«
Aucune histoire de l’esclavage ne peut s’écrire sans tenir compte
des mémoires différenciées de l’esclavage. C’est la reconnaissance
de cette multiplicité des mémoires qui seule permettra d’aboutir à
une mémoire partagée et de construire une histoire
commune.
La mémoire de l’esclavage qui donne son titre au Comité serait
alors la promesse de cette mémoire partagée, elle-même autorisant ce
que le philosophe Paul Ricœur appelle un récit partagé ».
(1)
Un an déjà que nous célébrons la journée de
la mémoire en France, instituée par le président Jacques Chirac, qui
a fait du 10 mai une journée officielle « des mémoires de la traite
négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions », date, qui, au
dire de certains, pourrait migrer avec les événements politiques
actuels...
Mon but ici est de rappeler la symbolique de cette journée et de
mettre en perspective sa prégnance dans une île Maurice, et dans un
espace universel, qui conjuguera de plus belle, sans aucun doute, à
moins d’un revirement majeur de l’Unesco pour le classement du Morne
au Patrimoine Mondial, deux mémoires : celle de l’engagisme et celle
de l’esclavage.
Je me permets de rappeler un article publié dans Africultures (n°
67) en 2006 et de le réactualiser au vu des relations entre les
mémoires que Maurice pourra établir, et aussi et surtout, pour
annoncer un travail de mémoire dans le cadre de « Partage de
mémoires », une série d’événements qui aura lieu à Maurice, afin que
notre île devienne un haut-lieu non pas de la concurrence victimaire
mais d’un nécessaire dialogue entre les mémoires et histoires de
l’engagisme et de l’esclavage (2)
En effet, une fois le site du Morne sera classé, quelle
symbolique allons-nous forger et quelle mise en récits allons-nous
établir avec l’ex-coolie ghat, sur un sol aussi exigu, et qui a,
plus que jamais, besoin de rompre les tentatives de replis
identitaires et ethniques ? Quel contenu pour le pays et l’Histoire
? Allons-nous, encore une fois, nous lancer dans des compétitions
entre groupes qui voudraient refonder des clivages au nom même de
symboles qui devraient favoriser l’émergence d’une humanité plus
forte, plus sereine face aux souffrances passées et actuelles ? Il
nous importe de mettre en branle une démarche citoyenne et
culturelle qui donnera un contenu digne à ces deux sites qui seront
réunis sur un sol qui fut la plaque tournante de l’engagisme et où
l’esclavage a été pratiqué depuis fort longtemps.
Ce sens de l’Histoire que, récemment, The Hindu vient de
mettre en perspective en ces termes :
« Obumbrated memories of the `coolie' system
need to be lightened up, however. Says scholar Dr. Marina Carter,
author of several acclaimed books on Indian emigration, "It is
important for Indians and the descendants of Indian labourers to not
make the mistake of freezing the life histories of indentured
migrants into perpetual victimhood, but to recognise that the
colonial labour diaspora is also a story of remarkable human
endeavour — thousands of individuals fleeing famine, social upheaval
and economic turmoil transformed their situation into stories of
successful adaptation, community development and upward mobility."
As a metaphorical expression, `coolitude' serves this rationale
brilliantly. Coined by Mauritian poet Khal Torabully, coolitude is
the volte face of what was merely a pejorative term into an
intricate but egalitarian neologism which he illustrates so: "It
recaptures the juridical status and displacement/travel of the
coolie, to describe a process of the meeting of cultures, languages,
imaginaries, in view of underlining a process whereby the mosaic of
India (Indies) with its cultural diversity is engaged with
otherness/alterity." (3).
Pour contribuer à cette réflexion, et amorcer « Partage de
mémoires », je livre au lecteur des extraits de la fin de l‘article
cité plus tôt.
(…) COOLIE ET ESCLAVE : QUELLE RELATION
ENTRE DESCENDANTS DE L’IGNOMINIE ?
(…) Il ne s’agit pas ici de différences à
ériger dans les typologies de l’esclavage ou d’une mathématique de
la douleur à établir à tout prix dans la mise en relation de
l’esclavage et l’engagisme. Il s’agit pour moi, dans la continuité
d’une réflexion commencée en 1990, de rendre signifiante cette
mémoire encore en souffrance, d’inviter à cette conjonction du fait
coolie et esclave, car elle continue à influencer la configuration
démographique actuelle de beaucoup de pays du monde contemporain. Et
il est important de ne pas la gommer, surtout au moment où une
commémoration commune peut rétablir plus de dignité entre ces
descendants des victimes ayant subi un déni profond de leurs
humanités. En effet, de l’Océan Indien à l’Atlantique, il est urgent
de tenir compte de ce récit à partager entre deux composantes d’une
terrible page de l’histoire.
Pour de nombreuses personnes et pour ma part, il est temps de
sortir de cette concurrence des mémoires entre victimes brassées à
divers degrés dans des idéologies marchandes perverses. Et de
s’engager dans une complémentarité du travail des mémoires. Je prône
cette voie depuis 1992 (4). Coolie et esclave ont tous deux subi les
traumatismes d’une des pages les plus sombres de l’Histoire. Et il
est impératif que l’on puisse comprendre aujourd’hui que ce qui nous
grandira tous, c’est une mise en relation avec nos archives et nos
Histoires. Il y a deux ans, j’avais déjà souhaité qu’à Maurice, le 2
novembre, la date choisie pour commémorer l’esclavage fut commune
pour célébrer la fin de l’engagement. Mais ce fut une occasion
ratée. (…)
Je souhaite qu’un rapprochement des mémoires soit opérée à cette
occasion, car je tiens à rappeler que celui/celle qui remplaçait
l'esclave n'avait pas de traitement de faveur : il/elle était
violenté(e), coupé(e) de sa culture, de l'amour, de ses mythes, de
ses croyances, de son dieu etc. Pour ces descendants d'Indiens, il
s'est développé une sorte de mutisme, d'amnésie pour ne pas dire ce
voyage océanique négrier que le coolie partage avec l'esclave.
RELIRE RICŒUR POUR RELIER LES MÉMOIRES
Ici, dans l'ancrage historique de la
coolitude, dans cet indicible entre protagonistes de sociétés qui
ont été caractérisées par le système d’exploitations et de
dégradation des humains, il y a un dire à mettre en lumière. Des
mémoires à mettre en relation. Oui, un récit à partager… Lisons
Ricœur, puisqu’il est une référence que nous partageons pleinement :
« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de
mémoire d’ici, et le trop d’oublis d’ailleurs (…) L’idée d’une
politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes
civiques avoués ». (5). Exercice salutaire, s’il en est (6) !
Ricœur définit la mémoire comme le présent du passé, qu’il faut
approprier davantage par un travail commun que par un devoir, car ce
dernier peut aussi « oublier » ses engagements envers d’autres
mémoires. L’idée, ici, est encore celle de la mise en relation dans
une " poétique du récit ", travaillant, si j’ose dire, la mise en
relation par une mise en intrigues : celle des temps refigurés,
racontés, médiatisés, celle des événements dérangés, arrangés,
hiérarchisés, celle de la reliure des récits des mémoires en replis
ou en détours, l’intrigue articulant événement et histoire dans un
récit engageant des mémoires à partager. En vue d’élaborer ce
vivre-ensemble constitué du partage des histoires diverses et
différées. Ce travail nécessite un partage autant avec les vérités
qu’avec les silences et zones d’ombres, et souligne la nécessité
d’éloigner l’oubli, souvent synonyme d’une perte de mémoire, qui est
aussi une façon d’enterrer les traumatismes sans accomplir ce
travail de deuil nécessaire dans le partage des histoires blessées.
Saisissons-nous de l’occasion, ici et au 10 mai, de reconnaître
l’impossible reconstitution in fine de nos horreurs, qui sont hors
langage, et de nous éloigner du sens d’une histoire finie.
Restituons le désir d’une histoire au bout de laquelle le citoyen
parviendra à « une synthèse de l’hétérogène », chère au philosophe.
Et cette synthèse complexe passe par une prise en compte d’autres
événements dramatiques, tissée par « l'événement-mis-en intrigue »,
dans ces dires à articuler (7), par l’appropriation des mémoires,
accoucheuses de l’histoire.
Certes, l'intrigue ici, dans cette histoire-récit à écrire, est à
peu près du même ordre qu’un aller-retour entre deux océans, l’Océan
Indien et l’Atlantique, perçue comme un dialogue entre deux
personnages longtemps coupés de leurs points de rencontres, des
souvenirs, des archives, des références, des oubliettes, qu’il
s’agit de mettre en intrigues, pour faire émerger une narration
longtemps demeurée dans les brumes des voyages et enracinements
troubles.
Afin que ne perdure une concurrence des souffrances, contenues en
cris et silences, mises en place par un système inique, qui a
déplacé des populations entières pour le sucre, le coton, le café,
le guano, l’or, le caoutchouc, les docks ou les chemins de fer.
NOTES :
(1) COMITÉ POUR LA MÉMOIRE DE L’ESCLAVAGE, Mémoires de la traite
négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, Synthèse du rapport
remis à Monsieur le Premier ministre le 12 avril 2005, France.
(2) Nous travaillons, en effet, sur un événement annuel qui se
tiendra au pays, intitulé Partage de mémoires, sous le patronage de
l’Unesco, afin d’impulser cette dynamique nécessaire, résultant du
classement de l‘Aapravasi ghat et du très probable classement du
Morne par cet organisme.
(3) « A necessary exile », de
Ramya Sivaraj, dans The Hindu, 29/04/2007, le plus important
quotidien indien, relatant l’engagisme et la coolitude comme
ouverture souhaitable sur l’Histoire de cette période.
(4) Khal Torabully, Cale d’étoiles-Coolitude,
Azalées éditions, La Réunion, 1992. Coolitude, Anthem University
Press, Londres 2002, co-écrit avec Marina Carter. Voir aussi
Chair corail, fragments coolies, (préface de Raphaël Confiant)
éditions Ibis Rouge, Guadeloupe, 1999. A paraître : Log-book of
coolitude.
(5) Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil,
2000, p. 1.
(6) La philosophe Tanella Boni écrit aussi « que chaque humain est
la source du temps », in Lettres aux générations futures, éd.
Unesco, Coll. Cultures de paix, Paris, 1999. C’est le sens des
réflexions de François de Bernard, qui développe la nécessité « du
passage du pluralisme historique à la pluralité des points de vue
historiques ». Pour l’auteur, « l’histoire se définit comme une mise
en scène de l’autre, comme une rencontre de l’altérité et du divers
à travers l’espace et le temps. L’histoire comme l’anthropologie
sont des sciences de l’altérité, et donc du raisonnement, car de
l’interprétation. Elle relèvent en ce sens, d’une démarche éthique
», in Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité
culturelle, Commentaires et propositions, Série Diversité
Culturelle N° 2, p. 14. Consultable en ligne :
http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001323/132328f.pdf
(7) Paul Ricœur, Temps et Récit, tome 1, Seuil, p. 289.
© Khal Torabully, le 18 avril 2006 |