comorien).

    Un autre type de possession dans l'île est celle du devin-guérisseur (le devineur). La possession est ici volontaire et s'opère dans le cadre d'un rituel en consultation privée au domicile du devin. Celui-ci agit en qualité de guérisseur et est rémunéré pour son travail. Pour entrer en possession, le devin-guérisseur utilise des symboles religieux dont certains peuvent être hindous, s'il a une ascendance indienne (prière, petit tambour rituel, fouet en rotin, camphre, jours fastes du calendrier hindou, etc.). L'entité invoquée lors du rituel de possession est en principe un ancêtre protecteur de l'officiant. C'est pourquoi ce dernier peut consommer un verre de rhum lors de sa possession afin de satisfaire l'esprit qui l'investit. Par la voix du possédé, cet esprit explique (en créole) au consultant les causes de son infortune et lui donne des conseils pour remédier à celle-ci. Il peut également lui préconiser d'ingérer telle ou telle tisane, d'offrir un coq au devin-guérisseur, etc. (2)

    Dans les rites hindous de La Réunion, la possession rituelle est appelée y crie Bondieu. A l'inverse de la possession maligne, involontaire et mettant en jeu une entité négative, et de la possession réalisée lors d'une consultation privée par le devin, cette possession institutionnalisée et publique est bénéfique pour tous les sacrifiants qui y assistent. Le possédé ne fait pas office d'intermédiaire entre le monde divin et le monde humain (ou entre le monde des esprits et celui des hommes, comme c'est le cas du shaman) : ce n'est plus un homme mais l'outil de Dieu (3).

     La possession rituelle, dans laquelle Dieu donne aux fidèles la preuve de son existence, n'a pas lieu dans tous les temples hindous de l'île. On trouve différentes "options" religieuses selon les temples et les sociétés (les associations de familles pour la gestion des temples) qui les dirigent. Depuis quelques années les temples urbains font appel à des prêtres brahmanes venus sous contrat de l'Inde pour officier dans des cérémonies où les offrandes sont exclusivement "végétales". La possession rituelle a, quant à elle, uniquement lieu dans les petits temples ruraux Les officiants de ces temples n'ont la fonction de pusari (prêtre de la religion "populaire" en Inde) que lors des cérémonies religieuses. Après l'office, ils rentrent chez eux et réintègrent le monde séculier. Le rituel de possession n'intervient par ailleurs que lors de cérémonies précises qui comprennent des sacrifices d'animaux comme les importantes fêtes de Kali et Pandyalé (la marche sur le feu) et lors de certaines cérémonies familiales (les services), organisées annuellement dans le temple domestique. Lorsque la possession s'insère dans des cérémonies effectuées dans le temple d'une famille (situé dans la cour de l'habitation), il faut la présence d'un prêtre et d'un médium (si le prêtre n'est pas lui-même apte à recevoir la divinité). L'absence d'une personne apte à recevoir la divinité est généralement la seule cause de l'absence de possession rituelle dans une cérémonie comprenant des offrandes animales à La Réunion.


1. Il est nécessaire de distinguer la possession et la transe qui sont des états différents. Dans la transe, le sujet change de monde mais garde sa conscience. C'est le cas du shaman qui monte volontairement dans le monde des esprits, dialogue avec eux et revient parmi les humains, fort d'un savoir "autre", permettant par exemple de soigner une maladie. Dans la possession, qu'elle soit voulue ou non, le sujet change d'identité. Son corps physique est approprié pour un moment donné par une entité extérieure (un esprit ou une divinité). Pour plus d'information sur ce sujet, se reporter à l'excellente étude de G. Rouget (1980). Voir bibliographieRetour au texte.

2. Les interprétations du sens commun sur les causes et les formes de possession involontaire dans l'île et sur la possession institutionnalisée du devin-guérisseur ont été examinées par Jean Benoist (1980 et 1982). Voir bibliographieRetour au texte.

3. J'emploie ici la notion de Dieu au singulier car elle est employée ainsi par les pratiquants de l'hindouisme populaire à La Réunion (l'expression créole est Bondieu). La référence au polythéisme ne s'opère que lorsqu'il est nécessaire de préciser l'identité de telle ou telle divinité, notamment lors du rituel. On dira ainsi Bondieu Kali, Bondieu Mardévirin, etc. Retour au texte.


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