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La
religion des castes inférieures
Pour mieux saisir la nature des activités
religieuses des descendants tamouls en terre antillaise, je livrerai maintenant quelques
particularités concernant les pratiques religieuses de leur caste d'origine. Les
connaissances sur l'hindouisme proviennent principalement des textes anciens et des
écrits plus récents d'indianistes qui se sont penchés sur les principes de la grande
tradition sanskrite. La littérature est néanmoins beaucoup moins abondante quand il
s'agit de l'examen des pratiques religieuses des castes inférieures, dont un bon nombre
se retrouve dans les milieux ruraux du sud de l'Inde. Cette religion y rassemble
aujourd'hui plus de 80% de la population. Elle présente, en outre, des caractéristiques
uniques qui la distinguent nettement de l'hindouisme brahmanique.
Ainsi que Jean Benoist et moi l'avions déjà souligné,
malgré ses liens étroits, sa
continuité avec l'hindouisme, il s'agit là d'une religion dont les manifestations sont
faites de violence, de tortures corporelles, de sacrifices sanglants, de possession du
prêtre qui n'est ni brahmine, ni végétarien... (Desroches et Benoist1982 : 42)
Malgré la vision unitaire signalée préalablement, il existe
des variantes importantes entre les pratiques religieuses des castes inférieures et
celles des castes supérieures, notamment au niveau de la pratique. Un premier élément
concerne les ministres du culte. Ceux-ci ne constituent pas à l'instar des brahmanes une
caste sacerdotale en soi. En Inde, les prêtres sont sélectionnés selon leur aptitude,
leur sensibilité et leur habileté à agir en de telles circonstances (Gonda 1965). Leur
sensibilité extrême leur permet, entre autres, d'entrer en transe, moment particulier
où le prêtre emprunte la voix du dieu dont il est l'incarnation. Car l'un des enjeux
majeurs des cérémonies est la possession du prêtre par le plus puissant des dieux. Ce
n'est qu'alors, souligne le sociologue Harper, que le prêtre se tiendra debout, sur le
côté tranchant de la lame d'un sabre sans pour autant se blesser la plante des pieds.
Harper poursuit en rapportant les mots mêmes d'un de ses informateurs de la région de
Mysore :
Ramappa is carried while standing on two sword's blades
resting on the shoulders of two men. This is done because when the deity comes to him it
says : Now I have come. To show my presence I want you to stand on the swords, so that no
one will disbelieve me. ( 1957: 269)
De toute évidence, la manifestation de la transe par la montée
sur le coutelas se veut une preuve tangible de la présence des dieux sur terre. (On
constatera au prochain chapitre, comment cette composante signalée par Harper se situe,
elle aussi, au coeur du déroulement cérémoniel tamoul à la Martinique).
La religion des castes inférieures se distingue également du
brahmanisme des castes supérieures puisque ses adeptes, ainsi que le spécifie
l'indianiste Gonda (1965), redoutent et implorent d'autres dieux que Civa et Vishnu
auxquels les brahmanes rendent hommage dans les grands temples urbains. Les dieux
invoqués par les castes inférieures sont donc des divinités mineures mais qui sont
néanmoins en relation avec Civa et Vishnu.
Robertson souligne lui aussi la distinction des pratiques
villageoises avec les coutumes brahmaniques. Parlant de la dévotion aux Ammas (mères),
divinités mineures du sud de l'Inde, il écrit :
In South India every village has its collection of Ammas
or Mothers... Frequently one of these is the head of the sorority, while the others are
local deities manifesting particular powers or having control over limited subjects... The
priests of such deities are not brahmins. (1976 : 3)
Selon Harper (1959), ces divinités mineures sont de trois sortes
: les dieux végétariens ou devarus, les dieux carnivores ou devatas et les
dieux sanguinaires, les devas, avec lesquels il n'est pas recommandé d'entrer en
contact (op. cit. : 227-228). La distinction entre les domaines végétarien et
carnivore demeure une dichotomie fondamentale et on verra, encore là, combien cette
dimension s'est profilée dans le déroulement cérémoniel à la Martinique. Le rôle
essentiel des divinités consiste à veiller au bon déroulement de la vie quotidienne des
villageois. Pour s'assurer de leur bienveillance, les paysans leur offrent des
cérémonies incluant des sacrifices d'animaux (buffles, porcs, moutons, poules).
La majorité des divinités mineures sont des figurines
féminines dont l'adoration s'est développée au temps des Guptas (IVe siècle a.d.),
conjointement avec le développement des rites magico-religieux. Ce dernier aspect
constitue à son tour une autre spécificité des pratiques inférieures. Yarrow écrit à
ce sujet :
Low castes
always gave interest in the cults of feminine divinities and in the practices of
magico-religious rites which were believed to lead to salvation or to supernatural power
and which often contained licentious and repulsive features. (1958b: 189)
Cet hindouisme villageois duquel émane l'essentiel du rituel
indo-martiniquais souscrit donc à sa manière aux grands principes de la philosophie
brahmanique1. |