ANANDA DEVI
Les trois notes
(Texte inédit)

  
    

                    

     Trois notes issues d’un lieu impossible. Trois feuilles tombées, mortes d’automne, trois gouttes jaillissant d’une fissure de sa vie.

     Le plaisir s’évade d’elle comme un chant de souffrance. Une mélodie en mineur qui s’interrompt au bout de trois notes et vous laisse
rêveur, angoissé, assoiffé, vous donne l’envie de connaître la suite de la séquence, de compléter le chant d’ombre ; mais elle ne vous le permet pas.

     Trois notes ; suivent cette tristesse, cette sensation de l’inachevé. Est-elle heureuse ? Je ne l’ai jamais su. On dirait des larmes transformées en
son, du cristal brisé en trois fragments que l’on s’efforcerait en vain de rassembler. Un crépuscule suspendu qui ne cesse d’illuminer le ciel.

     Trois notes ; ainsi se terminent nos nuits. Ainsi meurt la lune, chaque matin, sur son front. Ainsi s’éteignent les lumières de son corps, s’apaisent les méandres et les courbes de sa chair. Après, elle renoue sa chevelure. Assagie, comme un enfant. Sa bouche descend aux commissures. Est-elle heureuse ? Je ne l’ai jamais su.

     Je la laisse, le jour venu, comme une poupée de marbre frappée d’immobilité. Je la laisse, avec ce visage grave et ce regard souterrain. Ma vie prend une autre tournure, et elle… Que fait-elle, en ces moments où je ne la connais pas ? Je ne le sais pas. Je préfère l’imaginer comme figée dans un état de somnolence, le corps souple et défait au souvenir de sa nuit, je préfère me la représenter, abîmée d’attente et de solitude, espérant mon retour. Je serais son soleil. Et toucherais du doigt ses abîmes illuminés.

     Mais au fond de moi, son absence et son inconnu demeurent et grandissent, remplissant les espaces vides qu’elle laisse en moi lorsqu’elle n’est pas là.

     Et de jour, et de nuit, me hantent ces trois notes. Que disent-elles ? De quoi parlent-elles ? Est-ce d’amours hantées, est-ce d’espoirs désagrégés ? Est-ce de futurs toujours plus étroits et plus fous ? Je marche et je les entends dans mon corps, elles coulent en moi, défilent dans mes veines, m’étourdissent d’incertitude. Je ne sais si cette perfection interrompue est le but de mes caresses. Irai-je jamais plus loin ? Obtiendrai-je jamais autre chose d’elle ? Y aura-t-il un but à ma patience ?

     Trois notes et la vie n’est plus vie mais demi-mort, mais un souffle orageux issu de son corps en ténèbres, de ses espaces offerts ; à la fois clarté et noirceur brassée à pleines mains. Oserai-je aller plus loin sur le chemin des serments et trouver la source de ce son ? Je perds mes nuits à la craindre, je passe mes jours à regretter de ne pas être parti : aller à l’aventure dans cet univers somptueux et sans chaînes, dans l’or de ses chairs, le sucre de sa sueur, la source perlée de sa salive, et ne plus jamais en revenir. Ne plus jamais devoir retrouver la souveraine indifférence d’un nouveau jour sans elle.

     Mais toujours, ce paradis nocturne me sera un lieu interdit. Car, au moment de m’élancer, au moment de donner libre cours à ma joie et à mon rire, jaillissent d’elle les trois notes brisées, hantées, torturées, qui me renvoient à son mystère et à ma peur. Je ne pourrai jamais venir à bout de cet obstacle-là ; barrière dressée devant ma prise de possession.

     Car à ces moments-là, je le sais : elle ne sera jamais à moi.

     Seules, mes illusions l’enchaînent, et la nouent de force à mon désir.

     Son plaisir, pourtant, est un miracle. Il commence quelque part, dans des endroits ignorés où il n’est ni mitigé, ni réfréné. C’est une gaieté qui lui frémit le ventre, un sourire qui accourt de sa gorge ou du cœur, un geste esquissé d’accueil, ou de recul.  Les doigts en attente de ce moment précieux, je l’écoute, je la guette, je la sens, je la pressens. Je voudrais, tout aussi miraculeusement, la guider à pas légers, l’amener, par effleurements, jusqu’au bout. La joindre à moi. J’attends, jusqu’au bout de ma patience.

     Puis commence le désagrégement. Le froncement des sourcils lorsque, yeux ouverts, je la regarde, cherchant vainement la libération de ses sens sur son visage. La moue qui se dessine au coin des lèvres, le trait noir à l’ombre du nez, le battement des cils sur quelque douce humidité qui n’existe en vérité que dans mon regard. Et, au moment où ses lèvres se mettent à trembler, les notes fusent, toujours triples, toujours identiques, toujours désespérées.

     Combien de temps, dis-le moi, toi, la lunaire de mes désirs, accrocherai-je ma soif au bout de ces trois notes, à attendre qu’elles se terminent quelque part, dans l’achèvement de la mélodie, ou dans un cri poussé, organique, ou encore dans un vrai pleur qui parlerait non de douleur mais d’avidité ? Tu sais, cette eau coulée devant mes lèvres et qui ne les atteint pas, c’est comme l’aube toujours attendue qui s’éveillerait entre tes seins, c’est comme le regard que tu porterais en offrande à mon adoration et que je n’ai jamais reçu,  c’est comme l’éclipse enfin levée devant ton âme, ou devant les choses si secrètes que tu dissimules depuis si longtemps au fond de ton silence.

     Si tu le voulais, enfin ; traduire en mots ces trois notes. Quelle effroyable charge portent-elles donc, pour que tu gardes la bouche si obstinément fermée lorsque tu les émets ? Quel souffle acide de vénération que tu refuses de me révéler ? Ou quelle vénéneuse rancune ? Ou bien est-ce la vérité qui te fait peur, la simple, la chaude, l’intranquille vérité ?

     Ton corps, peut-être, n’est qu’un magnifique mensonge que tu perpètres depuis des lustres comme un meurtre lent et délicat, creusant avec ce plaisir douloureux que tu connais si bien, un sillon sanglant dans ma chair…

       Seule ou autre, ou multiple, ou vraie-fausse, ou miroir image, ou verre fragmenté, ou liane ensorcelée, ou terre labourée. Ma femme, mon destin, ma colère et ma peur. Tu m’es tout.


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