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Indes réunionnaises
    

     CHIVÉ-LÉTA VERSUS CHIVÉ-RASTA

   Gerry L'ÉTANG


   A partir de considérations sur la coiffure à rajouts et les dreadlocks, Gerry L'Étang interroge les causes politiques et économiques de la distanciation d’avec l’État que constitue à la Martinique le fait de nommer "Chivé-léta" un élément étranger à soi (rajouts), puis analyse les fondements symboliques, affichés et occultés, du "Chivé-rasta".
   Par-delà les oppositions entre ces coiffures, le projet ici est de mettre au jour des croisements de civilisations suscités respectivement par deux mondialisations : la globalisation économique et la créolisation.

 De "Gouvelman" à "Léta" 

   Une expression riche de sens est apparue ces dernières années dans le créole martiniquais : "Chivé-léta". Elle désigne des cheveux ajoutés portés par des Martiniquaises noires ou métisses. Ces rajouts noués, tressés, tissés ou collés, tous importés, sont synthétiques ou naturels.
   Nous laisserons de côté l’aliénation que peut recouvrir un choix esthétique consistant ruser avec la nature pour se conformer au modèle de chevelure européen, cette question a déjà été traitée (1). Nous nous intéresserons ici à l’appellation elle-même. Dans l’expression, dont la traduction littérale est : "Cheveux de l’État", l’intéressant, c’est l’État. Caractériser des cheveux extérieurs à soi comme étant des Cheveux de l’État, mérite réflexion.
   L’État désigne "l’autorité politique souveraine […] considérée comme une personne juridique et morale à laquelle est soumise un groupement humain vivant sur un territoire donné" (2). Dans les sociétés démocratiques, l’État est l’émanation du peuple. Dans ce contexte, l’État, philosophiquement, idéalement, c’est nous. Or en désignant comme provenant de l’État un élément étranger à soi, l’appellation Chivé-léta opère une dissociation, une distanciation d’avec l’État. L’État ici, ce n’est pas nous, c’est l’autre.
   En Martinique, l'État est désigné historiquement en créole par le terme "Gouvelman". L'usage du mot allait s'affaiblir en raison de la décréolisation linguistique, prolongement d'une décréolisation culturelle générale entraînée, entre autres, par la disparition du système des plantations. L'adoption de Léta en lieu et place de Gouvelman est un exemple de francisation lexicale. L'expression Léta réduit l'écart entre le mot créole qu'il remplace et son équivalent français. Car si les termes Gouvelman et Léta sont tous deux des emprunts au français, le premier présente un double écart. Un écart de forme par rapport au mot emprunté (Gouvelman au lieu de Gouvernement), et un écart de sens entre le terme français emprunté et le mot créole : le Gouvernement n'est pas l'État. A l'inverse, le lexème de remplacement ne présente plus qu'un seul écart, de forme, par rapport à son équivalent français : Léta au lieu de État.
   Le passage d'une expression à l'autre s'accompagne d'une modification de la perception de l'État. A mesure que la prédation coloniale qu'exerçait le Gouvelman au côté du "Béké" (planteur blanc créole)  laissait place, à compter de la départementalisation de 1946, à des relations plus apaisées, à mesure que l'institution étatique avait de moins en moins recours – du fait du délitement de la société de plantation – à la violence que nécessitait le fonctionnement même de cette société, à mesure que cette institution remplaçait le béké en tant que pourvoyeur de travail, que les ressources qu'elle dispensait allaient croissant, Léta se substitua à Gouvelman.
   Si ce changement lexical s'assortit d'une perception plus favorable de l'État, ce dernier n'en reste pas moins perçu par les Martiniquais comme une institution extérieure, sise en France et émanant de la société de ce pays. Les concernés le perçoivent ainsi parce qu'ils n'interfèrent en rien dans sa définition. Certes, dans la mesure où les Martiniquais participent au jeu démocratique français, les représentants de l’État sont aussi, théoriquement, les leurs. Pour des raisons mathématiques il en va autrement : les dizaines de milliers de voix martiniquaises ne pèsent quasiment rien par rapport aux dizaines de millions de voix françaises. A preuve, jusqu'à récemment les résultats des élections présidentielles et parlementaires – et donc d’élus définissant l’État – étaient annoncés en France alors même que les procédures de vote étaient encore en cours dans l'île du fait du décalage horaire. En outre, maintes de ces élections ont abouti à des résultats différents en Martinique et en France sans que ces oppositions aient influencé la politique martiniquaise des représentants de l’État. Pour ces raisons, l’État apparaît en Martinique comme une institution extérieure, ainsi qu’en témoigne l’expression Chivé-léta.

 Cheveux offerts par l’État

Mais le mot semble désigner aussi autre chose, plus lourd de sens. Une autre traduction possible de Chivé-léta est : "Cheveux offerts par l’État".
   Au cours de la décennie 1960 se produisit à la Martinique une rupture économique. Les effectifs de l'agriculture et ceux de l'industrie de transformation de la canne (usines à sucre, distilleries), qui constituaient l'écrasante majorité des travailleurs des secteurs primaire et secondaire, devinrent minoritaires au sein de la population active. Ce fut la fin d’une société de plantation qui avait trois siècles durant régenté la vie des Martiniquais. Se mit alors progressivement en place une économie reposant sur des transferts de l’État (et dans une moindre mesure, de l’Union européenne : équipements structurants, soutien à une agriculture d’exportation déclinante, etc.). Cette économie, très largement tertiarisée, est donc alimentée principalement par le contribuable.
   Un chiffre symbolise cette dépendance : le taux de couverture des importations par les exportations, 13,2 % en 2007, soit un déficit commercial de 2,1 milliards d’euros (3).  La situation est d’autant plus critique que ce chiffre de 13,2 % concerne en grande partie des exportations hautement subventionnées, singulièrement les produits agricoles, la banane par exemple coûtant plus cher à produire que ce qu’elle ne rapporte effectivement.
   En pareille situation, beaucoup en Martinique est offert par l’État, qui y transfuse des sommes considérables : 2,6 milliards d’euros pour l’année 2007. Toutefois, les Martiniquais étant soumis à l'impôt, les recettes de l'État en Martinique, tous prélèvements confondus, se montaient à 1,4 milliard d’euros en 2007. Ce dernier récupère donc 54,5 % de sa mise. Reste un transfert net de 1,2 Milliard d'euros (4). Par ailleurs, l'évolution du rapport entre les montants versés à l'île et ceux recouvrés par l'impôt est défavorable à l'État. En 2003, il récupérait 75,7 % des sommes affectées (5).    
   Cette perfusion entretient peu ou prou tout le monde à la Martinique. C’est le cas des RMIstes ou des fonctionnaires. C’est aussi le cas des professions libérales, commerçantes, agricoles, industrielles ou de service. Dans cette société officiellement capitaliste, le capitalisme représente avant tout un cadre de circulation monétaire, une organisation pour la redistribution de fonds injectés de France, auxquels il n'est apporté qu'une valeur ajoutée générée par des dépenses de consommation. Ici, les bénéfices tirés de capitaux fournis à l'occasion par l’État (à travers la défiscalisation par exemple), sont alimentés par des clients qui règlent avec des sommes versées en partie par ce même État. On aboutit alors à la situation suivante : le niveau socioéconomique des individus, quel que soit leur secteur d’activité, varie d'abord selon la part de manne qu’ils obtiennent directement ou indirectement de l’État, ensuite suivant leur capacité à produire de la plus-value à partir des sommes obtenues.
   L’économie martiniquaise accumule les paradoxes, superpose socialisme et capitalisme. Comme dans les sociétés socialistes, elle est financée par l’État, mais cet État émane d’une société capitaliste, caractérisée, elle, par la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit, la liberté d’échange, la spéculation, la concurrence. Et ces caractéristiques capitalistes de la société française perfusante sont apparemment plaquées en Martinique alors même qu’un processus inverse, socialiste, irrigue l’économie de ce pays. Pour autant, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, cette société structurellement assistée coûte peu à la société qui l'assiste.
   Car le mécanisme de récupération des fonds transférés ne se limite pas à l'impôt. Le fonctionnement économique de la Martinique coûte moins qu'il n'y paraît à la société française parce qu'il s'opère en circuit fermé : les fournisseurs de l'île sont majoritairement des entreprises françaises. Dans ce système, les principes du capitalisme sont en fait loin d’être tous effectivement plaqués, c’est le cas de la concurrence. Certes, il y a concurrence relative sur le plan interne car les flux financiers en provenance de France sont redistribués dans un cadre partiellement concurrentiel. Si certains importateurs, gros commerçants, industriels de Martinique bénéficient de situations monopolistiques ou oligopolistiques, d’autres, moyens et petits commerçants, artisans, agriculteurs vivriers et maraîchers, prestataires de services, sont en compétition dans leurs domaines respectifs pour écouler leurs produits, s’assurer des clients.
   Il en va différemment sur le plan externe. Suivant l’un des axiomes régissant l’Exclusif d’Ancien Régime, jamais remis fondamentalement en cause : "La colonie n’importera que de métropole", les biens de consommation proviennent essentiellement de France (secondairement d’Europe et d’ailleurs). Même les produits manufacturés hors de France transitent pour la plupart par ce pays avant d’être réexpédiés en Martinique. Ainsi le système bénéficie-t-il aussi à l’industrie et au commerce français, et peut être interprété comme une forme de soutien de l'État à ces secteurs (6). Ce mode de récupération monétaire n'est pas sans rappeler celui qui avait cours au sein de la plantation post-esclavagiste. Là, des pièces de métal gravées aux initiales du planteur, les Caïdons, étaient données en rémunération aux ouvriers agricoles, lesquels ne pouvaient les utiliser que dans la "Boutik" (épicerie) du béké située sur l'exploitation. Le propriétaire récupérait ainsi les salaires versés.
   Enfin, des sociétés opérant en Martinique (raffinerie, compagnies aériennes, certaines entreprises de btp, de téléphonie, de télévision, de radio, de presse...) ont leurs actionnaires – voire leur sièges sociaux  – en France et y rapatrient leurs profits.
   L'expression Chivé-léta rend compte de cette dépendance politique et économique, de cette altérité qui décide et qui paye.    

 Dreadlocks

   Les seuls en Martinique à refuser radicalement cette tutelle politique et économique sont de rares rastas intransigeants, nouveaux marrons qui, des grands bois des hauts mornes où ils trouvent parfois refuge, rejettent avec écœurement cet avatar de "Babylone".
   Les rastas partagent avec les adeptes du Chivé-léta un type de coiffure qui vise l’extension. Mais contrairement à la "coiffure léta" qui y parvient artificiellement, la coiffure rasta l’obtient I-Talment, naturellement. Le principe sollicité ici n’est pas l’ajout mais l’emmêlement. Les cheveux morts (tout individu perd normalement de 50 à 100 cheveux par jour), à défaut d’être détachés par le peigne ou la brosse, s’emmêlent naturellement aux cheveux vivants. Ainsi la chevelure croît continûment. L’enchevêtrement spontané des cheveux peut par ailleurs être renforcé par des soins appropriés, parmi lesquels l’apport de substances liantes.
   D’autres différences opposent ces coiffures : l’une est eurocentrée, l’autre, afrocentrée. Il s’agit pour les rastas de reproduire symboliquement la crinière du lion de Juda, allégorie de la royauté éthiopienne, emblème animalier de la dynastie des rois David et Salomon, dont Hailé Sélassié, déité centrale du rastafarisme, revendiquait la filiation.
   Une autre source rasta du port des dreadlocks trouve son fondement dans la bible, laquelle aurait inspiré l’expression Dreadlocks : "Dread of God", "Crainte de Dieu". Il y est écrit : "Pendant tout le temps de son naziréat, le rasoir ne passera point sur sa tête ; jusqu'à l'accomplissement des jours pour lesquels il s'est consacré à l'Éternel, il sera saint, il laissera croître librement ses cheveux" (7).
   Un autre passage de la bible associe cheveux longs et force, leur rasage entraînant faiblesse, abandon par Dieu. Il concerne la geste de Samson : "Il lui ouvrit tout son cœur, et lui dit : Le rasoir n'a point passé sur ma tête, parce que je suis consacré à Dieu dès le ventre de ma mère. Si j'étais rasé, ma force m'abandonnerait, je deviendrais faible, et je serais comme tout autre homme. Delila, voyant qu'il lui avait ouvert tout son cœur, envoya appeler les princes des Philistins, et leur fit dire : Montez cette fois, car il m'a ouvert tout son cœur. Et les princes des Philistins montèrent vers elle, et apportèrent l'argent dans leurs mains. Elle l'endormit sur ses genoux. Et ayant appelé un homme, elle rasa les sept tresses de la tête de Samson, et commença ainsi à le dompter. Il perdit sa force. Elle dit alors : Les Philistins sont sur toi, Samson ! Et il se réveilla de son sommeil, et dit : Je m'en tirerai comme les autres fois, et je me dégagerai. Il ne savait pas que l'Éternel s'était retiré de lui" (8).

 Rastafarisme et hindouisme

   Cette allégeance à Sélassié et à la bible masque toutefois d’autres origines. A partir des années quatre-vingt, les travaux d’Ajai et Laxmi Mansingh (uwi, Mona, Jamaïque) (9), relayés par ceux d’Hélène Lee (10), ont mis au jour la proximité symbolique et rituelle du rastafarisme et de l’hindouisme. 
   De 1845 à 1917, 36 412 immigrants indiens furent introduits à la Jamaïque. Ces arrivées s'inscrivaient dans un contexte plus large. Suite aux abolitions de l'esclavage, les planteurs des colonies britanniques, françaises et néerlandaises de la région, afin d'accroître leur production tout en payant les salaires les plus bas possible, saturèrent la demande de travail par l'appel à de nouvelles immigrations. Plus d’un demi-million de contractuels indiens arrivèrent alors dans la Caraïbe. Ce nouvel apport complexifia un processus d'interaction culturelle qui jusque là s'était opéré entre trois éléments : amérindien, européen et africain. A la Jamaïque, des contenus religieux apportés par l'immigration indienne contribuèrent à l'édification d'une des plus emblématiques religions de la Caraïbe : le rastafarisme.
   Les éléments hindous intégrés à la pratique rastafari allaient être réinterprétés au travers de correspondances établies avec des préceptes de la Bible. Il s'agit entre autres de la consommation de "Ganja" (Cannabis sativa), terme hindi désignant une plante importée dans l'île par des immigrants hindous qui en faisaient un usage cérémoniel. Elle sera interprétée par les rastas comme un don du dieu biblique : "arbre de vie [...] dont les feuilles servaient à la guérison des nations" (11). Ils en feront eux aussi une consommation rituelle. A cela s'ajoute le végétarisme, cohérent avec certains passages des Écritures, tel : "Il est bien de ne pas manger de viande" (12). Il s'agit toutefois ici d'un végétarisme sélectif, où la viande est prohibée mais le poisson permis (ce type de régime se retrouve néanmoins aussi en Inde, singulièrement au sein des communautés hindoues côtières). On retrouve encore l'interjection hindi "Jai !", signifiant Victoire !, utilisée par les hindous en hommage à leurs divinités (Jai Kali ! : Victoire à Kali !). Elle inspira aux rastas l'usage du mot "Jah", contraction par ailleurs de "Jehovah" (d'après "Yah", réduction de "Yahvé" dans la bible hébraïque). Par ailleurs, la croyance en l’impureté du sang cataménial est commune au rastafarisme et à l’hindouisme, et est cohérente là aussi avec certains versets de la bible comme : "La femme qui aura un flux, un flux de sang en sa chair, restera sept jours dans son impureté. Quiconque la touchera sera impur jusqu'au soir" (13).  En outre, la foi rastafari fait une certaine place à la réincarnation, au moins en ce qui concerne Haïlé Sélassié, incarnant pour les rastas le Messie biblique (quand ce n'est Dieu lui-même). Enfin, les dreadlocks sont, par-delà les justifications tirées des Écritures, un des emprunts hindous les plus évidents.

Jata

   Une photographie de Jamaïque datant de 1900 environ, publiée par Laxmi et  Ajai Mansingh, représente au premier plan, devant des cases de plantation, un groupe de femmes et d'enfants indiens. Au second  plan, à droite, un homme arbore ce qui ressemble à de longs cheveux emmêlés. Les Mansingh l’identifient comme un "Jatadhari" (14).


Indiens, Jamaïque, vers 1900

   Les Jatadhari, ou "porteurs de Jata" (locks), sont en Inde des Sadhu. Ces ascètes vont de ville en village, pratiquant le yoga, mendiant leur nourriture, vêtus de tissus de couleur blanche ou ocre, parfois nus, couverts de cendres. Nombre d’entre eux sont d’obédience shivaiste. Ce sont de grands consommateurs de ganja, "l’herbe de Shiva", qu’ils considèrent comme un sacrement, un bienfait de cette divinité, et qu’ils utilisent pour entrer en fusion avec elle (15).
   Leurs jata sont un autre symbole de Shiva, qui lui-même porte des locks emmêlés, lâchés et/ou retenus en chignon. Le terme "Jatadhara" (ou Jatadhari) est d’ailleurs "un des noms de Shiva en tant que Yogin" (16).
   Le mythe de la Descente du Gange, consigné dans le Mahabharata (17), le Ramayana (18) et les Purana, associe la chevelure du dieu à la naissance de cette rivière sacrée des hindous, considérée comme la mère de l’Inde. Jaillie des cieux, elle fut amortie par la chevelure abondante de Shiva, et de là, répandue sur terre. "‘Gangadhara’, ‘porteur de Ganga’, est une épithète donnée à Shiva recevant sur sa tête les flots du Gange […], qui, après avoir arrosé le Kaïlasa, auraient coulé sur la tête de Shiva. Celui-ci, secouant ses cheveux, en laisserait alors tomber les eaux goutte à goutte pour former le fleuve et les grands lacs du Nord de l’Inde" (19). Les jata des sadhu shivaistes figurent donc le dieu que vénèrent ces derniers et rappellent le rôle joué par Shiva dans la cosmogonie hindoue.
   Les premiers à arborer des locks à la Jamaïque furent les quelques sadhu qui s’étaient glissés dans les convois d’immigrants indiens. Par la suite, leur chevelure se diffusa en milieu rastafari. Certains aînés rastas se souviennent avoir appelé les locks ‘Zagavi’, du mot hindi ‘Jatawi’" (20).
   Ce processus d’appropriation est peut-être symbolisé par le cliché publié par les Mansingh. Les détails de l’homme sur la photographie ne sont pas clairs et suscitent des conjectures. Il n’est pas certain qu’on ait affaire ici à un sadhu indien. Il est possible qu’il s’agisse d’un Jamaïcain d’ascendance africaine qui, évoluant en milieu hindou, aurait, au terme d’un processus d’acculturation, affiché les attributs capillaires d’un sadhu shivaiste. Ses traits semblent négroïdes et seule la moitié de sa chevelure paraît concernée par les jata, qui seraient en fait une sorte de demi-perruque confectionnée à partir de mèches nattées et/ou attachées, puis liées aux cheveux naturels. En outre, alors que les femmes et enfants indiens figurant au premier plan revêtent des coiffes et vêtements créoles, l’homme porte une chemise de type européen mais aussi ce qui ressemble à un dhoti, vêtement traditionnel de l’Inde du nord, cotonnade blanche nouée autour de la taille, l’un des pans passant entre les jambes avant d’être fixé au ventre, le tout constituant une sorte de pantalon. Si cette interprétation est pertinente, cette photo donnerait à voir un cas d’interpénétration culturelle, annonciateur des dreadlocks et au-delà, du rastafarisme.       

 Leonard Howell

   Les apports de l'hindouisme au rastafarisme s'inscrivent dans le cadre général d'un phénomène de créolisation. C'est à dire ici, d'hybridation entre, d’une part, des traits culturels déterritorialisés, et, d’autre part, les traits d’une société d’accueil elle-même produite par la déterritorialisation et l’hybridation. Le tout en contexte plantationnaire. Mais ils ont aussi pour origine le processus particulier que représenta le parcours du principal fondateur du mouvement rastafari : Leonard Percival Howell.
   Howell, qui était probablement dès son enfance à Clarendon (Jamaïque) au contact d’hindous, fut aussi influencé par la culture de l’Inde lors de ses séjours à New-York, entre 1912 et 1932 (entrecoupés d’arrêts à Panama et de voyages de par le monde), à une époque où religiosité et magie hindoues étaient en vogue dans cette ville. Il le fut encore par ses lectures sur l’hindouisme. Joseph Nathaniel Hibbert, cofondateur du rastafarisme et un temps adjoint d’Howell, rapporte que "lorsque, en 1918, [Howell] entendit parler des incarnations divines en Inde, il se procura des livres à leur sujet. Discutant avec ses amis, il conçut l’idée d’une incarnation africaine de Dieu, comparable à Rama, Krishna et Bouddha" (21).
   A son retour en Jamaïque en 1932, quand, pénétré des idées laïques de Marcus Garvey (22) et religieuses d’Athlyi Rogers (23), Leonard Howell établit les bases de ce qui deviendra le mouvement rastafari, il prend un pseudonyme hindou : "Gangun Guru Maragh" : "Grand Roi Gourou du Savoir et des Vertus" (24).  Il signe de ce nom (G. G. Maragh) un texte prophétique qui paraît en 1935 : The Promised Key (25). Gangun donnera par glissement, "Gong", appellation la plus connue de Leonard Howell ("The Gong"). Cette dénomination sera, à travers "Tuff Gong", récupérée ultérieurement par Bob Marley, pour lui-même ainsi que pour son label (et studio d’enregistrement).
   La revenue d’Howell au pays le voit également entouré d’Indiens. Particulièrement d’un certain Laloo qui fut son garde du corps et qui aurait contribué à instiller dans le rastafarisme, alors en formation, des éléments hindous. Plusieurs Jamaïcains d’ascendance indienne rejoignirent le mouvement rasta, à sa naissance ou par la suite. C’est le cas de Countryman. L’affiche du film du même nom (réalisé par Dickie Jobson en 1982), le représente courant, locks au vent. Reproduite en couverture du disque tiré de la bande sonore du film, cette affiche constitue un élément notable de l’iconographie rasta (26).  

Offrande

   Par une singulière conjonction, le Chivé-rasta et une part du Chivé-léta se trouvent avoir la même source : l’Inde. Il s’agit dans le premier cas d’origine symbolique, dans le second, d’origine matérielle. A la Martinique, une part des Chivé-léta, plus précisément, une partie des rajouts naturels, est en effet importée d’Inde.
   L’origine indienne de Chivé-léta en Martinique est une conséquence de la globalisation, laquelle permet à des pôles devenus économiquement performants de diffuser à travers le monde un nombre croissant de biens. Ces biens, qui ont des conséquences sur les modes de vie des sociétés qui les reçoivent, propagent parfois la culture des pays dont ils proviennent. Ici, il n’en n’est rien. Les extensions venant d’Inde, tout comme celles provenant de Chine, n’indianisent pas, ne sinisent pas celles qui les portent. Elles optimisent des coiffures européennes ou européanisent des cheveux africains.
   Paradoxalement, la culture indienne est à la genèse du rajout indien. Car si l’Inde occupe une position forte sur le marché mondial de l’extension capillaire naturelle, elle la doit à l’existence, en amont du circuit du cheveu indien, d’un stock considérable, renouvelable, de cheveux gratuits.
   Au fondement du rajout indien se trouve un rite hindou consistant à offrir aux dieux sa chevelure, en anticipation ou en remerciement d’une grâce (guérison, naissance, mariage, succès, etc.) Le don de cheveux étant considéré par les dévots comme "l’expression de gratitude la plus estimable" (27), hommes et femmes convergent quotidiennement vers les sanctuaires y sacrifier leur chevelure. Des tonnes de mèches sont alors disponibles. L’offre augmente encore lors des grandes fêtes, qui peuvent, dans les temples importants comme celui de Venkateshwara à Tirupati (épicentre de l’offrande capillaire hindoue), réunir plus de cent mille pèlerins par jour. Cette pratique votive imprègne tant la société indienne qu’elle s’est imposée dans certains lieux non hindous comme le Dargah (mausolée) du saint musulman Nagourmira à Nagore, ou les églises catholiques Notre-Dame de la Bonne Santé à Velanganni (véritable Lourdes indien) ou Saint-Antoine de Padoue à  Puliyampatti.
   Ces cheveux qui autrefois finissaient brûlés, sont aujourd’hui récupérés par le marché international du cheveu naturel. Cela représente désormais une ressource appréciable pour des milliers de centres religieux (jusqu’à 150 euros le kilo pour les plus belles chevelures). Revenus par ailleurs en forte croissance d’une année à l’autre. Mais les profits les plus conséquents sont pour ceux situés en aval de cette industrie.
   La mèche de 100 grammes est vendue par les grossistes de Chennai (Madras) après conditionnement, de 40 à 80 euros. Le prix varie selon la qualité, la longueur : plus c'est long, plus c'est cher, et l'aspect : les cheveux raides coûtent moins cher que les cheveux bouclés (les cheveux blancs, rares, sont d’un prix plus élevé). Arrivée dans les salons de coiffure occidentaux, la mèche est alors facturée au client trois fois plus cher. Il existe aussi d’autres circuits, où des cheveux achetés en vrac aux temples, sont, après traitement sommaire en Inde (lavage, triage), expédiés pour transformation dans des usines de Chine, d’Europe ou du Maghreb, avant de se retrouver entre les mains des coiffeurs. Le montant total d’une coiffure sophistiquée de longueur et de volume importants, peut atteindre 1 000 euros, quand des cheveux somptueux sont, petite mèche après petite mèche, fixés à froid avec des points de kératine.
   Les vendeurs occidentaux de cheveux indiens tirent de l’acte d’offrande à la source du produit qu’ils proposent, un argument commercialo-éthique. Aussi peut-on lire sur le site d’un de ces marchands :
   "Outre l'argument de la qualité, il existe également un argument plus moral dans le choix de cheveux d'origine indienne. Les femmes hindoues font le sacrifice de leurs cheveux lors d'une cérémonie religieuse, parfois plusieurs fois dans leur vie. Elles ne les vendent pas. La motivation des donneuses est claire et pure. Et les fonds sont utilisés pour l'entretien des temples et diverses œuvres sociales comme des hôpitaux gratuits. Les raisons qui poussent les femmes d'autres pays à vendre leurs cheveux sont parfois moins poétiques" (28).
   A l’intersection de plusieurs cultures, Les Chivé-léta indiens sont des nœuds de désirs, de transferts. Fascinées par les coiffures de certaines stars afro-américaines (petites-filles de l’Amérique des plantations soumises aux cannons esthétiques de l’Euro-Amérique), des Martiniquaises recyclent les chevelures que des Indiennes ont offert à Vishnou dans l’espoir qu’il leur donnera des enfants mâles.

***

   Enfin, Chivé-léta et Chivé-rasta ont inspiré une nouvelle coiffure : des rajouts ayant l’apparence de dreadlocks. Cette sorte de "Chivé-léta-rasta" rompt avec les oppositions sémiologiques entretenues par les modèles de référence : artificiel/naturel, eurocentrisme/afrocentrisme, aliénation/ressourcement. Ou plutôt, les dépasse. Elle témoigne, une fois encore, de la capacité de l’homme à récupérer, associer, réinterpréter. C’est ainsi que se forment les modes. C’est ainsi aussi que se forment les cultures.  

 

* Conférence donnée par Gerry L’Étang, anthropologue (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines - crillash), ufr lsh, Université des Antilles et de la Guyane, Schœlcher, 15 mai 2009.


Notes

(1) On consultera sur ce point, l’ouvrage de Juliette Sméralda : Peau noire, cheveux crépus : l’histoire d’une aliénation, Jasor, Pointe-à-Pitre, 2005.
(2) Dictionnaire Le trésor de la langue française (tlf), entrée "État", en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
(3) iedom, Martinique. Rapport annuel 2007, p. 98, en ligne : http://www.iedom.fr/doc/RA2007_Martinique.pdf
(4) iedom, op. cit. p. 33
.
(5) Pourcentage calculé d'après les chiffres fournis par l’iedom, op. cit., p 15.
(6) Ce modèle, qui repose sur la capacité de l’économie française à engendrer des surplus, sur un principe de soutien à l'industrie et au commerce franco-français, et sur une logique de récupération des sommes affectées, pourrait atteindre ses limites en cas de réduction voire de disparition desdits surplus suite à une crise majeure. Il est aussi obéré par la globalisation économique (et la délocalisation qui lui est liée), laquelle induit l’arrivée croissante en Martinique de biens de consommation non français. Dans le secteur automobile par exemple, alors qu’il y a trente ans les produits importés étaient quasi exclusivement français et européens, la globalisation a provoqué une diversification de l’origine de ces produits, lesquels proviennent désormais de plus en plus d’Asie ou d’ailleurs. Des pans entiers comme l'informatique ou le textile proposent aujourd’hui des marchandises manufacturées principalement en Asie. Il n’y a plus que l’alimentaire qui soit encore très majoritairement d’importation française. Cette augmentation de la diffusion en Martinique de biens non français, ne profite en France qu’à quelques importateurs/réexportateurs et restreint la capacité de l’économie française à récupérer les flux monétaires injectés en Martinique. Elle fragilise d’autant le modèle sur lequel est établie l’économie martiniquaise.  
(7)
La bible, traduction de Louis Segond, 1910, Nombres 6. 5, en ligne : http://www.info-bible.org/lsg/04.Nombres.html#6
(8) La bible, op. cit., Juges 16. 17-20, en ligne : http://www.info-bible.org/lsg/07.Juges.html#16

(9) On consultera notamment :
   - Ajai Mansingh,
"Rastafarianism :The Indian Connection’", Sunday Gleaner, Kingston, 18 juillet 1982
   - Ajai & Laxmi Mansingh,
"Hindu Influences on Rastafarianism", Caribbean Quarterly Monograph, UWI, Mona, p. 96-115, 1985.
   - Laxmi & Ajai Mansingh, Home Away from Home. 150 years of Indian Presence in Jamaica, 1845-1995, Ian Randle Publishers, Kingston, 1999. 
(10) Hélène Lee, Le premier rasta, Flammarion, Paris, 1999.
(11) La bible, op. cit., Apocalypse 22. 2, en ligne : http://www.info-bible.org/lsg/66.Apocalypse.html#22
(12) La bible, op. cit., Romains 14. 21, en ligne : http://www.info-bible.org/lsg/45.Romains.html#14
(13) La bible, op. cit., Lévitique 15. 19, en ligne : http://www.info-bible.org/lsg/03.Levitique.html#15

(14) L. & A. Mansingh, 1999, op. cit., p. 90.
(15) Selon certaines sources, la ganja ou "Bhanga", "Bhang" (le terme Bhang désigne aussi la décoction de cannabis) est réputée avoir été produite par Shiva à partir de son propre corps. Par ailleurs, un texte védique, le Atharvaveda (1400-1000 av. j-c),  fait référence à la Bhanga comme à un des "cinq royaumes d’herbes […] qui nous libère du malheur". The Hymns of the Atharvaveda : Bhanga (Hemp), (11. 6.15), en ligne : http://www.sacred-texts.com/hin/av/av11006.htm
16) Louis Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne, Robert Laffont, Paris, 1987, p. 557.
(17) The Mahabharata (400 av. j-c – 400) : The Descent of Ganga (3. 107-109), en ligne : http://www.sacred-texts.com/hin/m03/m03107.htm
(18) Ramayan of Valmiki (300 av. j-c – 300) : The Descent of Ganga (1. 44), en ligne :  http://www.sacred-texts.com/hin/rama/ry044.htm
(19) Frédéric, op. cit., p. 410.
(20) Lee (d’après  A & L. Mansingh), 1999, op. cit., p. 126.
(21) Lee (d’après A & L. Mansingh), 1999, p. 126.
(22) Le Jamaïcain Marcus Mosiah Garvey fut un des précurseurs du panafricanisme. Il eut au début du 20e siècle, un extraordinaire succès parmi les Afro-Américains, qu’il souhaitait, dans le contexte ségrégué d’alors, ramener en Afrique. Son association, la unia (Universal Negro Improvement Association), était à l’époque le principal moteur du nationalisme noir.
(23) Robert Athlyi Rogers, originaire d'Anguilla, est l’auteur de The Holy Piby, publié en 1924 à Newark (usa). Ce texte prophétique à l'intention des Noirs, "exalte le règne d'un nouveau démiurge, ‘Dieu le Seigneur, le Père de l'Ethiopie’" (Boris Lutanie). Cet ouvrage est, avec la bible interprétée de manière afrocentrée, au fondement du rastafarisme.
The Holy Piby, en ligne (précédé d'une introduction de Boris Lutanie) : http://www.webzinemaker.com/admi/m1/page.php3?num_web=2584&rubr=3&id=8602
(24) "Gangun" est la contraction de "Gyan" : Savoir et "Guna" : Vertus ; "Guru" signifie Enseignant (Maître) et "Maragh", Grand Roi (L. & A. Mansingh, 1999, op. cit, p. 119).
(25) The Promised Key, en ligne : http://sacred-texts.com/afr/tpk/index.htm
(26) Hélène Lee (1999, p. 128) a recueilli de Countryman le récit de l’enlèvement de sa grand-mère à Bombay. Il raconte une histoire qui, à quelques détails près, est la même que celle récoltée par Victorien Permal et moi auprès du Martiniquais Zwazo au sujet du rapt de sa grand-mère : 1) une fête sur un bateau, 2) des organisateurs accueillants, 3) des Indiens invités participent à la fête, 4) Le bateau quitte subrepticement l’Inde. On retrouve ce récit, avec la même structure, chez les descendances indiennes de Trinidad, Guyana, Surinam, etc. Ce mythe est distribué dans toute la Caraïbe indienne alors même que les descendants d’Indiens n’entretiennent dans bien des cas aucune relation, et met en scène des immigrants qui ont embarqué dans des ports parfois très éloignés les uns des autres (Pondichéry, Calcutta, etc.). Enlèvement de la grand-mère de Zwazo, en ligne : http://www.potomitan.info/ki_nov/inde/zwazo.php
(27) Brigitte Sébastia, Les rondes de Saint-Antoine. Culte, affliction et possession en Inde du sud, Aux lieux d’être, Montreuil, 2007, p. 81.
(28) Source : http://www.authentic-remyhair.com/rajout-cheveux.htm


© Gerry L'Étang - 2009

 

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