Mendiants
Je
revenais
du
temple
de
Sri
Manakula
Vinayagar
où
j’avais
porté
trois
bananes
à
l’éléphante
Lakshmi.
Elle
les
avait
attrapées,
englouties,
puis
m’avait
béni
en
effleurant
mes
cheveux
du
bout
de
sa
trompe…
C’est
en
m’engageant
dans
la
rue
Jawaharlal
Nehru
que
je
les
vis.
Ils
étaient
deux,
probablement
une
mère
et
son
fils,
qui
poursuivaient
une
grappe
de
Blancs
effarés.
A
l’entrée
du
poste
de
police,
une
demi-douzaine
de
képis
rouges
commentaient,
goguenards.
Elle, petite, très noire, drapée d’un sari de nylon rose, le tenait
par
la
main.
Lui,
quinze
ans
peut-être,
un
grand
corps
empâté,
une
nuque
épaisse,
des
yeux
vides,
laissait
couler
du
bord
de
sa
lèvre
un
long
filet
de
bave.
Sa
main
libre,
tendue
vers
les
touristes
allemands,
scandait
un
mécanique
« ya !
ya !
ya !
»
que
sa
mère
répétait
en
écho.
Il
était
nu
et
arborait
une
érection
de
mulet.
Dans les regards des touristes, des abîmes d’embarras. Leurs gesticulations
irritées,
leurs
mots
de
refus,
leur
pas
pressé,
restaient
vains.
Les
mendiants
les
talonnaient,
insistaient :
« ya !
ya !
ya ! »…
Les
touristes
aperçurent
les
policiers,
se
hâtèrent
vers
eux.
Mais
étonnamment,
ces
derniers
réintégrèrent
leur
immeuble,
fermèrent
la
porte
et
s’agglutinèrent
à
une
fenêtre
de
l’étage
pour
observer
la
scène.
Alors un touriste se résigna à ouvrir son portefeuille, sortit un
billet,
le
tendit
à
l’adolescent
qui
parut
ne
savoir
qu’en
faire.
La
femme
s’en
empara,
harcela
ceux
qui
n’avaient
pas
donné.
Et
tous,
impatients
de
se
débarrasser
de
cette
vision
insoutenable,
finirent
par
donner…
Soudain,
je
perçus
le
cri
d’un
policier
à la
fenêtre.
Il
s’adressait
à la
mère
et
indiquait
d’un
geste
facétieux
le
pont
où
j’étais
resté
figé.
Quand
je
la
vis
se
précipiter
vers
moi,
tirant
son
fils,
je
m’enfuis
par
le
quai
d’Ambour
héler
un
rickshaw.
Clés
Nous
venions
de
terminer
l’état
des
lieux.
Mon
propriétaire
sortit
d’un
sac
de
toile
un
sachet
de
lait
réfrigéré
qui
avait
mouillé
le
tissu.
Il
entreprit
de
le
faire
bouillir
puis
remplit
deux
verres :
« Nous
allons
boire
ce
lait.
Bienvenue
en
Inde ».
Enfin,
il
me
remit
un
unique
jeu
de
clés
en
déclarant
avec
aménité
: « Allez
au
marché,
il y
a là
quelqu’un
qui
reproduit
les
clés ».
Le grand marché porte le nom d’Edouard Goubert. « Goubert
Papa »
était
un
Créole
de
Pondichéry,
métis
de
Français
et
d’Indien,
catholique
et
francophile.
Ancien
greffier,
député
et
homme
fort
de
la
France
à
Pondy,
son
retournement
en
faveur
de
l’Inde
et
du
parti
du
Congrès
précipita
en
1954
le
rattachement
des
Etablissements
français
de
l’Inde
à
l’Union
indienne,
mettant
fin
à
près
de
trois
siècles
de
colonisation.
Ce
revirement
lui
valut
d’être
le
premier
Chief
Minister
du
territoire
et
son
nom
fut
donné
au
marché
ainsi
qu’à
la
plus
belle
avenue
de
la
ville,
celle
du
bord
de
mer,
ex
cours
Chabrol.
Le marché Goubert est immense, on s’y perd volontiers. Il est divisé
en
zones :
poissonnerie,
boucherie,
épicerie,
librairie,
tissus,
fleurs,
fruits
et
légumes.
Cette
dernière
zone
déborde
l’espace
attribué.
Les
allées
sont
encombrées
de
régimes
de
bananes,
sacs
de
riz,
noix
de
coco,
courges
vertes
pour
l’offrande
propitiatoire
des
commerçants,
et
qui,
décapitées,
saupoudrées
de
poudre
rouge
et
placées
sur
le
seuil
des
boutiques,
font
le
bonheur
des
vaches
en
drive.
Le
marché
concentre
les
produits,
odeurs,
couleurs,
bruits,
émotions
de
l’Inde.
Pour l’échoppe du faiseur de clés, on m’indiqua le coin des ferblantiers.
A
côté
d’un
fabricant
de
boîtes
aux
lettres,
dans
un
réduit
crasseux,
obscur,
un
homme
attendait
derrière
un
établi
usé
qui
accueillait
un
petit
étau
et
une
série
de
fines
limes.
Où
étaient
les
machines ?
Il
me
semblait
incroyable
que
cet
individu
puisse
reproduire
des
clés.
Je
retournai
à
l’officine
de
mon
informateur,
qui
me
renvoya
auprès
de
l’homme
à
l’établi,
à
l’étau
et
aux
limes.
Il ne comprenait pas l’anglais, je ne parlais pas tamoul, nous dialoguâmes
par
signes.
Je
présentai
mes
clés.
Il
sortit
du
tiroir
de
l’établi
un
lot
de
formes
vierges
réunies
par
une
cordelette
de
jute
et
sélectionna
les
pièces
à
ciseler.
Puis
il
prit
la
première
des
clés,
l’observa
intensément,
dix
secondes
au
recto,
dix
secondes
au
verso,
me
la
rendit.
Ensuite,
il
fixa
dans
l’étau
une
forme
correspondante
et
s’attacha
à la
cranter,
changeant
deux
fois
de
lime.
Lorsqu’il
me
tendit
la
nouvelle
clé,
je
l’invitai
à la
comparer
à
l’original
afin
de
s’assurer
de
sa
fidélité.
Il
eut
un
mouvement
agacé,
définitif,
qui
coupa
court
à
cette
proposition…
Mes
trois
clés
dupliquées,
il
m’indiqua
de
ses
doigts
une
somme
si
dérisoire
que
je
lui
en
donnai
le
double.
Sur le chemin du retour, je fus de nouveau assailli par le doute.
Ce
qui
s’était
passé
était
invraisemblable.
Comment,
à
partir
d’une
brève
mémorisation,
reproduire
à
l’identique
la
découpure
d’une
clé ?
Je
commençais
à
regretter
d’avoir
payé
double.
Je
tentai
de
me
rassurer
en
pensant
au
temps
d’avant
les
machines,
quand
les
serruriers
façonnaient
nécessairement
les
clés
à la
main.
Mais
c’était
insatisfaisant
:
les
clés
d’alors
étaient
beaucoup
plus
simples
que
celles,
modernes,
aux
échancrures
complexes,
confiées
à
l’homme
du
marché.
C’est
donc
sceptique
qu’arrivé
à la
maison
je
fichai
une
copie
dans
la
serrure.
Il
m’apparut
qu’elle
fonctionnait
mieux
que
l’orignal.
Maigre
Debout
devant
l’hôtel,
flottant
dans
un
kurta
pyjama
jaunâtre,
on
l’eût
dit
jailli
d’un
incipit
de
Vargas
Llosas :
« L’homme
était
grand
et
si
maigre
qu’il
semblait
toujours
de
profil ».
Il
paraissait
sans
âge,
ou
en
présentait
plusieurs,
selon
l’angle
duquel
on
observait
son
visage :
trente,
cinquante,
soixante-dix
ans.
Je le revis le lendemain, s’engouffrant dans la chambre de mes voisins,
étudiants
italiens
qui
faisaient
une
abondante
consommation
d’herbe
et
se
déplaçaient
au
ralenti,
titubants,
hagards.
L’un
des
deux
finançait
ses
études
en
travaillant
comme
gardien
de
musée.
L’avant-veille,
il
m’avait
demandé
d’appeler
son
chef
à
Rome
en
me
faisant
passer
pour
un
médecin
pondichérien.
J’étais
censé
avoir
diagnostiqué
chez
lui
une
dysenterie
sévère
qui
le
clouerait
au
lit
un
mois
entier.
Retenu
en
Inde,
il
ne
pourrait
reprendre
son
service
à
date
prévue.
J’avais
complaisamment
joué
le
jeu.
Mais
je
devais
être
un
médecin
peu
crédible.
Le
chef
des
gardiens
était
resté
dubitatif,
malgré
mon
application
à
exposer
les
symptômes
de
la
dysenterie
dont
m’avait
informé
un
ami,
infirmier
à
l’hôpital
Jipmer…
Une
demi-heure
plus
tard,
dans
le
hall,
je
croisai
de
nouveau
la
silhouette
décharnée
qui
lança :
« Tu
me
payes
à
bouffer ? »
Il ne mangeait pas, buvait des litres de lassi. Et entre deux timbales
de
yaourt
liquide,
racontait
sa
vie.
Il
était
le
descendant
d’une
dynastie
de
maîtres
tanneurs
parisiens
dont
la
dernière
génération,
celle
de
son
père,
avait
fait
faillite.
Après
« dix
ans
d’esclavage
à
Billancourt »,
il
était
passé
au
« deal
d’acid ».
L’affaire
cependant
s’était
embrouillée.
Il
n’avait
évité
la
geôle
qu’en
prenant
la
route
des
Indes.
Il
écopa
tout
de
même
en
France
d’une
condamnation
par
contumace :
cinq
ans
de
prison.
En Inde, il fut « longtemps peinard »,
vivant
confortablement
d’un
trafic
de
pierres
précieuses
birmanes.
Mais
«
un salopard »
en
« chouravant »
sa
cassette
l’avait
« plongé
en
enfer ».
A
Bombay,
on
l’arrêta
suite
à
une
bagarre.
Son
visa
étant
périmé
depuis
presqu’un
quart
de
siècle,
les
policiers
le
tabassèrent,
l’enfermèrent.
« Ils
m’ont
affranchi
au
bout
de
trois
jours.
Personne
ne
m’ayant
réclamé,
ils
ont
pigé
qu’il
n’y
avait
pas
une
roupie
à
tirer
de
moi. » Les flics gardèrent néanmoins son passeport, lui imposant une visite
hebdomadaire
au
commissariat.
Seulement
à sa
sortie,
il
s’était
précipité
dans
un
train,
direction
Pondichéry.
Il se présenta au consulat,
réclamant
son
rapatriement
dans
une
prison
française.
Contre
toute
attente,
on
lui
répondit
qu’il
devrait
trouver
par
lui-même
les
moyens
de
rentrer
en
France
s’y
livrer.
Il
se
vit
toutefois
offrir
de
quoi
manger
une
semaine,
se
soigner.
Mais
les
antibiotiques
qui
cicatrisèrent
ses
blessures
de
Bombay
lui
avaient
« démoli
l’estomac »…
Il
trouvait
quelquefois
refuge
à
Auroville,
« chez
des
babas
cool
fraternels
qui
suivent
les
préceptes
de
Mère »,
et
mendiait
pour
survivre.
Il quémanda quelque temps aux abords du samadhi de l’ashram, où
reposent
Aurobindo
et
Mère,
sous
des
milliers
de
pétales
rares,
odoriférants,
artistiquement
ordonnés.
Là,
des
mendiants
indiens,
exaspérés
par
la
concurrence
de
ce
Blanc
à
qui
les
Blancs,
consternés,
donnaient
en
priorité,
l’agressèrent.
Deux
touristes
italiens
venus
visiter
le
tombeau
le
tirèrent
de
ce
mauvais
pas.
Il s’était dès lors lié à ces étudiants dont il faisait « les
courses »,
les
ravitaillant
en
ganja
qu’il
se
procurait
auprès
de
rickshavala.
« Ces
mecs
qui
ne
devaient
s’arrêter
qu’un
week-end
à
Pondy,
ont
décidé
d’y
rester
un
mois.
Ils
en
pincent
pour
la
beuh
d’ici
mais
flippent
de
l’acheter
car
c’est
craignos.
Alors
ils
me
paient
pour
ça.
Quant
à
moi,
au
point
où
j’en
suis,
je
n’ai
plus
rien
à
perdre. »…
Il
se
leva,
récupéra
le
pourboire
que
je
destinais
au
serveur,
me
salua
d’un
geste
et
s’en
alla.